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CORRESPONDANCE DEVAUX - HULSTAERT
Colonisation, Législation, Civilisation Editée par Honoré VINCK Texte revu de: Annales Aequatoria 19(1998)305-328
Notice biographique: Hulstaert
1. CONTEXTE
La correspondance Hulstaert-Devaux est le complément de celle entre
Hulstaert et Sohier. Elle se situe après l'importante publication de Devaux "Essai critique sur la situation juridique des indigènes du Congo Belge" (1). Cette correspondance n'est qu'un flash d'un grand débat colonial concernant la place, la valeur et les possibilités d'évolution du droit coutumier. Devaux y a certes largement et profondément contribué dans la pratique et par ses écrits. Ces lettres révèlent, plus qu'un essai, les convictions intimes qui sont à la base des positions théoriques et pratiques des protagonistes. Comme toujours, Hulstaert élargit le débat à une discussion fondamentale sur la valeur des civilisations occidentale et africaine. Il trouve dans M. Devaux un interlocuteur bien lucide et engagé. Ainsi tous les grands thèmes de la "déontologie coloniale" apparaissent-ils à chaque page: assimilation ou adaptation, plus-value de la civilisation occidentale, influence du christianisme sur la civilisation (noire ou européenne), colonat, relations Blancs-Noirs. Toutes ces discussions étaient menées parallèlement avec un certain nombre d'autres personnages coloniaux de l'époque comme Tempels, Kagame, Rubbens, Sohier, Possoz... [voir
aussi Bio-bibliographies] et dans les articles qu'Hulstaert publiait dans Aequatoria, Zaïre, Kongo-Overzee, Bulletin des Juridictions Indigènes, Journal des Tribunaux d'Outre-Mer. Depuis 1934 (commission Gohr), on commençait à parler de l'immatriculation et du statut des évolués (2). Hulstaert en était un opposant actif. Pour lui, c'était la division légale de la société et l'inauguration de l'assimilation qui, finalement, devrait détruire la civilisation africaine pour la remplacer sans plus par l'occidentale. Mais les choses sont plus nuancées pour son interlocuteur et finalement aussi pour lui-même. Le décret sur l'immatriculation est sorti le 17-5-1952, mais n'a jamais eu une réelle influence.
2. LES CORRESPONDANTS
(1) Gustaaf Hulstaert (1900-1990)
[Voir aussi Bio-bibliographies] Hulstaert n'était pas juriste, même pas spécialiste en droit canonique, mais sur proposition de E. Possoz (3), il avait pris connaissance de quelques publications, le mettant en contact avec les grands principes du droit romain. Sa correspondance avec Mr Sohier et ses quelques articles sur le droit coutumier, l'obligent également à s'intéresser de plus près aux principes du droit écrit occidental. La discussion tournait autour de deux points: (a) La ressemblance entre le droit romain et le droit coutumier des peuples congolais, prônée par Possoz. (b) L'évolution du droit coutumier congolais, guidée par des juristes occidentaux, et l'application du droit (belge) écrit dans certains cas et à certaines catégories de Noirs. Possoz y tirera une de ses plus grandes "trouvailles", qu'il appelait par un néologisme: "Paternat", principe de base du droit indigène et romain (3) Hulstaert devra reprendre plus tard ses réflexions sur le droit, quand il se met en branle pour défendre les "indigènes" d'autour de Coquilhatville contre les abus de l'administration en matière de propriété foncière. Mais sur le terrain du droit coutumier mongo, Hulstaert, avec les années, était devenu un maître en la matière. Il s'y référait déjà abondamment dans son Mariage des Nkundo (publié en 1938).
(2) Victor Devaux (1887-1993): Au Congo du 9-3-1912 au 7-3-1946
Bio-bibliographie: Bulletin des Séances de l'ARSOM 41(1995)80-92 (E. Lamy). V. Devaux était, comme son prédécesseur, Antoine Sohier, un pionnier et un vétéran de la colonisation. Au moment où se déroule la correspondance, il était Substitut du Procureur Général du Katanga (depuis 1929) et devenait titulaire en avril 1940 (5). Quand il rentre en Belgique en 1946, il devient membre (représentant la Colonie) et Président (1951) du Conseil d'Etat Belge. Publiciste actif, il était attaché à la Revue Juridique du Congo Belge et du Bulletin des Juridictions Indigènes et du Droit Coutumier. Dans la ligne droite de sa pensée, Devaux fera une critique lucide, mais dévastatrice de "La philosophie bantou" de Tempels: "Loin de nous faire admirer la philosophie bantoue, le Père Tempels nous permet par ce qu'il nous apprend d'en mesurer l'infériorité, la quasi-inexistence. Ils ont - il fallait s'y attendre - la philosophie de leur civilisation disgraciée. S'il en avait été autrement nous aurions eu à réviser toute l'échelle de nos valeurs (... ). Nous réussirons en européanisant les Bantous et non en nous Bantouïsant (... ).européaniser veut dire: prendre chez nous, pour les répandre chez eux, les principes d'efflorescence, le levain qui fait monter la pâte; sans attendre à uniformiser les résultats" (6). Devaux avait de l'estime pour le droit coutumier, mais il jugeait qu'un législateur éclairé doit y intervenir pour en assurer le développement sain et harmonieux. Hulstaert, et jusqu'à un certain point aussi Sohier, pensait que le droit coutumier devrait évoluer par lui-même et selon sa propre nature.
3. LES TEXTES
Nous possédons les originaux des lettres de Devaux, et les copies-carbon de Hulstaert. (Archives Aequatoria CH 66). Quelques-unes restent introuvables. Il n'est pas exclu qu'encore l'une ou l'autre lettre soit cachée dans nos archives, le verso ayant servi de réemploi, comme le Père Hulstaert, par souci d'économie, en avait l'habitude. Les deux correspondants écrivaient leurs lettres à la machine, ce qui nous a épargné les problèmes et les incertitudes liés au déchiffrement d'une écriture à la main. Il est bien probable que la correspondance s'est arrêtée avec la lettre du 5 avril 1940, car le 11 décembre 1941, Hulstaert demande à Possoz des nouvelles de Devaux et y ajoute: "depuis longtemps notre correspondance a cessé" (Archives Aequatoria CH 176 bis).
4. CONSIDÉRATIONS FINALES
Quand Hulstaert prétend que "leurs vues sont similaires et corroborent à un même but", il doit être conscient que c'est une captatio benevolentiae, car les opinions de Mr Devaux sont totalement opposées aux siennes. Quand il compare les civilisations occidentales et africaines; il y voit: "Toute la distance d'une haute civilisation à la barbarie." (7) Une telle phrase doit avoir fait cabrer Hulstaert. D'autre part, la pensée de Devaux est beaucoup plus consistante que les raisonnements de Hulstaert. Ce dernier tombe dans toutes sortes de contradictions dont il essaie de se sauver en en énonçant une autre. Il était par sa nature un miniaturiste, d'une acribie inégalée, ce qui fait de son Dictionnaire Lomongo-Français un chef-d'œuvre, mais ce qui l'a empêché de sortir des clichés en matière philosophique, emprisonné qu'il était en outre, pendant une certaine période (années 40-50), par l'obsession de se présenter comme avant-gardiste, même comme révolutionnaire. La correspondance en est l'illustration.
NOTES
1. B.J.I. [Bulletin des Juridictions Indigènes] 6(1937-38)193-199; 221-237
2. E. Boelaert, Histoire de l'immatriculation, Aequatoria 14(1951)6-12
3. E. Possoz, voir H. Vinck, Bio-bibliographie et inventaire des Papiers Possoz, Annales
Aequatoria 10(1989)298-320; B.B.O.M., VII.B., 30; Bio-bibliographies.
4. E. Possoz, Le droit nègre, Aequatoria 2(1939)53; 3(1940)104-105, et principalement ses Eléments de droit nègre, Elisabethville, 1942.
5. Dans une lettre à Hulstaert, Possoz dit que Devaux a été pensionné en 1943 (lettre du 1 mai 1943).
6. V. Devaux, B.J.I. 14(1945-46)229-230
7. B.J.I. 6(1937-38)227
H. VINCK, Bamanya, 15-5-1998 et Lovenjoel 17 juin 2002
[Lettre 1]
Elisabethville, le 9 mars 1939
Cher et Révérend Père,
Je me suis assuré que votre article paraîtrait dans le n. 5 du Bulletin de cette année (1). C'est toujours avec reconnaissance que le Bulletin des Juridictions Indigènes bénéficiera de votre collaboration (2). Je serai heureux de lire votre avis sur la question du statut des indigènes (3). Vos études dans diverses revues m'ont prouvé l'attention avec laquelle vous avez étudié l'indigène et l'exactitude de vos observations et de vos jugements. S'il est exact, comme vous me l'écrivez, que la création de différentes classes juridiques de congolais entraînera des difficultés, ce sera des difficultés d'ordre juridique qui ne dépasseront pas les complications du droit international privé. Il en est malheureusement autrement de l'existence entremêlée de différentes classes sociales dont l'organisation juridique doit tenir compte. C'est l'aspect social et non son aspect juridique qui donne au problème toute sa gravité et son caractère inquiétant. Du côté juridique on trouvera toujours des solutions plus ou moins heureuses par leurs conséquences sociales. Dans la vie sociale, il n'y a qu'un espoir, légitime d'ailleurs, que "le levain fera lever la pâte". Il est vrai que l'organisation juridique peut y aider ou y faire obstacle. Le colonat européen hâtera le contact entre les races mais en aucune hypothèse prévisible, ce contact ne peut être évité. Avec le colonat il y a l'avantage que ce contact prend un caractère organisé, devient une expérience que, d'après les circonstances on peut hâter ou retarder, et diriger dans une certaine mesure. Le développement, strictement ségrégé, des races, chacune chez elle, ne résout pas le problème mais enlève toute possibilité d'intervention prudente et ordonnée. Dans ce contact des races je crois, comme je l'ai écrit, que le principe ne peut être que: "à situation égale droits égaux". L'organisation de l'immatriculation que je propose ne crée pas au Congo une classe juridique nouvelle mais elle permet de ranger dans une classe déjà existante: la classe juridique des européens, le noir qui se serait complètement assimilé. Ce n'est pas la classe juridique qui est nouvelle; ce qui est nouveau, c'est le droit pour certains noirs de faire partie de cette classe, de n'être régi que par les lois de cette classe, jugé par les tribunaux de cette classe. Au point de vue juridique, le législateur est maître de régler la situation, au point de vue social, c'est-à-dire quant à l'accueil que ces éléments recevront dans la classe européenne; et à la façon dont ils s'y comportent, tout dépendra de l'éducation intellectuelle, morale et politique des Européens et à l'efficacité de leur influence. C'est le mystère de l'avenir de la colonisation Mais remarquez, Révérend Père, que donnant aux noirs assimilés le droit juridique de cette classe, on ne crée pas la difficulté du problème, on aide au contraire à le résoudre par un de ses côtés. Je ne sais si ces considérations rencontrent les objections auxquelles vous faites allusions mais vous voyez que je suis désireux de vous convaincre. Agréer, je vous prie, Cher et Révérend Père, l'expression de mes sentiments les meilleurs et les plus dévouées.
V. Devaux
NOTES
1. Bulletin de Juridictions Indigènes, Identité coutumière, 7(1938-39) p.160.
2. Autre publications de G. Hulstaert dans le B.J.I.,: 2(1934)7, 121-122 (indemnités); 5(1937)5, 141-157 (= Congo 1934-1935 sur le divorce); 6(1938)10, 284-288 (=Congo 17(1936)1, 11-26 (divorce); 4(1936)10,229-247 (différentes formes de mariages); 7(1939) 160 (identité coutumière)19(1941)2, 29-34 (garde d'enfants); 23(1955)3,49-68 (jugements).
3. Il s'agit du statut juridique en général, exprimé par le problème de l'immatriculation, mais avec plusieurs applications concrètes comme les juridictions indigènes, le mariage (monogamique) etc.
[Lettre 2]
Elisabethville, le 28 avril 39
Cher et Révérend Père,
J'ai tardé quelque peu avant de répondre à votre lettre du 29 mars. Vous m'en excuserez; les points dont vous soulevez la discussion méritent méditation et il faut les ramener à la question qui nous occupe: l'organisation de l'immatriculation, ou plutôt la réorganisation de l'immatriculation. Nous n'avons pas en effet à traiter cette question idéalement, mais dans les conditions qui se présentent à nous en ce moment. Nous sommes dans un fourré de ronce, il s'agit d'en sortir; nous voulons, à travers des opinions divergentes, des préjugés multiples, malgré des forces d'inertie et des systèmes fantaisistes atteindre un certain point. Toutes ces forces ennemies conjuguées ne nous laissent pas le champ libre, il nous faut prendre la ligne de moindre résistance, pour parvenir au but. La solution que je propose pourrait ne pas être la bonne si l'immatriculation n'était déjà pas organisée de telle sorte qu'elle entraîne l'impossibilité de réaliser un régime juridique satisfaisant pour les indigènes. Une première mise au point est nécessaire. N'y a-t-il pas une certaine contradiction entre la première partie de votre lettre et la seconde? Si vraiment vous n'aperceviez pas la supériorité de notre civilisation sur celle des Noirs d'Afrique, vous auriez bien tort d'avoir le dessein de faire de nos congolais des Belges noirs. Notez que votre idée se dégage très bien, je crois, de l'ensemble de votre lettre, mais je veux éviter tout malentendu et faire reconnaître sans ambages la supériorité de notre civilisation; à mon avis elle est certaine, elle resplendit! Et si je comprends bien votre idée, malgré ce que vous semblez dire dans la première partie de votre lettre, vous êtes d'accord avec moi. Vous ne pouvez détacher "le catholicisme et la morale du Christ" de notre civilisation. Que nous le voulions ou non, notre civilisation en est imprégnée: les nuits de Valpurgis ne seront plus jamais les nuits de la vieille Germanie (1) avant des siècles de déchristianisation; la plainte du grand Pan n'est pas consolée (2). On peut être assez pessimiste pour redouter la disparition complète dans une région quelconque du monde, de la civilisation chrétienne, il faut reconnaître que nous en sommes encore loin en Europe, malgré toutes les plus légitimes accusations contre le "stupide XIX siècle". Si par un coup de baguette magique vous transformiez la mentalité et la morale du Noir au niveau de celles des habitants de la plus inférieure de nos provinces belges, imaginez la transformation merveilleuse! Un arbre se juge à ses fruits; nierez-vous que dès ce moment, le nombre des vocations ses multiplieraient des prêtres indigènes, que les vertus de tout genre se pratiqueraient autrement que maintenant, que les pèlerins de l'absolu s'y rencontreraient enfin comme chez nous dans les endroits les plus inattendus prêts à recevoir somme toute l'illumination de St Paul? Comparez maintenant ce que la civilisation des noirs d'Afrique permet de récolter comme fruits dans son état actuel. N'oubliez pas que quelques années après la terreur et le culte de la déesse raison, la France se retrouvait chrétienne, un peu moins qu'avant mais bien plus qu'on aurait imaginé: après une révolte victorieuse des indigènes que resterait-il de l'œuvre des missions ? Ainsi donc, tout en reconnaissant avec vous tout ce que notre civilisation, prise globalement, comporte d'infériorité, de vues, de tares, de dangers, je n'hésite à proclamer sa supériorité incomparable sur la civilisation actuelle des noirs d'Afrique; et encore plus sur leur civilisation primitive. Du moment que je reconnais que notre civilisation comporte une série de forces destructives de sa propre valeur, un nombre malheureusement grand d'éléments de corruption et de déchéance, il importe évidemment, que ceux qui agissent sur l'indigène, s'efforcent de n'introduire chez eux que les principes de progrès, la force morale, la mystique qui maintiennent, vaille que vaille, à un niveau plus ou moins supérieur notre civilisation. Cela Révérend Père, c'est avant tout votre rôle aux missionnaires; comme de comprendre qu'il est inutile de perdre ses efforts et de comprendre la compréhension exacte des éléments essentiels, en luttant contre les modes extérieurs, les particularismes indifférents, les accessoires dont vous parlez. C'est aussi la règle qui s'impose d'ailleurs au Gouvernement dans son action propre, vis-à-vis des autorités civiles indigènes, des tribunaux et des coutumes. Je m'en rapporte à ce sujet à ce que j'ai écrit. Il n'importe qu'il intervienne sans détruire pour détruire, qu'il pose seulement aux points critiques des états solides. Un de ces points critiques, c'est l'organisation de la famille. J'ai cherché le moyen de rendre légale la conception la plus pure de la famille, sans heurter de front l'esprit juridique issu de notre civilisation et qui n'est pas dès lors, l'expressions de cette conception la plus haute. Ce résultat ne peut être obtenu, ce domaine ne peut être réservé et organisé pour les indigènes, que si l'institution actuelle de l'immatriculation n'est pas complètement réformée. J'ai expliqué ce qu'elle est aujourd'hui. Faudrait-il la supprimer purement et simplement? Je ne désespère pas d'en obtenir la réforme; si vous en proposez la suppression vous heurterez au contraire, tous ceux qui considèrent la civilisation européenne comme un bloc qu'il faut admettre sans en rien retrancher. De plus la scission entre la masse indigène et l'élite existe, ce n'est pas la possibilité ni le droit d'être immatriculé qui la crée. Vous écrivez: "Je ne vois pas bien pourquoi un noir évolué, mettons un prêtre indigène, ne puisse être jugé par un tribunal indigène. Nous autres prêtres européens, sommes aussi justiciables du tribunal de notre pays et de notre peuple. Evidemment, lorsque je dis ceci, je suppose l'évolution du droit indigène, son adaptation au progrès de la civilisation, sa pénétration progressive de principe chrétien". Parfait! mais le droit indigène n'a pas encore évolué, son adaptation au progrès de la civilisation n'est pas réalisé et le noir évolué et le prêtre indigène existe déjà. Sur un point essentiel de ce droit coutumier: l'organisation de la famille, je suis obligé pour empêcher ce droit d'être un obstacle à la progression de ceux qui commencent à désirer une réalisation plus haute de la famille, de proposer une disposition législative qui se dressera comme un pilier qui coupe le cours normal de ce droit. Ce prêtre, indigène évolué, s'est assimilé le meilleur de notre civilisation, il faut que je lui donne un moyen pratique d'échapper au droit indigène dans son état actuel d'évolution; que je le soustraie, aux mesures de police rendues nécessaires par cet état inférieur et primitif du droit coutumier. Parce que je le soumets à notre droit européen, je ne lui impose pas de ne pas représenter dans notre civilisation un élément d'élite, de ne pas s'y retrouver avec ceux qui en sont le sel! Parce que le code civil, qui désormais régit un statut personnel, autorise le divorce, il n'est pas obligé de ne pas prêcher l'indissolubilité du mariage. Dans ce "Commonwealth" futur, dont vous parlez, il n'aura qu'à s'allier à toutes les forces de redressement de notre civilisation, en même temps qu'il travaillera à l'évolution de la civilisation indigène vers cette perspective finale de perfection où peuvent se rencontrer un jour, Noirs et Blancs, soit que l'avenir biologique des races les maintiennent distinctes, soit qu'elles tendent à un métissage croissant. Sur cet avenir des races nous pouvons avoir des préférences, des sympathies, mais quant à une prévision fondée, comment pourrions nous la faire puisque nous ignorons les circonstances de la survenance de ces races tout aussi bien que de leur évolution et que nous savons seulement suivant une comparaison reprise par l'école de Lyon, que l'humanité prête à la comparaison de deux cônes imbriqués l'un dans l'autre, où chaque individu dépend de tout le monde et tout le monde d'un seul couple. Je crains de n'avoir pas encore répondu à toutes vos objections mais peut être arriverons-nous à circonscrire plus étroitement la discussion, et c'est avec un grand plaisir que je la continuerai, croyez-le, Cher et Révérend Père. Je ne crois pas d'ailleurs que nous soyons loin l'un de l'autre du moment que nous cherchons le moyen pratique de réaliser une organisation qui réponde aux besoins actuels et qui ait chance de ne pas soulever des résistances trop difficiles à vaincre. Agréez, je vous prie d'expression de mes sentiments les plus dévoués,
V. Devaux
[Addition en manuscrit de Devaux:] "Par courrier ordinaire, je vous envoie une petite brochure au sujet de la répression des coutumes barbares et superstitieuses et de mon [illisible] des indigènes.
NOTES
1. Les nuits de la vieille Germanie: fêtes de fécondité.
2. La plainte du grand Pan: Pan, le grand dieu païen.
[Lettre 3]
Bamanya, le 18 juin 1939
Cher Monsieur Devaux,
Excusez l'énorme retard que je mets à répondre à votre lettre du 28 avril. Je crains d'ailleurs que ce ne sera pas la dernière fois que je devrai vous traiter de cette façon. Je suis plus absent de COQ qu'y présent. Je voyage presque tout le temps dans le Vicariat pour faire l'inspection de l'enseignement. Votre lettre dissipe plusieurs points obscurs. Je vous remercie de ces nouvelles explications. Je me mettais trop au point de vue théorique, tandis que vous faites plutôt la diplomatie, la science des possibilités pratiques. Aussi je me suis convaincu qu'il vaudrait mieux que je n'écrive pas l'article médité sur l'immatriculation (1). En effet, nous avons, je crois tous deux le même but: l'évolution harmonieuse, conforme à la nature, des peuples congolais. Tant d'idées, de préjugés, d'intérêts privés ou communs, luttent contre cette fin; il ne vaut donc rien de nous combattre mutuellement; et même là où nous ne sommes pas d'accord dans les détails, il vaudra certainement souvent mieux que nous laissions ces points dans l'ombre, pour défendre les points où nous pouvons unir nos forces. Entre-temps mon confrère, le P. Boelaert, vient de m'envoyer d'Europe, un articulet sur votre STATUT POUR MONOGAMES, que nous publierons dans AEQUATORIA,de août prochain (2). Il abonde dans votre sens. Quant à moi, je me propose. toujours d'étudier la même question en la comparant aux législations ou jurisprudences des colonies françaises et anglaises. Une comparaison pareille, si je peux arriver à la mettre au point, ou du moins à donner quelques faits bien nets, peut avoir une plus grande influence sur les esprits que le simple exposé théorique, si juste soit-il. Nous autres, Belges, n'aimons pas trop admettre des idées peu communes chez nous, mais presque universellement admises par d'autres nations colonisatrices, spécialement l'Angleterre, parce que nous sommes fort ignorants de ce qui se passe ailleurs, hormis la France... J'ai deux numéros de Outre-Mer (3) qui donnent quelques faits et textes; Mr De Ryck (4), actuellement Commissaire de District à Costermansville (5), me les a empruntés dans ce but. La question principale qui nous divise est en somme, me semble, celle de la politique de l'ADAPATTION. Je crois comprendre que vous voulez établir une civilisation occidentale, en employant les matériaux indigènes là où ils peuvent servir, souvent de préférence aux matériaux d'Europe, et cette construction doit se faire progressivement. Pour moi, je voudrais prendre le noir tel qu'il est, la civilisation si rudimentaires soit-elle, sa mentalité, son organisation familiale et sociale; élever celle-ci par le christianisme qui vivifiera tout ce qu'il peut vivifier et tuera tout ce qui lui est radicalement opposé. Je ne rêve pas d'une nouvelle civilisation européenne en Afrique, mais d'un christianisation des peuples africains. Pour moi, je ne suis pas venu au Congo pour CIVILISER, mais uniquement pour CHRISTIANISER. Et si je civilise malgré moi, car je suis européen de mon siècle, comme les autres, je dois le regretter. Quant à l'expression de faire des Congolais des BELGES NOIRS, je pense à la Belgique comme à un état, non comme à un peuple ayant une civilisation propre, car vous conviendrez avec moi que cela n'est pas. Ce qui fait la nation belge, c'est un sentiment, une conscience, une conviction d'une unité politique, commerciale (et encore ici!) d'une vie en commun durant des siècles, la vie en famille pourrait-on dire. En cela les Congolais peuvent s'unir en nous, ils peuvent entrer dans la famille belge (6). Est-ce pour cela il est besoin qu'ils deviennent Européens? Et s'ils étaient européens, en quoi seraient-ils Belges? Je fais donc une distinction entre CIVILISATION et CHRISTIANISME. Ne vous-en étonnez point ! Je suis assez révolutionnaire (7) bien qu'il y en ait qui poussent la conséquence de cette attitude jusqu'à des extrémités où les situations de faits m'empêchent de les suivre. Pour moi, la civilisation occidentale -- car chrétienne n'est pas le terme propre qui convient ici -- n'est pas chrétienne. Mais il existe heureusement pour l'Europe un christianisme très vigoureux. Ce christianisme par l'Eglise catholique travaille à pénétrer notre civilisation occidentale; le ferment à lever la pâte de notre civilisation moderne. Nous assistons à un renouveau catholique en France parmi les intellectuels, en Angleterre, en Belgique et Hollande surtout (action catholique de la jeunesse, etc.) L'Eglise ne rejette pas la civilisation moderne païenne; elle la prend et tache de la rendre son essence chrétienne. Elle travaille même avec un état totalitaire comme l'Italie et tache de christianiser un mouvement qui, comme le fascisme, est à la limite du vrai paganisme romain, de l'idolâtrie de l'état. De même dans mon opinion, l'Eglise doit avant tout christianiser la société et la civilisation des peuples congolais. Au Congo donc aussi bien qu'au Japon, nous n'avons le droit d'imposer notre civilisation comme étant la civilisation chrétienne. Je ne conçois pas l'existence d'une civilisation chrétienne; il peut y avoir beaucoup de civilisations chrétiennes, comme il peut y avoir beaucoup de peuples chrétiens, chacun avec ses caractères propres, mais tous étant chrétiens. Toute civilisation chrétienne doit posséder certains caractères essentiels sans lesquels elle ne serait plus chrétienne. Mais tout le reste peut varier à l'infini! Il n'y a guère de différence dans ceci entre l'individu et les peuples. Une civilisation peut encore être plus ou moins chrétienne. Et je pense p.ex. que la civilisation hindoue a plus de chances en elle de devenir meilleure chrétienne que la civilisation occidentale. Mais la société occidentale est plus activement travaillé par le christianisme, par ce qu'elle a dans son sein un nombre bien supérieur d'individus chrétiens, et totalement chrétiens. Notre civilisation occidentale est supérieure à celle des Nègres! Admettons-le pour le moment. Est-ce que pour cela elle est meilleur pour les Nègres? Sa supériorité éclate, resplendit. Entendons-nous. Chaque élément de notre civilisation est supérieure à celle des autres peuples, du moins au Congo. Admettons-le encore, et c'est une chose certaine, à part, me semble pour quelques éléments. Mais chaque élément à part, fût-il si supérieur, constitue-t-il la civilisation? Et l'assemblage de tous ces éléments splendides est-ce la civilisation? Je crois que non. Un amas de pierres magnifiques, de ciment, de poutrelles, etc. n'est pas encore un palais. Or je vois précisément dans la civilisation occidentale cet état chaotique, cet assemblage de matériaux superbes, mais il leur manque l'unité, l'harmonie. Chez les tribus congolais les matériaux comme leurs huttes, sont d'une valeur inférieure, ils sont peu développés. Mais quelle unité, quelle harmonie. Et ce que je doute le plus de notre civilisation, c'est précisément la dislocation, le désordre interne, la dualité comme on dit aussi, cause du malaise sourd que j' observe dans la société comme dans les individus congolais. Cher Monsieur Devaux, voici que j'ai défendu mon point de vue. Les fondements se trouvent dans tout sociologue-philosophe chrétien moderne de l'avant-garde. Je n'ai donné que l'application au Congo. Ce sont encore les principes de la Propagande (8), mais j'en tire les conclusions extrêmes. Je suis très heureux de pouvoir continuer nos discussions. Nous n'avons tous deux qu'un même but, et comme vous dites, sommes tout près l'un de l'autre. Merci beaucoup.
NOTES
1. Cfr note 2 de l'Introduction.
2. E. Boelaert, Aequatoria 2(1939)91-93.
3. Outre-Mer (Revue Générale de Colonisation, Paris). Hulstaert mentionne l'opinion de l'auteur de l'article (Solus M.) dans sa note: En lisant "Autour de la dot", dans Aequatoria 3(1940)74-78. Dans cette note (sous le pseudonyme MSC) il renvoie également aux écrits de A. Sohier et V. Devaux dont question dans cette lettre.
4. Mr De Ryck était une connaissance de vieille date de Hulstaert. Il avait été en fonction de la
territoriale à Bondombe et à Coquilhatville. Il termina sa carrière en tant que Gouverneur de la
Province de l'Équateur. Voir D. Vangroenweghe, Notice biographique de Maurice Martin de Ryck,
Annales Aequatoria 2(1981)21-23 et Bio-bibliographies.
5. Costermansville =-Bukavu
6. Il s'approche fort de la thèse de Jean et Antoine Sohier, qu'il combat par ailleurs dans sa correspondance avec eux et à maints autres endroits.
7. Cette expression revient souvent dans ses correspondances des années 40. Hulstaert était sous l'influence de ses lectures de Jacques Maritain, Christopher Dawson, Henri Bergson, qui critiquaient la société occidentale en l'incitant à un renouveau spirituel.
8. Congregatio de Propaganda Fidei. L'organe central de l'Eglise Catholique à Rome, responsable de l'organisation de l'œuvre missionnaire dans le monde. Il y avait plusieurs instructions qui prônaient l'adaptation aux cultures locales des peuples à évangéliser.
[Lettre 4]
Elisabethville, le 21 août 1939
Cher et Révérend Père,
Des retards dans votre correspondances sont inévitables. Vous voyagez, moi je suis malheureusement trop sédentaires à mon goût, mais des afflux de dossiers ou d'affaires irritantes retiennent parfois mon attention m'empochent de mûrir ma réponse. Or nous agitons des problèmes essentiels où la moindre déviation d'expression ou d'interprétation risque de nous entraîner à des distances insoupçonnées du début. Vous comprenez exactement le point de vue où je me place au sujet de l'immatriculation. L'immatriculation pour moi n'est pas un but. Je ne crois pas qu'il vaille la peine de travailler à rendre les indigènes immatriculables. Mais cette institution s'impose pour donner satisfaction à ceux qui considèrent notre civilisation en un bloc comme le résultat d'une évolution supérieure de l'humanité, et pour ménager aussi la susceptibilité des indigènes qui se laisseront séduire par ce mirage inconscients des réalités de la civilisation. Ces derniers seraient poussés à la révolte contre un régime juridique qui ne leur ouvrirait pas l'accès à l'égalité théorique dans le droit européen. Par la surveillance de l'immatriculation et lés restrictions qui résultent des conditions mises à son octroi, on réduit autant que possible ses inconvénients. J'ignore si la société indigène évoluera suivant sa loi propre dans sa structure et si les indigènes trouveront un jour dans le statut coutumier, satisfaction à leurs aspirations nouvelles ou bien s'ils nous rejoindront dans notre statut juridique propre. Les faits en décideront mais rien dans les mesures que je propose ne tend directement à la seconde solution: elle la permet sans y aider. Si l'évolution morale, intellectuelle et sociale que subissent les indigènes amènent dans cette voie: le législateur ne peut que les y recevoir. Cette solution, je cherche cependant à la retarder ou à l'éviter par l'intervention prudente que je préconise dans le droit coutumier. En ce moment pour l'organisation du mariage monogamique et de la propriété foncière individuelle. Cette intervention légale sur le droit coutumier permettrait aux indigènes évolués de trouver immédiatement dans leur droit propre les premiers éléments du statut légal supérieur qui leur est nécessaire. L'étude du statut des indigènes chrétiens dans les colonies étrangères et particulièrement dans les Indes Anglaises sera à ce point de vue extrêmement intéressant. Toute proposition devra cependant chez nous éviter de chercher à ce statut une base confessionnelle à raison de la résistance que l'application des lois étrangères fondées sur cette base ont rencontrées en Belgique. Cette tendance juridique serait un obstacle aux réalisations souhaitées. J'ai essayé de l'éviter en faisant état de la seule volonté des conjoints et de leurs références à un statut conjugal non à raison de leur conviction mais à raison de la forme adoptée par eux pour leur mariage... Savoir si j'ai trouvé les biais juridique qui ralliera l'adhésion des juristes préoccupés du caractère "laïc" de notre droit, est tout le secret de la réussite. Vous voyez que je ne cherche pas à réaliser au Congo une civilisation occidentale pour autant qu'on la conçoive sous l'aspect actuel de notre civilisation européenne. Dans la conception que nous nous faisons de la civilisation, je ne crois pas qu'il y ait une différence très grande de vous à moi. Dans quel sens employons nous ce mot? La civilisation est avant tout l'action de civiliser; ensuite l'état d'une nation civilisée, enfin par néologisme l'avancement de l'humanité dans l'ordre moral intellectuel, social, économique etc... C'est le dictionnaire qui me permet de si nettement distinguer les acceptions divines de ce mot. Quelle que soit l'acception dans laquelle nous nous servons de ce mot, nous reconnaîtront toujours, dans toutes civilisations l'élément essentiel, la force décisive; le levain de la promesse divine premier d'unité, premier élément commun à toutes civilisations. Mais dans l'ordre strictement intellectuel, même dans l'ordre économique, certains principes d'actions, certains germes sont communs et se retrouvent semblables à eux-mêmes à toute époque de civilisation et sous toute forme de civilisation. Les civilisations varient comme les visages humains, c'est-à-dire que sous dès aspects divers elles ont un fond identique. Abstraction faite des éléments de mort - des forces de stagnation qui y déforment des traits essentiels - je crois que les civilisations ne diffèrent que par des traits accidentels. D'accord avec vous pour reconnaître une distinction entre civilisation et christianisme: la même différence qu'entre homme et chrétien. En quoi nous différons peut être, c'est que je ne crois pas qu'en dehors des caractères essentiels de toute civilisation chrétienne, tout le reste puisse varier à l'infini. Même intellectuellement même économiquement dans toutes civilisations se retrouvent le respect de certaine règles qui donne à ces civilisation des visages de sœurs. Le progrès intellectuel a ses loi comme le progrès économique a les siennes, lois qui se vérifient partout et à toutes les époques parce que les hommes sont partout et à toutes les époques semblables à eux-mêmes. Et de plus, ne puis-je dire que tout progrès dans un ordre entraîne progrès dans l'autre? Cette dernière affirmation n'implique rien de plus évidemment que cette autre: qu'une erreur ne peut être "que par la partie de vérité qu'elle comporte! Mais me voici en route pour la métaphysique... ! En tout cas il faut éviter dans la marche de la civilisation congolaise "ce désordre interne, cette dualité, cette cause de malaise sourd" que vous observez et que je dénonce de ma part. Mais ce mal existe. Il ne reste au législateur qu'à tenir compte du fait et à essayer d'y palier. Il est dans l'hypothèse et doit faire le mieux. Je reconnais que dans le mieux il y aura toujours de l'erreur humaine. Je n'espère pas y avoir échappé dans mes projets et c'est pourquoi j'aime de les discuter. Dans sa récente étude sur "L'évolution de la condition juridique de la femme indigène au Congo Belge"(1), M. Sohier, sans discuter ces projets semble faire à l'évolution du droit coutumier une telle confiance qu'il juge inutile toute intervention autre que la condamnation des coutumes contraires à l'ordre public. Je demandais dans ma brochure p.93 (2) que le Gouvernement de la Colonie "prenne le rôle qui revient dans l'histoire aux grands réformateurs et aux législateurs dont l'œuvre fut constructive, qu'il édifie en tenant compte de ce qui existe déjà, qu'il maintienne, qu'il fortifie et qu'il redresse dans le sens de notre civilisation sans partir de la table rase". Je croyais que ce devoir était actuellement compris, il semble que tout à coup par un étrange renversement, les jacobins qui voulaient tout renverser hier: réformer les mœurs en changeant les institutions, attendent tout dès aujourd'hui de l'évolution à peu près spontanée des institutions. Après Robespierre, Rousseau! somme toute c'est normal. Le balancier entre deux erreurs: la vérité est dans le juste milieux. Mais hélas Les erreurs se touchent et le balancier, pour passer de l'une à l'autre n'a pas même à toucher le juste milieux.
[Addition en manuscrit de Devaux:] "Quel est ce juste milieu ? voilà la question En tous cas je reste persuadé que ce n'est ni dans le mépris et le bouleversement du droit coutumier, ni dans une évolution spontanée même heurté par la condamnation des coutumes contraires à l'ordre public, le sont deux extrêmes aussi nuisibles l'un que l'autre. Je suis donc pour le "middelmatisme". (3) Au plaisir de Vous lire Mon Cher Père Hulstaert et agréez l'expression de nos sentiments cordialement dévoués.
NOTES
1. Institut Colonial International, 24e semaine, Rome, 1939, p.153-2I7
2. Essai critique... publié sous forme de brochure par les Editions de la Revue Juridique du Congo Belge, 1938.
3. Flamand pour "médiocrité".
[Lettre 5]
Elisabethville, 5 janvier 1940
Cher et Révérend Père,
Je suis bien en retard de vous répondre et encore ne trouvez-vous ici que quelques mots écrits en hâte. Une série de grosses affaires de vols d'or (1) que j'ai eu a traiter à un moment où j'étais seul m'a forcé de remettre à plus tard l'examen des questions relatives aux tribunaux indigènes. J'ai lu avec intérêt l'étude que vous me signaliez en ce qui concerne mon projet: c'est bien cela ! Mais entre le point de M. Sohier et le mien, malgré tout ce qui nous est commun, je crains qu'il n'y ait une grande différence. Il y a chez moi comme chez lui beaucoup d'estime pour le droit indigène, un souci identique de laisser à ce droit une évolution naturelle sans brutalité et sans brusquerie. Mais je n'estime pas que ce droit soit capable de survivre, s'il n'est pas aidé par un législateur éclairé, qui sache le compléter sans l'anéantir, l'aider sans l'écraser. Il y a deux façons de se f... du droit indigène comme vous dites, hélas! avec autant d'énergie que de vérité! Ne pas s'en soucier en organisant la vie sociale indigène: habiller cette société d'un costume européen; ne pas s'en soucier en refusant au législateur colonial le rôle dévolu aux grands législateurs qui ont été des réformateurs. Le droit indigène souffrira du mépris que suppose le premier système et autant de la trop grande confiance que suppose le second système. Je soupçonne les tenants du second système de compter sur la possibilité de travailler sous cape, de tirer la couverture "du bon côté" et ainsi de pouvoir un beau jour invoquer le fait acquis. Ce procédé suppose tout autant que l'autre des lumières supérieures et exige en plus une habileté rare. Bref, le droit indigène n'évoluera heureusement que grâce à une intervention légale ou arbitraire à condition qu'elle soit l'une ou l'autre habile et intelligente. L'intervention du législateur me semble plus sûre. Son rôle est dangereux, d'accord! plus d'un réformateur a tout cassé: j'ai dénoncé les "jacobins"! mais la passivité est tout aussi dangereuse... Je crois que ma prochaine étude (2) sera une série de réflexions sur les illusions au sujet de l'avenir du droit indigène, en tenant compte des réalités quotidiennes. Je vous quitte, Cher et Révérend Père, en vous présentant mes vœux d'heureuse et sainte année et en vous priant de croire à mes sentiments d'amitié.
NOTES
1. Antoine Sohier avait été envoyé par le Gouvernement belge pour enquêter sur l'affaire. Voir Correspondance Hulstaert-Sohier, Annales Aequatoria 18(1997)62.
2. Probablement s'agit-il de sa "La justice au Congo", Editions de la Société d'Etudes Juridiques du Katanga, 1944, 35 pages.
[Lettre 6]
En voyage sur la Tshuapa, 5 avril 1940
Cher Monsieur Devaux,
Je dois m'excuser beaucoup de vous avoir fait attendre si longtemps la réponse à votre lettre du début de janvier!! (ouf, quel retard!) Il n'est donc plus nécessaire de nous excuser mutuellement (ou chacun soi-même) sur ces retards... je crois d'ailleurs que nos idées s'éclaircissent, nous nous rejoignons davantage. Les points principaux ne diffèrent pas; il me semble que ce qui nous a divisé est avant tout une question de procédure, pour employer ce terme -- qui n'est peut-être pas exact, que vous comprenez sans doute bien dans ce contexte. Dans les circonstances présente, je dois vous concéder qu'il devient de plus en plus difficile pour le droit indigène, non seulement de se développer harmonieusement, mais même de se maintenir. Je pense que M. Sohier s'aperçoit doucement de la situation de fait. Lui n'a connu que le Katanga mais il reçoit maintenant des données d'un peu partout, ce qui me semble, doit le porter au pessimisme à l'avenir du droit indigène. Il est indéniable, du moins dans des grandes régions de la Colonie, que notre système politique évolue fortement dans le sens économique, avec comme support une politique étatiste, centralisatrice à l'européenne. Le droit indigène ne me parait plus qu'une formalité, un trompe-l'œil; ce qui ne veut pas dire que les dirigeants soient hypocrites. Je crois au contraire qu'ils sont très honnêtes et très bien intentionnés, mais qu'ils se trompent sur la réalité. Cette erreur est commune à notre époque qui manque de franchise, et cela d'une telle manière qu'on ne s'aperçoit plus de ce défaut. Il est devenu naturel. Tout cela pour dire que je crois comme vous, que dans les circonstances présentes le droit indigène est très menacé si l'Européen ne le soutient efficacement. De lui-même, il devient incapable de réagir, parce que, malgré les beaux décrets, l'organisation judiciaire indigène souffre de plus en plus de l'emprise de la politique gouvernementale, de la "politique" au sens étroit du mot. D'autre part, si des réformateurs européens s'en mêlent, je ne parviens pas de chasser le doute sur les effets; dans la pratique quel compte en tiendra-t-on, du moins dans de régions comme telle des Mongo et autres populations apparentées, où toute l'organisation a été bouleversée. Les décrets en la matière qui stipulent expressément que l'organisation indigène n'est pas touché par l'érection ou la reconnaissance de chefferies, restent en fait lettre morte. Les tribunaux indigènes ne sont pas ce qu'ils étaient selon la coutume. C'est ce qui me fait douter de l'efficacité de l'intervention d'un législateur-réformateur. L'influence de l'économique et du politique est trop forte. Seulement, le législateur aura plus de chance de sauver un peu du droit indigène et de ralentir la décomposition de la société indigène. Encore faudra-t-il que le réformateur comprenne le droit indigène. Et quel Européen peut se flatter de posséder une connaissance et une compréhension suffisantes de ce droit pour pouvoir le guider sagement? A mon avis, il faudrait tout d'abord qu'on parvienne à fixer les règles de fond du droit indigène et que ces règles soient approuvées et édictées officiellement par le législateur. Ces règles de fond -- cette constitution comme je l'appelle -- une fois bien connues et fixées, il serait aisé d'abolir ce qui dans les circonstances présentes serait incompatible avec une adaptation et une évolution harmonieuses. Sur ce premier point, on pourrait bâtir. Et les erreurs possibles et probables ne toucheraient plus aux fondements du droit et de l'organisation indigènes. Ce ne serait plus la révolution de fond en comble, comme celle qui menace actuellement la société indigène, ou, plutôt, qui est déjà entrain de tout démolir... Car pour pouvoir faire oeuvre utile aussi bien pour les indigènes que pour la mère-patrie, rien ne semble si dangereux que de bouleverser. Démolir est facile, mais rebâtir! Pouvons-nous vraiment nous hasarder à intervenir dans ce droit que nous ne connaissons pas? Si j'ai tellement peur de l'intervention européenne, c'est parce que je suis de plus en plus convaincu que nous ne comprenons rien au système indigène, que nous nous trompons gravement sur sa mentalité, sur son organisation, etc. Tout est si différent de nos idées modernes. Et je trouve, pour autant que je pense comprendre l'indigène, nos interventions très dangereuses. En outre, j'estime les conceptions indigènes (du moins ici... car je n'ose généraliser!) supérieures aux conceptions politiques et familiales européennes, les idées orthodoxes catholiques n'appartenant pas à l'Europe moderne... J'ajoute que beaucoup de ce que la généralité des Européens, même catholiques convaincus, estime être l'essence du christianisme, est étranger à la religion du Christ... Il y a une telle confusion dans les esprits qu'il n'est même presque plus possible de discuter sérieusement de ces questions, même avec de esprits élevés, intelligents et catholiques. Je doute donc, en un mot, qu'une intervention à ce moment ferait plus de tort que de bien.. Ce qui n'empêche qu'une intervention sur un point donné, qui nous est suffisamment clair, tel celui de la protection de la monogamie comme vous le défendez, ne soit utile dans le désarroi présent. Et ici je me rallie à votre proposition. Je suis fort désireux de lire votre étude annoncée sur les illusions au sujet de l'évolution du droit indigène. Je ne sais s'il est déjà paru. Je suis en voyage depuis la mi-janvier. Je travaille moi-même à une étude sur la nature de l'autorité chez les Nkundo. C'est une conséquence de la note de M. Sohier dans le Bulletin (1). Mais le sujet est plus qu'ardu et je ne voudrais donner qu'une idée claire. Aussi l'étude n'est pas encore prête, et en voyage est-il très difficile de l'achever; il faut avoir le calme nécessaire pour y travailler; j'aurais besoin de quelques jours bien à moi, et je ne les trouve pas en route... Je crois que je diviserai l'étude en deux parties: l'une plutôt les faits, et l'autre la théorie sur la nature de l'autorité (de loin la plus ardue, évidemment). J'espère que je pourrai envoyer au moins une partie au Bulletin; tandis que l'autre trouverait place dans Aequatoria. Mais encore rien n'est décidé. L'ours n'est pas encore abattu... En résumé, je suis heureux que notre abondante correspondance a défini clairement nos points de vue, qui sont très rapprochés sur l'essentiel. Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez bien voulu m'éclairer abondamment. Particulièrement je suis heureux de constater notre union de but, ce qui est l'essentiel. Je suis persuadé que notre correspondance fera un grand bien à l'avancement de cette question de première importance. Veuillez m'excuser, Cher Monsieur, de typer si mal. A bord d'un petit raphia de société (2) ce n'est guère aisé, et je suis continuellement distrait par les clameurs, les chants, etc. de l'équipage. C'est le désavantage de comprendre la langue indigène… A la prochaine occasion que j'aurai le plaisir de vous lire, et veuillez croire, Cher Monsieur Devaux, à ma sincère amitié.
NOTES
1. A. Sohier, Note sur la nature de l'autorité du chef de famille en droit coutumier congolais, B.J.I. 1949, p.88-89. Hultaert n'écrira jamais l'article. Mais dans une lettre il dit qu'il pense que tout le concept est exprimé par le mot mpifo, D.1370: "autorité, droit, pouvoir". Il y renvoie au mot: "-fifola = devenir adulte, se perfectionner" (D.718).
2. Les missionnaires profitaient souvent de l'un ou l'autre bateau des Sociétés Commerciales pour leurs déplacements dans la région. Il m'a été impossible de connaître la signification de mot "raphia" dans son application à un bateau.
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