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Full text digitized and presented by the Centre
Aequatoria.
——————————————————————————————————————————————— L'ouvrage du Père Placide Tempels, «La Philosophie Bantoue
», est le premier parmi les livres que Lovania fera paraître
sur les questions indigènes principalement d'ordre social. Quand
des études étendues et importantes sont faites sur ces
questions, il est utile qu'elles paraissent sous forme de livres. Un
travail dont la valeur et l'ampleur indiquent qu'il paraisse sous cette
forme en acquiert un caractère autonome et dans une certaine
mesure définitif. LOVANIA. J. Quets, Président du Comité d'Etude.
Mon excellent ami, le R.P. Placide Tempels, me demande une courte préface. Je ne puis en donner de meilleure, que de traduire ce passage d'une lettre reçue de lui lorsque je venais de mettre fin à ma courte carrière coloniale. «... Chose curieuse, c'est par beaucoup d'affirmations et
de nuances qui me choquent dans vos Éléments de Droit
Couturier Nègre, que vous m'avez forcé à expliciter
et synthétiser ma pensée. Je me sentais contrarié,
non pas parce que vos Eléments sont faux, mais parce que posant
si profondément la vraie question, et l'examinant, ils s'égarent
encore un peu... juste au dernier moment, et ne donnent pas au clou
le coup de grâce. Lorsque vous m'écriviez: Quelle est donc
selon vous la synthèse mentale des Noirs? , vous avez senti vous-même
cette lacune ou cette imperfection dans vos conceptions, vos découvertes.
Sans cette lacune je n'aurais sans [2] doute jamais essayé de
développer ainsi cette synthèse... Bruxelles, le 20 Juillet 1945 [4 vide, empty] [5] ——————————————————————————————————————————————— Chapitre
I 1. La vie et la mort conditionnent le comportement humain. Il a été constaté souvent qu'un Européen,
qui avait abandonné au cours de sa vie toute pratique religieuse
chrétienne, revient aisément à l'attitude chrétienne
lorsque la souffrance ou l'agonie soulève le problème
de la conservation et de la survie, ou de la perte et de la destruction
de son être. Beaucoup de sceptiques ne reviennent-ils pas, à
l'article de la mort, chercher, dans l'antique doctrine chrétienne
occidentale, la solution pratique du problème de la
rédemption ou de la damnation. La souffrance et la mort sont
toujours les deux grands apôtres, qui en Europe ramènent,
à l'ultime moment, bien des égarés à notre
traditionnelle sagesse chrétienne. Chez les bantous, et vraisemblablement chez tous les peuples primitifs, la vie et la mort sont les grands apôtres de la fidélité à la « magie » et du recours aux pratiques « magiques » traditionnelles.
Si l'Européen moderne et hypercivilisé ne parvient pas à se libérer de l'attitude ancestrale, c'est parce que ses réflexes reposent sur un système complet philosophique, d'inspiration chrétienne, sur une conception intellectuelle, claire, complète et positive, de l'univers de l'homme, de la vie et de la mort et de la survie d'un principe spirituel: l'âme. Cette acception du monde visible et invisible est imprimée trop profondément dans l'esprit de la culture occidentale pour ne pas ressurgir irrésistiblement lors des grands événements de la vie. Il est fort possible, tant pour l'individu que pour le groupe clanique, ou pour les peuples, que ce soient précisément les systèmes de la vie et de la mort, de la permanence et de la destruction, qui aient engendré la peur, agent psychologique, ayant donné naissance à certains comportements et à certaines pratiques rédemptrices. Il ne serait pourtant guère scientifique de ne retenir, comme seul fondement de ces comportements, que l'influence [7] du milieu et les facteurs psychologiques (émotion, fantaisie ou imagination puérile). Il ne s'agit pas en effet d'étudier l'attitude de quelques individus. Il s'agit de comparer deux conceptions de la vie, - la conception chrétienne d'une part et la conception magique d'autre part, - qui se sont perpétuées à travers le temps et dans l'espace, deux conceptions qui, au cours des siècles, ont embrassé des peuples et des groupes culturels entiers. La permanence de ces attitudes à travers des siècles d'évolution contingente ne trouve d'explication satisfaisante que dans la présence d'un ensemble de concepts logiquement coordonnés et motivés, dans une «Sagesse». Le comportement ne peut être universel pour tous, ni permanent dans le temps, s'il n'y a pas à sa base un ensemble d'idées, un système logique, une philosophie positive complète de l'univers, de l'homme et des choses qui l'environnent, de l'existence, de la vie, de la mort et de la survie. Sans exclure d'autres incidences, (divines ou humaines), il nous faut postuler, chercher et trouver comme ultime fondement d'un comportement humain logique et universel, une pensée humaine logique. Point de comportement vital sans un sens de la vie; point de volonté de vie sans concept vital; point de constante pratique rédemptrice sans philosophie du salut. Au sujet de la religion des primitifs, la science moderne semble avoir conclu définitivement, à la lumière des méthodes de critique historique, que les croyances actuelles des primitifs et semi-primitifs sont parties de [8] notions simples, dégénérées aujourd'hui en conceptions complexes, et de principes exacts et précis ayant évolué vers l'imprécision et l'inexactitude. Il est aujourd'hui généralement admis que, parmi les primitifs, ce sont les peuples les plus primitifs qui ont gardé la notion la plus pure de l'Etre suprême, Créateur et Ordonnateur de l'univers. La foi des véritables primitifs en l'Etre suprême est à la base de toutes les conceptions religieuses ayant cours parmi les semi-primitifs: animisme, dynamisme, fétichisme et magie. Faut-il dès lors s'étonner de ce que nous trouvions chez les bantous, et plus généralement chez tous les primitifs, comme fondement de leurs conceptions intellectuelles de l'univers, quelques principes de base, et même un système philosophique, relativement simple et primitif, dérivé d'une ontologie logiquement cohérente ? Plusieurs voies doivent conduire à la découverte d'un pareil système ontologique. Une connaissance approfondie de la langue, une étude poussée de l'ethnologie, un examen critique du droit, ou encore la maïeutique bien appropriée de l'enseignement du catéchisme, peuvent nous la révéler. Il est possible aussi, - et c'est apparemment la voie la plus courte, - de retracer directement la pensée profonde des bantous, de la pénétrer et de l'analyser. La philosophie des bantous fut-elle déjà étudiée et développée comme telle? Si non, il est grand temps que chacun s'y mette, afin de rechercher et de définir la pensée [9] fondamentale de l'ontologie bantoue, unique clé permettant de pénétrer la pensée des indigènes. N'attendons pas du premier noir venu, (et notamment des jeunes gens), qu'il puisse nous faire un exposé systématique de son système ontologique. Cependant cette ontologie existe: elle pénètre et informe toute la pensée du primitif, elle domine et oriente tout son comportement. C'est à nous que revient la tâche d'en rechercher les éléments, de les classifier, de les systématiser suivant la pensée ordonnée et les disciplines intellectuelles du civilisé. Celui qui prétend que les primitifs ne possèdent point de système de pensée, les rejette d'office de la classe des hommes. Ceux qui le disent, se contredisent d'ailleurs fatalement. Pour ne citer qu'un exemple, nous le prendrons chez R. Allier, qui, dans sa « Psychologie de la Conversion », écrit: (p. 138) « Demandez aux Basouto, lit M. Dieterlen, le pourquoi de ces coutumes; ils sont incapables de vous répondre. Ils ne réfléchissent pas. Ils n'ont ni théories ni doctrines. Pour eux la seule chose qui importe, c'est l'accomplissement de certains actes traditionnels, le contact gardé avec le passé et les trépassés ». Mais à deux pages de là on peut lire: « Qu'est-ce qui rend irrésistible cette opposition des chefs ? C'est la peur de rompre le lien mystique, qui, par le chef, s'établit avec les ancêtres, et c'est la peur des catastrophes que cela peut entraîner. » Quel est ce «lien mystique» ou quelle est cette «influence des ancêtres » sinon les éléments d'un système de pen- [10] sée ? Serait-ce un simple instinct ou une crainte irraisonnée sans plus ? Ne serait-il point plus raisonnable et plus scientifique de rechercher quelles idées sustentent cette réaction devant le « lien mystique » ? Peut-être pourrait-on même se passer, après cela, de ce mot passe-partout de « mystique ».
III. Il y a lieu de rechercher l'instrument intellectuel, les concepts et les principes fondamentaux philosophiques des bantous. Quiconque veut étudier les primitifs ou les primitifs évolués, doit renoncer à atteindre des conclusions scientifiquement valables, tant qu'il n'a pas pu pénétrer leur métaphysique. Affirmer à priori que les primitifs n'ont pas d'idées au sujet des êtres, qu'ils n'ont pas d'ontologie et que toute logique leur fait défaut, c'est tourner le dos à la réalité. Tous les jours nous pouvons nous rendre compte que les primitifs sont encore autre chose que des enfants affligés d'une imagination fantasque. C'est en tant qu'Hommes que nous avons appris à les connaître, ici-même, chez eux. Le seul folklore et la description superficielle d'étranges coutumes, ne peuvent suffire à nous faire découvrir et comprendre l'Homme primitif. L'ethnologie, la linguistique, la psychanalyse, la science du droit, la sociologie et l'étude des religions ne pourront donner des conclusions définitives, qu'après que la philosophie et l'ontologie du primitif auront été complètement étudiées et décrites. En effet, si les primitifs ont une conception particulière de [11] l'être et de l'univers, cette « ontologie » propre donnera un caractère spécial, une couleur locale, à leur croyances et pratiques religieuses, à leurs moeurs à leur droit, à leurs institutions et coutumes, à leurs réactions psychologiques et plus généralement à tout leur comportement. Ceci est d'autant plus vrai, qu'à mon humble avis, les bantous, comme tout les primitifs, vivent plus que nous d'Idées et selon leurs idées. Ceci dit pour ceux qui veulent « étudier» les bantous et les primitifs. Cependant une meilleure compréhension du domaine de la pensée bantoue est tout aussi indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les indigènes. Ceci concerne donc tous les coloniaux, mais plus particulièrement ceux qui sont appelés à diriger et à juger les noirs, tous ceux qui sont attentifs à une évolution favorable du droit clanique, bref tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les bantous. Mais si cela concerne tous les coloniaux de bonne volonté, cela s'adresse tout particulièrement aux missionnaires. Si l'on n'a pas pénétré la profondeur de leur personnalité propre, si l'on ne sait pas sur quel fond se meuvent leurs actes, il n'est pas possible, de comprendre les bantous. On n'entre pas en contact spirituel avec eux. On ne se fait pas entendre d'eux, et particulièrement pas lorsqu'-on aborde les grandes vérités spirituelles. On risque au contraire, en croyant «civiliser», d'attenter à l'«homme », de travailler à grossir le nombre des déracinés et de se faire l'artisan des révoltes. Nous nous trouvons désarçonnés devant les coutu- [12] mes et le droit indigènes. Il n'est pas possible de faire le départ entre ce qui est respectable et ce qui est néfaste, à défaut d'un critère qui permettrait non seulement de ne retenir QUE ce qui est bon dans la coutume, mais encore TOUT ce qui s'y trouve de bon, et d'émonder tout ce qui est mauvais. Or, il y a lieu de sauvegarder, de protéger avec soin, d'épurer et de raffiner tout ce qui est respectable dans la coutume, afin d'un faire le chaînon ou si l'on préfère, la tête de pont, par laquelle les indigènes pourront accéder sans accrocs à ce que nous pouvons leur offrir de civilisation solide, profonde et véritable. Ce n'est qu'en partant de la vraie, la bonne et solide coutume indigène, que nous pouvons conduire les nègres vers une véritable civilisation bantoue. Le fait qu'en haut-lieu on ne sait plus à quel saint se vouer
pour diriger les bantous, qu'il s'y trouve moins que jamais une politique
indigène stable, et qu'on y demeure à court de fournir
des directions solides et dignes de crédit pour assurer l'évolution
et la civilisation des noirs, me paraît devoir être attribué
au fait que l'on a ignoré leur ontologie, qu'on n'a pas encore
réussi à faire la synthèse de leur pensée,
et qu'on n'est par conséquent pas à même de les
juger.
IV. La faille séparant blancs et noirs subsistera et s'élargira aussi longtemps que nous n'aurons pas saisi et corrigé leur ontologie. Pourquoi le noir n'évolue-t-il pas ? Pourquoi le païen, le non civilisé, est-il stable, et pourquoi l'évolué, le chrétien ne l'est-il pas ? Parce que le païen vit de son fonds traditionnel de théodicée et d'ontologie, qui embrasse toute sa vie et qui lui fournit une solution complète du problème vital; parce que d'autre part l'évolué, et souvent le chrétien, n'a pas réussi à mettre son mode de vie nouveau en rapport avec sa philosophie pro pré qui est demeurée intacte et sous-jacente, quoique rejetée par nous en bloc avec tous les usages méprisés et désapprouvés. Cette philosophie était cependant la caractéristique de l'«homme » dans le bantou; elle tenait à sa propre essence. L'abandonner a pour lui la valeur d'un suicide intellectuel. Faudra-t-il dès lors s'étonner de ce qu à travers le vernis de sa «civilisation», le « noir » persiste toujours à percer? On s'étonne de voir que le noir qui a passé des années parmi les blancs se réadapte avec aisance au bout de peu de mois à la communauté de son lieu d'origine et s'y trouve bientôt résorbé; c'est qu'il n'a pas même dû se réadapter, puisque le fond de sa pensée n'avait pas été altéré. Rien ni personne ne l'ont défait de sa philosophie. [14] Combien de civilisés, ou de vrais évolués pourrions nous compter parmi les indigènes du Congo? Les déracinés et les dégénérés sont légion. Les matérialistes qui ont perdu pied dans la tradition ancestrale, sans avoir eu prise dans la pensée et la philosophie chrétiennes ne font pas défaut. La plupart sont cependant demeurés « muntu » sous une légère couche d'imitation du blanc. Tel par exemple le commis de la Colonie, chez qui l'on fait une perquisition à l'occasion des révoltes de février 1944: on découvrit chez lui un cahier griffonné d'un bout à l'autre de formules de pratiques magiques;... il les avait copiées chez un autre clerc,... qui lui même les avait transcrites. A qui la faute? Aux noirs? Le moment est peut-être venu de faire une confession générale, et en tous cas est-il temps d'ouvrir les yeux. Nous tous, missionnaires, magistrats, administrateurs, et tous ceux qui dirigent, ou doivent diriger les noirs, n'avons pas pénétré. Leur «âme», du moins pas dans la profondeur que nous aurions dû atteindre. Même les spécialistes sont passés à côté de la question. Que ceci se traduise par une constatation désabusée ou par un aveu contrit, le fait demeure, pour n'avoir pas pénétré l'ontologie des bantous, nous sommes demeurés en défaut de pouvoir leur offrir une doctrine spirituelle assimilable et une synthèse intellectuelle compréhensible. Il est avéré qu'en. condamnant l'ensemble de leurs prétendus «enfantillages et moeurs de sauvages» par la sentence «c'est stupide et c'est mal», nous avons pris notre part dans la responsabilité d'avoir tué « l'homme » dans le bantou. [15] Ajoutons de suite, que ce sont les intellectuels de bonne volonté,
les dirigeants de la société indigène et tout particulièrement
les missionnaires, qui seuls peuvent encore faire oeuvre utile en faveur
de la civilisation des bantous. Pour introduire les noirs dans la véritable
civilisation, il faudra, en effet, encore bien plus que le bien-être
matériel, l'action sociale tant vantée et la confection
de clercs, et il faudra autre chose encore que l'enseignement du «
kifrançais »... Ainsi le noir apprend chez nous à lire et à écrire, à calculer et à faire des comptes, il se familiarise avec nos techniques; mais, tout comme son frère demeuré au village, il sent et expérimente tous les jours que ses «motifs » ne sont pas reçus par l'incompréhension des blancs et sa sagesse vitale élémentaire s'en trouve ulcérée. Son estime et sa confiance pour nous risque de succomber à cette épreuve. V. Ces notions fondamentales et ces principes premiers relèvent-ils réellement dé la philosophie? Dans les dernières décades on a successivement admis que le fondement de la religion des primitifs était: le manisme, l'animisme, la mythologie cosmique, le [17] totémisme, le magisme, jusqu'à ce que l'on ait finalement découvert que les primitifs avaient originalement la foi et le culte de l'Etre suprême, de l'Esprit créateur. Toutes les écoles ont décrit et étudié
le comportement nègre confronté avec leur système,
Il est frappant que ces études aient si souvent pressenti, effleuré
et même touché l'idée fondamentale de l'ontologie
bantoue. Pourquoi l'universel « munganga », (quelles que puissent êtres les variantes vernaculaires de son appellation), se trouve-il désigné, chez les auteurs, de noms disparates tels que: sorcier, féticheur, nécromancien, guérisseur, homme de l'art, etc. Une définition précise fait donc défaut. Mais le noir, que pense-t-il, lui, de ce personnage ? Voilà la définition que nous avons à rechercher. Admettons que les noirs soient « animistes », dans ce sens qu'ils, attribuent une « âme » à tous les êtres, ou tenons les pour « dynamistes », en ce sens qu'ils reconnaissent une « mana » une force universelle animant les [18] êtres de l'univers. Il faudra néanmoins poser aux bantous mêmes les questions: « comment ces âmes ou cette force universelle peuvent-elles, d'après vous, agir sur les êtres ? Comment se fait l'interaction des êtres? -Comment le « bwanga » (médicament magique, amulette, talisman ... ) peut-il, d'après vous guérir l'homme? Comment le mfwisi, le muloji, l'envoûteur, peut-il vous tuer, même à distance? - Comment le mort peut-il renaître? Qu'entendez-vous par cette renaissance? Comment la cérémonie de l'initiation peut-elle faire d'un simple mortel un munganga, un magicien-guérisseur ou, comme nous le ferons apparaître plus loin, un maître des forces ? - Qui initie ? l'homme ou l'esprit ? - Comment l'initié acquiert-il la « connaissance » et la "puissance » ? - Pourquoi la malédiction a-t-elle un effet destructeur ? - Comment la possède-t-elle ? Comment se fait-il que nos catéchumènes à la veille de leur baptême viennent nous dire:sans-doute nos remèdes magiques sont agissants, mais nous voulons renoncer a recourir à leur usage. ? Pareilles questions dépassent la description superficielle des pratiques coutumières. Elles ne sont pourtant pas vouées à demeurer sans réponse. La réponse est celle que feront invariablement tous les bantous. Ce qu'on a nommé magie, animisme, mânisme ou dynamisme, bref toute la coutume des bantous, repose sur un principe unique, la reconnaissance de, la Nature Intime des êtres, c'est-à-dire sur le principe de leur Ontologie. Car c'est bien de ce terme philosophique qu'il y a lieu de désigner leur connaissance de l'être, de l'existence des choses. [19]
VI. — Peut-on prêter à la pensée bantoue, un « système philosophique? » Il est universellement admis que l'humanité évolue. Les bantous parmi lesquels nous vivons ne sont pas des primitifs purs. Ils ont évolué. Il est certain que leur religion, notamment, a évolué. Leurs pratiques, leurs habitudes, leurs coutumes, leur comportement doivent avoir également évolué. On a prétendu que le fondement de la religion des primitifs était, soit le mânisme, soit l'animisme, soit le totémisme ou la magie. D'après les plus récentes recherches historiques il semble établi que le culte de l'Etre suprême est au moins aussi ancien, sinon plus ancien que la magie. Faudra-t-il en conclure que les bantous aient été successivement monothéistes, puis animistes et après cela totémistes ? Qu 'ils auraient donc chaque fois changé de religion? Faudra-t-il admettre que ces changements de religion aient été le fruit de révolutions? N'est-il pas plus vraisemblable que ces modifications des conceptions religieuses aient été le résultat d'une évolution progressive depuis leur religion primitive? Cette question ne me parait pas pouvoir être disputée: il y eut évolution et non point révolution. En voici la meilleure preuve: les bantous actuels ont gardé leur foi dans les éléments de leur religion originelle théiste, et cependant nous les voyons à la fois, mânistes, animistes, dynamistes, totémistes et tenants de la magie. Mais il y a plus: chacun peut aisément vérifier [20] aujourd'hui que nos bantous contemporains diront en parlant du manisme, du fétichisme, de l'animisme etc «tout cela est voulu par Dieu, l'Etre suprême, et tout cela a été donné pour aider les hommes.» Pourra-t-on encore prétendre après cela qu'à chaque changement de pratique les noirs aient changé de mentalité, qu'ils aient modifié leur système de pensée et leur conception du monde? Et si, au contraire, nous trouvons ces diverses pratiques coexistantes, devons nous en conclure que les bantous en seraient arrivés à avoir six ou sept systèmes philosophiques parallèles? Il faut au contraire admettre raisonnablement que toutes ces manifestations diverses se rattachent à une conception unique, à une même idée de l'univers, à un même principe métaphysique, dont les déductions successives ont mené à fausser le système. Avant d'enseigner aux noirs notre pensée philosophique, tâchons de pénétrer la leur. Sans pénétration philosophique, l'ethnologie n'est que folklore... Il n'est plus possible de se contenter de vagues locutions telles que: « forces mystérieuses des êtres », « certaines croyances », « influences indéfinissables » ou « une certaine conception de l'homme et de la nature ». Semblables définitions, vides de tout contenu, n'ont exactement aucune portée scientifique. Nous ne prétendons certes pas que les bantous soient à même de nous présenter un traité de philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat. C'est à nous qu'il appartient d'en faire le développement systématique. C est nous qui pourrons leur dire, d'une façon précise, [21] quelle est leur conception intime des êtres, et eux se reconnaissant dans nos paroles, acquiesceront alors en tu nous connais à présent disant: « tu nous a compris, complètement, tu « sais » à la manière dont nous « savons ». Bien plus, si nous pouvons adapter l'enseignement de la vraie religion à ce qui peut être respecté dans leur ontologie, nous pourrons entendre, ainsi qu'il me fut donné, des témoignages tels que: « à présent tu ne te trompes plus, tu parles comme nos pères; il nous semblait bien que nous devions avoir raison... » Ils sentaient sans doute que mon enseignement, tout en rejetant les conclusions fausses de leur philosophie, s'adaptait merveilleusement à quelque « âme de vérité » de leurs concepts fondamentaux.
VII. Dernières remarques introductives. La présente introduction ne fut écrite qu'après parachèvement de l'étude systématique de l'ontologie bantoue, et après la construction de la synthèse de leur philosophie et de son application à nos doctrines religieuses et à l'enseignement du catéchisme. L'analyse et l'induction nous ont amenés à reconnaître leur ontologie. Cette introduction est une réponse aux considérations et objections soulevées par mes confrères qui ont bien voulu prendre connaissance de mon étude et de mes exposés traitant de l'ontologie bantoue. Elle est le fruit de discussions parfois fort animées; c'est grâce à leur critiques que j'ai pu élaborer ces mises au point destinées [22] à prévenir certaines objections qui porteraient à faux, mais qui, sans ce préambule, seraient venues à l'esprit de maint lecteur. En développant ce thème introductif, mon but a été de préparer et d'aplanir la voie. Je me flatte de pouvoir convaincre mes lecteurs qu'une vraie philosophie peut exister chez l'indigène, et qu'il y a lieu de la chercher. Plusieurs déjà m'ont rendu ce témoignage: « c'est bien ce que j'avais toujours pensé». Le problème de l'ontologie bantoue, de son existence, se trouve ainsi posé. Il nous est loisible à présent d'entamer l'exposé de la philosophie des bantous, qui peut-être est la philosophie commune de tous les primitifs, de tous les peuples claniques. [23] ——————————————————————————————————————————————— Chapitre
II. I. — La terminologie utilisée. Avant d'aborder l'exposé de la philosophie bantoue, il nous faut justifier l'emploi des termes auxquels nous devons recourir. Ceci préviendra certaines objections. Puisque nous traiterons de philosophie, il nous faudra user du vocabulaire philosophique accessible au lecteur européen. Comme les peuples bantous ont une pensée étrangère à la nôtre, nous l'appellerons provisoirement "philosophie magique", nos mots ne couvriront peut-être pas complètement leur pensée. Nos vocables ne fourniront qu'une approximation des concepts et principes qui nous sont étrangers. Même si nous avions recours à une traduction littérale
du terme bantou, il nous faudrait l'expliquer au lecteur non averti
de la portée des expressions indigènes. Si notre terminologie paraissait inadéquate au lecteur, malgré cette précaution, nous l'invitons à en proposer une autre, afin de progresser à la faveur de sa collaboration, vers une solution plus parfaite. La présente étude ne prétend d'ailleurs pas être plus qu une hypothèse, un premier essai de développement systématique de ce que serait la philosophie bantoue. Il y a lieu d' y distinguer deux éléments bien distincts: 1) l'analyse de la philosophie bantoue ainsi qu'elle m'est apparue; Ainsi, même si cette expression paraissait défectueuse,
il ne faudrait pas en déduire que l'objet même de cette
étude, l'analyse de la pensée bantoue, s'en trouverait
entachée. Je prie le lecteur de bien vouloir vouer sa meilleure
attention au problème essentiel de l'étude de la pensée
bantoue, plutôt que de l'abîmer sur la question accessoire
de la terminologie. 2.— La méthode. Comment faire un exposé systématique de la philosophie bantoue tout en justifiant l'objectivité de l'hypothèse ? Il nous faut en effet montrer la cohésion de la théorie proposée, et cependant prouver sa validité et son application aux réalités de la vie bantoue. Nous pourrions commencer par des rapprochements entre les langages, les comportements, les institu- [25] tions et les coutumes des bantous; nous pourrions les analyser et en dégager les idées fondamentales; finalement nous pourrions construire, depuis ces éléments, un système de la pensée bantoue. Tel est bien, en fait, la voie que j'ai suivie. C'est la voie ardue des tâtonnements et des recherches, ou une idée reçue doit aussitôt être rejetée, où une apparente lueur peut égarer dans les ténèbres. C'est un patient labeur qui ne permet qu'à la longue de définir des notions précises s'emboîtant en un système logique. J'ai voulu épargner ces détours au lecteur. Au surplus, j'ai pu faire l'expérience que lorsqu'on aborde le problème par l'exposé des coutumes, vocables ou institutions déterminées, on se heurte fatalement à des contestations de détails. Les coutumes ont en effet, en plus de leur valeur fondamentale, leur caractère de couleur locale. Les exemples cités se trouvent alors récusés par des considérations telles que: «chez nous cette coutume est différente », ou bien. « chez nous les noirs s expriment autrement. » Il me semble donc préférable de présenter d'abord sommairement l'hypothèse complète de la philosophie bantoue. Après cet exposé systématique de la théorie, les exemples (expressions ou comportements des noirs), qui viennent appuyer la thèse exposée, trouveront leur place; et si l'application de cette théorie de la philosophie bantoue apporte une explication suffisante des faits, on y trouvera une preuve de la validité, voire de l'exactitude de notre hypothèse. Il est vrai que ceux qui ont lu d'emblée l'exposé de [26] la théorie m'ont formulé aussitôt des objections, soit contre la théorie elle-même, soit contre la terminologie employée... mais toujours parce qu'ils se plaçaient au point de vue européen. En considérant ensuite les innombrables cas d'application, je les amenais généralement à admettre que la philosophie bantoue devait être quelque chose d'approchant. Quant à la terminologie usitée, qui choque généralement à première vue, on me concédait en général aussi qu'il était malaisé de découvrir dans le vocabulaire philosophique des langues européennes des mots qui couvriraient mieux la pensée bantoue. Il m'a semblé que les imperfections des termes, non plus que les lacunes éventuelles de la synthèse proposée, ne devaient me faire différer davantage la communication du résultat de mes recherches et de mes déductions concernant la philosophie bantoue. Puisse cette publication avoir pour effet d'inciter d'autres chercheurs à poursuivre les investigations, de façon à atteindre par la collaboration un résultat définitif. J'invite donc le lecteur à lire cette étude en faisant abstraction tant de sa philosophie occidentale que des préjugés qu'il pourrait avoir déjà au sujet des bantous et des primitifs. Je lui demande de renoncer aux idées reçues et de s'appliquer à pénétrer le sens de ce qui est dit ici en évitant de laisser dériver sa pensée dans la critique de mon mode d'exposition ou du choix des termes. Je lui demande même... de réserver son jugeaient quant à l'appréciation de la théorie, et d'avoir la patience de prendre connaissance des preuves et des cas d'applications [27] qui lui seront fournis ultérieurement, avant, de se prononcer. Après cela, il lui sera loisible de formuler ses critiques et d'attaquer tant la théorie exposée que son expression. Faisons comme les noirs. Lorsqu'ils ont une palabre, il est de règle que celui qui plaide ne soit pas interrompu. Et même, lorsqu'il arrête son débit, le juge lui demandera: «As-tu fini de parler?» et il ne donnera qu'ensuite la parole à la partie adverse.
3. — Le comportement des bantous. — Il est centré sur une seule valeur : la force vitale. Il est, dans la bouche des noirs, des mots qui reviennent sans cesse. Ce sont ceux qui expriment les suprêmes valeurs. Ils sont comme des variations sur un leitmotiv qui se retrouve dans leur langage, leur pensée et dans tous, leurs faits et gestes. Cette valeur suprême est la force, vivre fort, ou force vitale. De tous les usages étranges, dont nous ne saisissons ni rime
ni raison, les bantous diront qu'ils servent à acquérir
la vigueur ou la force vitale, pour être fortement,
pour renforcer la vie, ou à assurer sa pérennité
dans la descendance. Le bwanga (ce qu'on a traduit par remède magique) ne doit pas, d'après eux, être appliqué à la plaie ou au membre malade. Il n'a pas nécessairement un effet thérapeutique local, mais il renforce, il augmente la force vitale. En invoquant Dieu, les esprits ou les mânes, les païens demanderont par dessus tout: « donne-moi la force. » Lorsqu'on les incite à abandonner les pratiques magiques, contraires à la volonté de Dieu, et partant mauvaises, on s'attire la réponse: « en quoi seraient elles méchantes ? » Ce que nous taxons de magie, n'est' à leurs yeux autre chose que la mise en oeuvre des forces naturelles placées à la disposition des hommes, par Dieu, pour le renforcement de l'énergie vitale. Lorsqu'ils essaient de se dégager des métaphores ou des périphrases, les bantous désigneront Dieu lui-même comme le Puissant, celui qui possède la force en lui-même. Il est aussi le générateur de la force de toute créature. Dieu est le « Dijina dikatampe »: le grand nom, parce qu'il est la grande force, le « mukomo » comme disent nos baluba, celui qui est plus fort que tout autre. Les mânes des premiers ancêtres, élevées dans le plan surhumain, possèdent une force extraordinaire en tant que [29] fondateurs du genre humain et propagateurs du divin héritage de la puissance vitale humaine. Les autres défunts ne comptent que dans la mesure dans laquelle ils ont augmenté et perpétué leur force vitale dans leur progéniture. Pour les bantous, tous les êtres de l'univers possèdent leur force vitale propre; humaine, animale, végétative ou inanimée. Chaque être a été doté par Dieu d'une certaine force, susceptible de renforcer l'énergie vitale de l'être le plus fort de la création: l'homme. La félicité suprême, la seule forme du bonheur est pour le bantou la possession de la plus grande puissance vitale; la pire adversité et en vérité le seul aspect du malheur est pour lui la diminution de cette puissance. Toute maladie, plaie ou contrariété, toute souffrance, dépression ou fatigue, toute injustice ou tout échec, cela est considéré et désigné par le bantou comme diminution de force vitale. La maladie et la mort ne proviennent pas de notre propre force vitale, mais d'un agent extérieur, d'une force supérieure qui nous déforce. C'est donc en renforçant l'énergie vitale au moyen des remèdes magiques que l'on devient résistant aux forces néfastes de l'extérieur. Faut-il s'étonner dès lors que les bantous font allusion à cette force vitale dans leurs salutations, et usent de formules telles que: « tu es fort » ou « tu as la vie, tu as la vie forte », et qu'ils expriment leur commisération en des locutions telles que: « ta force vitale s'est réduite, on à entamé ton énergie vitale. » Tel est aussi le sens de la formule de condoléances « Wafwa ko! » que nous traduisons par « tu meurs » et, à cause de [30] notre traduction erronée, nous avons trouvé les bantous incompréhensibles, excessifs et ridicules, lorsque, à longueur de journée, ils se disent cent fois «morts » de faim ou de fatigue, ou que la moindre contrariété ou mal aisé les « fait mourir ». Dans leur esprit ils expriment simplement une diminution vitale, et dans ce sens leur expression est raisonnable et sensée. Dans leurs langues existent d'ailleurs les verbes « Kufwa » et « Kufwididila » qui indiquent les degrés progressifs de la perte de la force, de la vitalité, et dont le superlatif signifie la paralysie totale de la puissance de vie. C'est à tort que nous avons traduit ces formes verbales par: «mourir», et « mourir tout à fait». Ceci explique que l'on a pu dire que, ce qui retient le plus de païens de la conversion chrétienne et de l'abandon des pratiques magiques, est la crainte d'attenter à son énergie vitale en cessant de recourir aux forces naturelles qui la sustentent. Ces quelques aspects du comportement bantou font voir déjà que l'idée maîtresse de sa pensée est celle de la puissance vitale, dont Dieu est source. La force vitale est la réalité invisible mais suprême dans l'homme. Et l'homme peut renforcer sa force vitale en captant la force des autres êtres de la création.
4. — L'ontologie des Bantous. A — La notion de l'être. Nous avons vu que la propension naturelle de l'âme bantoue va vers la puissance. La notion fondamentale du concept de l'être est pensée dans la catégorie des forces. [31] La métaphysique étudie cette réalité, qui est existante dans toutes les choses, dans tous les êtres de l'univers. C'est par cette réalité que tous les êtres se ressemblent, et la définition de cette réalité est donc applicable à tout être existant. Pour arriver à cette réalité commune a tous les êtres, ou plutôt identique dans tous les êtres, il faut éliminer toute réalité qui n'appartiendrait qu'à une catégorie d'êtres. On ne gardera que les seuls éléments, mais aussi tous les éléments qui sont communs à tous les êtres. Ce sont ces éléments, qui formeront l'objet de la science métaphysique, c'est-à-dire de la science englobant tout le physique ou réel. La métaphysique ne s'occupe pas de l'abstrait ou de l'irréel, ce ne sont que ses notions, ses définitions, ses lois, qui sont abstraites et générales, comme le sont d'ailleurs les notions, les définitions, les lois de n'importe quelle science. La pensée chrétienne, ayant adopté les formules de la philosophie grecque, et peut-être sous l'influence de celle-ci, a défini cette réalité commune à tous les êtres, ou si l'on veut, l'être tel quel: « la réalité qui est », « quelque chose qui existe », « ce qui est ». Sa métaphysique a été basée sur un concept fondamental plutôt statique de l'être. C'est ici qu'apparaît la différence fondamentale entre la pensée occidentale et celle de bantous et primitifs. (Je ne compare que des systèmes ayant inspiré de vastes « civilisations »). Nous pouvons concevoir la notion transcendantale « être », en la dégageant de l'attribut de sa force, mais [32] non le bantou: la force est dans sa pensée un élément nécessaire de l'être, et le concept force inséparable de la définition de l'être. Il n'y a pas (chez le bantou) d'idée de l'être séparée de l'idée de force, et sans cet élément force aucun être n'est concevable. Nous avons une conception statique de l'être, eux en ont une notion dynamique. Ce qui précède doit être reçu comme base de l'ontologie bantoue, notamment: Le concept force est lié au concept être jusque dans la pensée la plus abstraite de la notion de l'être. A tout le moins faut-il dire, que les bantous ont un concept double, composé de l'être, concept qui pourrait s'exprimer: « l'être est ce qui a la force ». Mais je pense, qu'il faut aller plus loin. Notre expression de la philosophie bantoue doit serrer d'aussi près que possible ses caractères propres. il me semble, que nous n'atteignons pas cette précision en formulant la notion de l'être dans la pensée bantoue: l'être est ce qui possède la force. Je crois rendre le plus fidèlement possible la pensée bantoue en langage européen, en disant que les bantous parlent, agissent, vivent, comme si pour eux les êtres étaient des forces. La force n'est pas pour eux une réalité adventice accidentelle, la force est même plus qu'un attribut nécessaire de l'être: La force c'est l'être, l'être est la force. Là où nous pensons le concept être, eux se servent du concept énergie. Là où nous voyons des êtres concrets, eux voient des forces concrètes. Quand nous dirions, [33] que les êtres se distinguent par leur essence ou nature, les bantous diraient, que les forces diffèrent par leur essence ou nature. Suivant eux il y a la force divine, et les forces célestes et terrestres, les forces humaines, animales, végétales et même les forces matérielles ou minérales. Le lecteur jugera mieux à la fin de cette étude de la validité, voire de l'exactitude de cette hypothèse: à l'encontre de notre définition de l'être, « ce qui est » ou « la chose en tant qu'elle est», la définition bantoue se formulerait «ce qui est force », ou« la chose en tant que force" ou la "force existante ». Insistons encore pour mettre en évidence que la «force » n'est pas pour eux un attribut nécessaire, irréductible de l'être, non, c'est la notion force qui tient chez eux la place de la notion être de notre philosophie. Tout comme nous ils ont un concept transcendantal, élémentaire, simple: chez eux «force», comme chez nous «être». C'est parce que tout être est force, et n'est qu'en tant que
force, que cette catégorie force embrasse nécessairement
tous les « êtres »: Dieu, les hommes vivants et trépassés,
les animaux, les plantes, les minéraux. L'être étant
force, tous ces êtres apparaissent aux bantous comme des forces.
Ce concept universel n'est guère utilisé par les bantous,
qui sont bien susceptibles d'une abstraction philosophique, mais qui
ne s'expriment qu'en termes concrets. Ils donneront un nom à
chaque chose, mais la qualité intime de ces choses se présente
à leur esprit comme telle ou telle force spécifique, et
nullement comme une réalité statique. [34] C'est pourquoi il me semble qu'il faut écarter également comme étranger à la philosophie bantoue, le principe double du bien et du mal en tant que force universelle, et ce qu'on a nommé « essence commune » ou « communauté d'espèce» si l'on recourait à ces mots dans leur acception scholastique. Dans les êtres visibles les bantous distinguent ce qui est perçu par les sens et la «chose en elle-même »; par la « chose en elle-même » ils désignent sa nature intime propre, l'être même de la chose, ou plus précisément la force de cette chose. Ils s'expriment en langage imagé qu'ils disent: «en chaque chose est une autre chose; dans chaque homme se trouve un petit homme». Mais on se tromperait grossièrement en voulant attribuer une portée précise traduisant la notion de l'être chez les bantous, à cette périphrase imagée. Leur allégorie fait simplement ressortir la distinction qu'ils font entre le contingent, le [35] phénomène apparent de l'être ou de la force, et la nature intrinsèque, invisible de cette force (le noumène, note du trad.) Lorsque «nous» distinguons en l'homme l'âme et le corps, comme on le voit dans certains écrits occidentaux, nous sommes embarrassés d'exprimer où a passé « l'homme » après que ces eux composants se trouvent fractionnés. Si nous voulions, avec notre mentalité européenne, chercher chez les bantous des termes adéquats pour exprimer cette pensée, nous nous heurterions aux plus graves difficultés, notamment si nous allions parler de l'âme de l'homme. Sauf sous l'influence européenne, les bantous ne s'expriment pas de la sorte. Eux distinguent en l'homme, le corps, l'ombre, le souffle; ce souffle est bien sûr la manifestation, le signe apparent de la vie, mais qui est périssable et ne rend nullement ce que nous entendons par l'âme, notamment, ce qui subsiste après la mort, lorsque le corps avec son ombre et son souffle ont disparu. Ce qui subsiste après la mort n'est pas désigné car les bantous par un terme désignant une fraction de l'homme. J'ai toujours entendu les anciens le nommer « l'homme-même », « lui-même », « aye mwine »; or c'est là «le petit homme» qui était caché derrière les apparences perceptibles, c'est le « muntu » qui, à la mort, a quitté les vivants. Il me paraît impropre de traduire cette acception de « muntu » par l'homme. Le « muntu » possède bien sûr un corps visible, mais ce corps n'est pas le « muntu ». Le « muntu », m'expliquait un jour un indigène, c'est ce que vous désignez en français par « la personne » et non ce que [36] vous exprimez par « l'homme ». « Muntu » signifierait donc cette force vitale douée d'intelligence et de volonté. Cette acceptation donnerait un sens logique à l'assertion que je recueillis un jour chez un noir, disant: « Dieu est un grand muntu » «Vidye i muntu mukatampe»); ceci signifiait donc, Dieu est La Personne grande; c'est-à-dire La grande, puissante, et raisonnable force vivante. Les « bintu » sont bien ce que nous appelons les choses; mais suivant la philosophie bantoue ce sont des êtres, c'est-à-dire des forces, non douées de raison, non vivantes.
B. — Toute force peut se renforcer ou s'affaiblir. C'est-à dire tout être peut devenir plus fort ou plus faible. Nous dirons de l'homme qu'il grandit, qu'il se développe, qu'il acquiert des connaissances, qu'il exerce son intelligence et sa volonté et qu'en ce faisant il les accroît. Par ces acquisitions, par ce développement, nous ne considérons pas qu'il sera devenu plus homme, en ce sens du moins que sa nature humaine est restée ce qu'elle était. On a la nature humaine ou on ne l'a pas. On ne l'augmente pas et on ne la diminue pas. Le développement s'opère dans les qualités et dans les facultés de l'homme. L'ontologie bantoue, ou plus exactement leur théorie des forces, s'oppose radicalement à pareille conception. Lorsque les bantous disent.: «je deviens fort», ils pensent tout autre chose que lorsque nous dirions que nos forces s'accroissent. Rappelons encore que pour le noir l'être est la force et la force l'être. Lorsqu'il dit qu' [37] une force augmente, ou qu'un être est renforcé, il faudrait exprimer cela en notre langue et suivant notre mentalité par: « cet être s'est accru en tant qu'être », sa nature fortifiée, augmentée, magnifiée. Ce que la théologie catholique enseigne quant aux réalités surnaturelles de la Grâce notamment, qu'elle peut croître et se fortifier en soi, c'est ce que les bantous admettent dans l'ordre naturel, pour tout être, pour toute force. Voilà lé sens dans lequel il y a lieu de comprendre les expressions que nous avons citées en exposant que le comportement des bantous était centré sur l'idée de l'énergie vitale: être fort, renforcer sa vie, tu es puissant, soyez-fort, ou encore, ta force vitale décline, est altérée. C'est dans ce sens aussi qu'il faut comprendre Fraser, lorsqu'il écrit dans « Le Rameau d'Or »: «L'âme comme le corps peut être grasse ou maigre, grande ou petite»; et encore: « la diminution de l'ombre est considéré comme l'indice d'un affaiblissement analogue dans l'énergie vitale de son propriétaire. » C'est encore la même idée que vise M.E. Possoz, quand il écrit dans ses « Eléments de droit coutumier Nègre »: « L'existence est pour le nègre chose d'intensité variable »; et plus loin quand il évoque «la diminution ou le renforcement de l'être ». Il nous faut parler ici de l'existence des choses ou des forces. L'origine, la subsistance et l'annihilation des êtres ou des forces est expressément et exclusivement attribuée à Dieu. Le terme «créer» dans son acception propre de tirer du néant, se retrouve avec sa pleine signi- [38] fication dans les vocabulaires bantous (kupanga en kiluba). C'est en ce sens que les bantous voient dans le phénomène de la conception une intervention directe de Dieu créant la vie. Ceux qui pensent que, d'après les bantous, un être peut annihiler complètement un autre être, au point qu'il cesse d'exister, se font une idée fausse de leurs conceptions. Sans doute une force surpassant une autre force peut paralyser la première, la diminuer et même arrêter totalement son action, mais la force ne cesse pas pour autant d'exister. L'existence venant de Dieu ne peut être enlevée à la créature par aucune force créée. C. L'interaction des forces. — Un être influence l'autre. Nous parlons de l'interaction mécanique, chimique et psychique des êtres. Réalistes et idéalistes se rencontrent pour reconnaître encore une autre causalité conditionnant l'être même, la cause de l'existence de l'être en tant qu'être; c'est la causalité métaphysique qui relie la créature au Créateur. Le rapport de Créateur à créature est une constante, je veux dire que la créature est de par sa nature, dépendante d'une façon permanente de son Créateur quant à son existence et quant à sa subsistance. Nous ne concevons pas une pareille relation entre créatures. Les êtres créés sont désignés en philosophie Scholastique comme substances, c'est-à-dire des êtres qui existent sinon par eux mêmes, du moins en eux-mêmes, in se, non in alio. L'enfant est, dès sa naissance, un être nouveau, un être humain complet. Il a la plénitude de la [39] nature humaine et son existence en tant qu'homme est indépendante de celle de ses géniteurs. La nature humaine de l'enfant ne demeure pas en permanence en relation causale avec celle de ses parents. Cette conception d'êtres distincts, de substances (pour reprendre le terme Scholastique), se trouvant côte à côte, totalement indépendants les uns des autres, est étrangère à la pensée bantoue. Pour elle les créatures gardent entre elles un lien, un rapport ontologique intime, comparable au lien de causalité qui relie la créature au Créateur. Pour le bantou il existe une interaction d'être à être, c'est-à-dire de force à force; c'est par delà l'interaction mécanique, chimique ou psychologique qu'ils voient un rapport de forces que nous devrions nommer «ontologique». Dans la force créée (l'être contingent) le bantou voit une action causale émanant de la nature même de cette force créée et influençant les autres forces. Une force renforcera ou déforcera une autre. Cette causalité n'est nullement surnaturelle, en ce sens qu'elle dépasserait l'attribut propre de la nature crée ; c'est au contraire une action causale métaphysique qui découle de la nature même de la créature. La connaissance de ces activités demeure dans le domaine des connaissances naturelles et constitue proprement la philosophie. L'observation de l'action de ces forces dans ses applications spécifiques et concrètes constituerait la science naturelle bantoue. On a désigné cette interaction des êtres par le vocable «magie ». Si on prétend le conserver, il y aurait lieu d'en modifier le sens et de l'entendre en conformité avec [40] ce qu'y met la pensée bantoue. Dans ce que les Européens nomment « la magie des primitifs » il n'y a aux yeux du primitif aucune action de forces surnaturelles, indéterminables, mais simplement interaction des forces naturelles, telles qu'elles furent créées par Dieu, et telles qu'elles furent mises par Lui à la disposition de hommes. Dans leurs études de la magie, les auteurs distinguent « la magie de similitude, de sympathie, la magie par contact, la magie du désir exprimé .... etc. » Cependant la ressemblance, le contact ou l'expression du désir ne relèvent point de l'essence de ce que l'on a désigné par «magie», notamment: l'interaction des créatures. Le seul fait qu'on ait eu recours à des dénominations différentes pour distinguer les «espèces» de magie prouve que l'on a renoncé à pénétrer la nature profonde de cette «magie» pour ne s'attacher qu'à une classification re posant sur ses caractères secondaires. L'enfant, même adulte, demeurera toujours pour les bantous, un homme, une force, une dépendance causale, une subordination ontologique des forces que sont ses père et mère. La force aînée domine toujours la force puînée, elle continue à exercer son influence vitale sur elle. Ceci est dit pour donner un premier exemple de la conception bantoue, suivant laquelle, les êtres-forces de l'univers ne constituent pas une multitude de forces indépendantes juxtaposées. D'être à être toutes les créatures se trouvent en rapport suivant des lois et une hiérarchie que je m'applique à décrire plus loin. Rien ne se meut dans cet univers de forces sans influencer [41] d'autres forces par son mouvement. Le monde des forces se tient comme une toile d'araignée dont on ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler toutes les mailles. On a soutenu que les « êtres » n'acquièrent la « force » d'agir sur d'autres êtres ou forces, qu'à l'intervention des esprits et des mânes. Cette allégation émane des observateurs européens, elle n'existe pas dans la pensée des noirs. Les «défunts» interviennent éventuellement pour faire connaître aux vivants la nature et la qualité de certaines forces, mais par là ils ne changent pas cette nature ou ces qualités qui sont propres à cette force déterminée. Les noirs disent expressément que les créatures sont des forces, créées par Dieu en tant que forces, et que l'intervention des esprits et des mânes n'y change rien... que ce sont là des idées des blancs.
D. — La hiérarchie des forces. — La primogéniture Comme il est des castes aux Indes, comme les Israélites distinguaient le « pur» de l'« impur», ainsi les êtres sont-ils répartis en logique bantoue par espèces et classes suivant leur puissance (levenskracht) ou leur préséance vitales (levensrang). Par-dessus toute force est Dieu, Esprit et Créateur, le mwine bukomo bwandi. Celui qui a la force, la puissance par lui-même. Il donne l'existence, la subsistance et l'accroissement aux autres forces. Vis-à vis des autres forces, il est «Celui qui accroît la force» (néerlandais « versterker »). Après lui viennent les premiers pères des hommes, les fondateurs des divers clans. Ces archipatriarches, les premiers à qui Dieu communi-[42] qua sa force vitale, ainsi que le pouvoir d'exercer sur toute leur descendance leur influence d'énergie vitale constituent le chaînon le plus élevé reliant les humains à Dieu. Ils occupent dans la conception nègre un rang si élevé qu'ils ne sont plus considérés comme des humains trépassés. Ils ne sont plus désignés parmi les mânes et chez les baluba, ils sont désignés comme ba-vidye, êtres spiritualisés, êtres appartenant à une hiérarchie supérieure, participant, dans une certaine mesure, directement à la Force divine. Après ces premiers parents, viennent les défunts de la tribu, suivant leur degré de primogéniture; ils forment la lignée par les chaînons de laquelle les forces aînées exercent leur influence vitale sur la génération vivante. Les vivants sur terre viennent en effet après les défunts. Ces vivants sont à leur tour hiérarchisés, non simplement suivant un statut juridique, mais d'après leur être même, selon la primogéniture et le degré organique de la vie, c'est-à-dire selon la puissance vitale. Mais l'homme n'est pas suspendu dans le vide; il habite ses terres, il s'y trouve comme force souveraine vitale, régnant sur le sol et sur tout ce qui y vit: homme, animal ou plante. L'aîné d'un groupement ou d'un clan est, pour les bantous, de par la loi divine, le chaînon de renforcement de vie reliant les ancêtres à leur descendance. C'est lui qui « renforce » la vie de ses gens, et de toutes les forces inférieures, forces animales, végétales ou inorganiques, qui existent, croissent ou vivent sur son fond pour le bénéfice de ses gens. Le vrai chef est donc, suivant la conception originelle et suivant l'organisation [43] politique des peuples claniques, le père, le maître, le roi; il est la source de la vie intense; il est comme Dieu lui-même. Ceci explique ce que les noirs voulaient dire en protestant contre la nomination d'un chef, à l'intervention de l'administration, lorsque celui-ci ne pouvait, suivant son rang et sa puissance de vie, être ce chaînon reliant les trépassés aux vivants. « Il n'est pas possible qu'un tel soit chef. Cela ne se peut. Plus rien ne poussera sur notre sol, les femmes n'enfanteront plus et tout sera frappé de stérilité. » Pareilles considérations et un tel désespoir sont parfaitement incompréhensibles et mystérieux, aussi longtemps que nous n'avons pas pénétré leur conception de l'existence et leur interprétation de l'univers. Mais à l'épreuve de la théorie des forces, ce point de vue bantou paraît logique et clair. Après la classe des forces humaines viennent les autres forces, celles des animaux, celle des végétaux et celle des minéraux. Mais au sein de chacune de ces classes se retrouve une hiérarchie suivant la puissance vitale, le rang ou la primogéniture. De là découle que l'on peut retrouver une analogie entre un groupe humain et un groupe inférieur, (dans la classe animale par exemple), analogie fondée sur la place relative occupée par chacun de ces groupes par rapport à sa classe propre. Telle serait une analogie fondée sur la primogéniture, ou sur un rang déterminé de subordination. Un groupement humain et une espèce animale peuvent occuper dans leur classe respective un rang relativement égal ou relativement différent. Le respect de ce rang de vie, le souci de ne pas se placer plus [44] haut qu'on n'est ou de se tenir à sa place, la nécessité de ne pas frayer des forces supérieures comme si elles étaient égales, tout cela pourrait fournir la clé du problème tant disputé du « tabou » et du « totem ». E. — La création est centrée sur l'homme. — La génération humaine vivante, terrestre est le centre de toute l'humanité, y compris le monde des défunts. Les Juifs n'avaient pas de notion précise de 15audelà, non plus que de la compensation des mérites terrestres dans la vie future. L'idée de béatitude ne leur fut connue que peu de temps avant l'avènement du Christ. Le « shéol » était plutôt un lieu de désolation et le séjour y paraissait morose et, certes, peu enviable pour ceux qui avaient le bonheur de vivre encore sur terre. Pour les bantous, les trépassés vivent également d'une vie diminuée, ce sont des énergies vitales réduites. Ce qu'ils ont pu acquérir en fait de connaissances approfondies des forces vitales et naturelles, ne peut leur servir qu'à renforcer la vie de l'homme vivant sur la terre. Il en va de même de leur force supérieure due à l'aînesse qui ne peut s'appliquer qu'à raffermir la vie de leur progéniture demeurée vivante. Le défunt qui ne peut plus entrer en relation avec, les vivants sur terre est « parfaitement mort », disent les noirs. Ils signifient par là que cette force vitale humaine, déjà réduite par le décès, touche le fond de sa diminution d'énergie, qui chôme complètement à défaut de pouvoir exercer son influence vitale sur les vivants. Ceci est considéré [45] comme la pire des calamités pour le défunt lui-même. Les mânes cherchent à entrer en contact avec les vivants et à poursuivre leur action vitale sur la Terre. Les forces inférieures d'autre part, (animaux, plantes, minéraux) n'existent, par la volonté de Dieu, que dans le but d'augmenter la force vitale des hommes durant leur vie terrestre. Les forces supérieures et les forces inférieures sont donc considérées par les bantous dans leur rapport avec les forces des hommes en vie. J'ai préféré à cause de cela désigner les influences de créature à créature comme étant des causalités de vie plutôt que des causalités d'être, ou de force comme nous les avions désignées provisoirement; en effet, même les êtres inférieurs, les êtres inanimés, les minéraux sont des forces qui de par leur nature sont mises à la disposition des hommes, des forces humaines vivantes, ou des forces vitales des hommes. Le blanc, phénomène nouveau surgissant dans le monde bantou, ne pouvait être aperçu que suivant les catégories de la philosophie traditionnelle des bantous. Le blanc fut donc incorporé dans l'univers des forces, à la place qui lui revenait suivant la logique du système ontologique bantou. L'habileté technique du blanc les frappait. Le blanc semblait être maître des grandes forces naturelles. Il fallait donc admettre que le blanc était un aîné, une force humaine supérieure dépassant la force vitale de tout noir. La force vitale du blanc est telle que contre lui qui les « manga », ou l'application des forces agissantes naturelles dont disposent les noirs, sont dépourvues d'effet. [46]
Après ce que nous avons dit au sujet des êtres-forces organisés suivant leur nature, au sujet des classes d'intensité de vie, ainsi qu'au sujet des priorités de primogéniture, il se dessine déjà que, chez les peuples claniques, l'univers des forces est, organiquement construit, suivant une hiérarchie que nous pourrions appeler ontologique. L'interaction des forces, l'exercice des influences vitales se fait en effet suivant des lois déterminées. L'univers bantou n'est pas un enchevêtrement chaotique de forces désordonnées se heurtant aveuglément. Il ne faut pas croire que cette théorie des forces soit le produit incohérent d'une imagination de sauvage, où l'action d'une même force sera tantôt faste et tantôt néfaste sans qu'il existe un motif déterminé pour le justifier. Il est sans doute des influences de force agissant de façon imprévue, mais cette constatation ne permet pas de conclure qu'elle agit de façon scientifiquement imprévisible, de façon totalement irrationnelle. Lorsqu'un moteur tombe en panne, on peut dire que cet événement n'était pas « prévu » par la nature de ce que doit être un moteur, cependant nous ne croirons pas pour autant devoir contester l'exactitude et la stabilité des lois de la mécanique. Au contraire l'avarie elle même ne pourra trouver son explication que dans une application adéquate de ces mêmes règles de la mécanique. Il en va de même pour les lois de l'interaction des forces. Il est des actions possibles et nécessaires; d'au [47] -tres influences sont métaphysiquement impossibles, d'après la nature des forces en présence. Les causalités de vie possibles peuvent être formulées en quelques lois métaphysiques, universelles, immuables et stables. Ces lois me paraissent pouvoir être exprimées comme suit: I — L'homme (vivant ou trépassé) peut
directement renforcer ou diminuer un autre homme dans son être. II — La force vitale humaine peut influencer directement forces inférieurs dans leur être même des êtres-forces inférieures (animaux, végétaux ou minéraux.) III — Un être raisonnable (esprit, mâne ou vivant) peut agir indirectement sur un autre être raisonnable en communiquant son influence vitale à une force inférieure (animal, végétal ou minéral) par le truchement de laquelle il influencera l'être raisonnable. Cette influence aura également le caractère « d'action nécessaire », sauf si le patient est infiniment plus fort, ou se trouve renforcé par une influence de tiers, ou se préserve par un recours à des forces inférieures surpassant celles dont use l'adversaire. [48]
Note: Certains auteurs prétendent que les êtres inanimés, pierres, roches ou plantes et arbres, sont désignées par les bantous comme des « bwanga », comme exerçant leur influence vitale sur tout qui s'en approche. Si ce fait est vérifié, il faudrait ouvrir la question: « les forces inférieures agissent-elles par elles-mêmes sur des forces supérieures ? » Certains auteurs répondent par l'affirmative. Quant à moi, je n'ai jamais rencontré d'indigènes qui accréditaient cette thèse. A priori, cette éventualité me paraît d'ailleurs en contradiction avec les principes généraux de la théorie des forces. Suivant la métaphysique bantoue il est exclu que la force inférieure exerce par elle-même une action vitale sur une force supérieure. D'ailleurs, lorsque ces auteurs exposent leurs exemples, ils doivent fréquemment reconnaître eux-mêmes qu'il y a une influence animée, par exemple des mânes. Ainsi certains phénomènes naturels, roches, cataractes, grands arbres, peuvent-ils être considérés comme des manifestations de la Puissance divine; ils peuvent aussi être le signe, la manifestation, l'habitat d'un esprit. Il me semble que telle devrait être l'explication de l'influence apparente de forces inférieures sur la force supérieure de l'homme. Ces être inférieurs n'exercent pas leur influence par eux-mêmes, mais par l'énergie vitale d'une force supérieure agissant comme cause. Pareille explication cadre en tous cas parfaitement avec la métaphysique bantoue. Cette manifestation se rattacherait à la troisième loi énoncée [49] ——————————————————————————————————————————————— Chapitre
III Sa sagesse, c'est la vue pénétrante de la nature des êtres, des forces, la vraie sagesse est la connaissance ontologique. Le Sage par excellence est donc Dieu, qui connaît tous les êtres, qui pénètre la nature et la qualité de leur énergie. Il est la Force, qui possède l'énergie de soi-même et qui est le moteur de toutes les autres forces. Il connaît toutes les forces, il sait leur ordonnancement, leur dépendance, leur potentiel et leur activité réciproque. Il connaît par conséquent la cause de tout événement. Vidye uyukile, Dieu le sait! Telle est l'ultime référence des baluba en face de tout problème insoluble, devant tout malheur inéluctable et chaque fois que la sagesse humaine est prise à court de raisons. En justice, lorsque toutes les présomptions humaines concourent pour accabler un innocent démuni de preuves, celui-ci protestera: Vidye uyukile! Dieu le sait; [50] Dieu qui connaît tout événement et l'homme même dans l'intimité de l'être, sait mon innocence. Lorsque les manga, les fortifiants magiques de l'être, échouent, le faiseur de remèdes dira: Vidye wakoma. Dieu est fort. Ce qui signifie: Il est plus puissant que mes remèdes. Mais ceux parmi les païens, qui ne croient pas à ces inductions d'énergie vitale (que les occidentaux désignent communément comme magie), diront en se résignant devant un malheur dont la cause leur échappe: Vidye uyukile. Dieu sait (et Il permet). Rien ne se fait en effet sans la permission du Plus Fort. La sentence: « Il sait » signifie certes : « Il connaît l'événement », mais bien plus encore: « Il a ses raisons ». Dieu connaît. Il donne à l'homme la « puissance » de connaître. Rappelons que tout être est force, que chacune de ses facultés est une force. Il existe donc la force de savoir, comme il existe la force de vouloir. Ainsi les hommes ont la puissance de savoir., Ce sont ayant tout les ancêtres, les ba-vidye, et parmi eux les aînés, morts ou vivants, qui savent. La vraie connaissance, la sagesse humaine sera donc également métaphysique; ce sera l'intelligence des forces, de leur hiérarchie, de leur cohésion et de leur interaction. J'ai énoncé la primauté des ancêtres, des aînés. En effet, tout comme la force vitale humane (son être) n'existe pas par elle-même, mais se trouve et demeure essentiellement dépendante de ses aînés, ainsi la puissance [51] du savoir est, comme l'être lui-même essentiellement dépendante de la sagesse des aînés. Combien de fois dans un village, lorsqu'on veut interroger les noirs au sujet d'un événement, d'un procès, d'une coutume, ne s'attire-t-on pas la réponse: « nous les jeunes, nous ne savons pas; ceux qui savent, ce sont les vieux. » Or cela se passe même lorsqu'il s'agit de choses, que selon nous, ils savent pertinemment. Cependant, dans leur idée, ils ne savent pas, parce qu'ils sont jeunes, parce qu'ils ne savent pas d'eux-mêmes ou par eux-mêmes. Ontologiquement et juridiquement les anciens qui ont l'ascendant sur eux, sont les seuls à savoir pleinement, en dernière instance; leur sagesse dépasse celle des autres hommes. C'est en ce sens que les vieux disent: « Les jeunes ne peuvent pas savoir sans les anciens ». « Si ce n'étaient les anciens, disent encore les noirs, si les jeunes étaient laissés à eux-mêmes, le village tournerait à rien, les jeunes ne sauraient plus comment vivre, ils n auraient plus d'usages, ni de lois, ni de sagesse. Ils divagueraient jusqu'à se perdre ». L'étude et la recherche personnelle ne donnent pas la sagesse.
On peut apprendre à lire, à écrire, à calculer;
on peut apprendre à conduire une automobile, on peut apprendre
un métier; mais tout cela n'a rien de commun avec la «
sagesse » ; cela ne donne pas l'intelligence ontologique de la
nature des êtres ; ce sont autant de talents et d'habiletés
ingénieuses, mais qui demeurent loin en deçà de
la sagesse. [52]
2. — La métaphysique ou science des forces est à la portée de tout Bantou. La philosophie des forces est une conception de la vie, une Weltanschauung. Il est possible qu'elle ait été inventée pour justifier un comportement déterminé, ou qu'une acception de la nature ait conditionné ce comportement, toujours est-il qu'actuellement elle informe étroitement toute la vie des bantous. Elle explique les mobiles humains, raisonnables de toutes les coutumes bantoues, elle livre les normes de la conservation et de l'expansion de la personne. Ceci ne veut pas dire que chaque indigène est à même de décliner les dix vérités cardinales de sa philosophie, mais il n'en est pas moins vrai que le « muntu » qui omet d'orienter sa vie suivant les antiques normes de la sagesse bantoue se fera traiter de « kidima » par ses frères, c'est-à-dire de sous-homme, homme à l'esprit insuffisant pour compter comme « muntu ». Le « muntu » normal possède sa philosophie, il reconnaît des forces dans les êtres, il sait l'accroissement de l'être et ses influences ontologiques, il tient compte des lois générales de l'induction vitale comme nous l'avons exposé ci-dessus au chapitre traitant [53] de l'ontologie bantoue. Cette ontologie, tant qu'elle reste une science universelle, vraiment philosophique, est le bien commun de toute la communauté bantoue. Cette sagesse universelle est acceptée de tous, elle n'est plus soumise à la critique, elle vaut, dans ses principes généraux, comme Vérité irréfragable. Dans notre moderne « civilisation occidentale », nous en sommes arrivés, après avoir sapé les fondements mêmes de l'esprit humain, à devoir poser la question: « Qu'est-ce que la Vérité? »; comme s'il fallait s'étonner de traiter une matière aussi étrange. Il est en effet inouï que l'on doive se remettre en campagne pour faire accepter par des hommes de race blanche que la philosophie chrétienne, et ses fondements, la loi naturelle et la philosophie universellement humaine, se trouvent à la base de la culture occidentale; il est inouï, encore, qu'il soit nécessaire de leur rappeler que les atteintes portées à ces fondations mettent en péril l'édifice tant vanté de leur Civilisation pour laquelle ils prétendent faire la guerre. Chez les bantous nous trouvons une situation complètement renversée. Chez nous, il n'est qu'un système de philosophie complet, fournissant une explication satisfaisante et adéquate à tous les problèmes de la vie: c'est la philosophie chrétienne. A côté de ce monument nous retraçons des éléments épars et peut-être des résidus d'une philosophie magique périmée; chez les bantous contemporains nous trouvons une philosophie magique dominant la pensée, et pratiquement reçue uni-[54] versellement, et à côté de ce bloc nous retrouvons quelques éléments épars d'une philosophie antérieure, plus saine et plus vraie, qui ne connaît pas les interférences des influences ontologiques.
3. — La philosophie bantoue se fonde sur l'évidence interne et externe Si les bantous acceptent, si généralement leurs conceptions actuelles à l'abri du doute, c'est, - nous disent ils, - parce que leur sagesse leur est engendrée en même temps que leur force vitale, par les parents et les ancêtres, qui continuent à la leur enseigner par la divination. Cependant ils puisent d'autres arguments de leur propre fond. Leurs ancêtres issus de Dieu même, ne devaient ils pas en savoir plus long qu'eux-mêmes? Or leurs ancêtres ont vécu de cette philosophie, ils ont gardé et transmis la vie en recourant à ces forces naturelles, ils ont sauvé la communauté bantoue de sa destruction. Leur sagesse semble par conséquent juste et adéquate. De plus cette sagesse de vie est si parfaitement adaptée à leur vie à eux, qu'elle ne laisse pour ainsi dire aucun problème sans réponse, qu'elle offre un remède pour toute éventualité; pour les bantous ceci ajoute une preuve du fondement réaliste de leur philosophie. Ainsi que le disait Mgr. Leroy dans « La Religion des Primitifs », le Noir se voit constamment en lutte avec les forces de la nature qui l'entourent et sort de cette lutte, tantôt vainqueur, [55] tantôt vaincu. Il constate chaque jour les forces cachées des plantes et des herbes. Pour les primitifs ceci constitue des éléments de preuve suffisants de la validité de leur philosophie des forces, et de la conception des êtres en tant que forces. De voir que les forces naturelles sont tantôt agissantes et tantôt inefficaces, suffit, pour lui, à justifier la déduction qu'un être, c'est-à-dire une force, peut tantôt se renforcer et tantôt s'affaiblir, que la force d'un être peut devenir inactive, que le bwanga peut « s'en aller », « refroidir » ou être « piétiné » ainsi qu'ils s'expriment. Ainsi donc la critériologie des bantous repose sur une évidence externe, l'autorité et la force de vie dominante des ancêtres; elle repose en même temps sur l'évidence interne de l'expérience de la nature, et des phénomènes vitaux, faite de leur point de vue. Sans doute pourra-t-on déceler la faute de leur raisonnement, mais à tout le moins faut-il admettre que leurs conceptions sont fondées en raison, que leur critériologie et leur sagesse sont des connaissances rationnelles.
4. — Les bantous distinguent les disciplines philosophiques des sciences naturelles. Les notions transcendantales et universelles de l'être et de sa force, de l'action, des rapports et des influences réciproques des êtres constituent la philosophie bantoue. Ce domaine est ouvert à l'intelligence commune de tout « muntu » normal. [56] Si l'on voulait ridiculiser cette philosophie et en tracer une caricature enfantine, en objectant que ces conceptions ne reposent pas sur la rigueur de l'expérience scientifique, il faudrait prendre garde de ne pas se fourrer dans des arguments plus ridicules que la prétendue stupidité des primitifs. Notre philosophie se base-t-elle sur l'expérimentation scientifique? Relève-t-elle de l'analyse chimique, de la mécanique ou de l'anatomie? Les sciences naturelles ne peuvent renverser une philosophie, comme elles sont incapables de la créer. Nos aïeux possédaient une philosophie systématisée que les sciences modernes les plus poussées n'ont pas entamée. Or nos ancêtres parvinrent à leur intelligence de l'être, alors que leur connaissance scientifique expérimentale était fort pauvre et défectueuse, sinon totalement erronée. L'instrument de la science positive est l'expérience sensible, tandis que la philosophie se dégage de la méditation intellectuelle sur des données générales. Mais il n'existe pas d'instrument enregistrant l'âme, ce qui n'exclut pas que des expériences peuvent être faites pour fournir à l'intelligence la preuve raisonnable de l'existence de l'âme spirituelle. Evidemment les expériences des sciences naturelles, comme d'ailleurs les observations générales du philosophe, doivent être faites avec discernement, méthode et analysées d'après une logique saine. Ceci présuppose toutefois que l'on ne mette pas en cause la valeur objective de la connaissance intellectuelle. Heureusement nos primitifs, pas plus [57] que nos subévolués, ne sont pas encore torturés du doute au sujet de la réalité des connaissances intellectuelles, ni de la validité du raisonnement humain. Les principes généraux et la notion de l'être sont fondés chez nos bantous, -en se plaçant à leur point de vue subjectif, - sur l'argument d'autorité et sur leur propre inspection de la constitution de l'univers et c'est pourquoi je présume qu'elle pourra se retracer chez tous les non-civilisés. C'est pour ce motif encore qu'elle subsiste chez les indigènes éduqués et chez nos convertis. La conception générale que l'on peut avoir des êtres et la connaissance que l'on peut avoir des qualités particulières de chaque être sont choses distinctes. Il ne relève plus de la philosophie proprement dite de définir un être particulier en décrivant son essence spécifique, son énergie, ses facultés et ses propriétés. Ceci nous reporte dans le domaine des sciences naturelles. Et l'on peut poser la question de savoir si, dans nos sciences naturelles modernes, l'unanimité s'est faite et si le dernier mot a été dit au sujet de la nature des diverses forces naturelles que l'on a pu découvrir jusqu'à ce jour? Chez les bantous on retrouve similairement la même divergence de vues, et la même ignorance lorsqu'il s'agit de la connaissance imparfaite des objets concrets en présence. Eux-même concèdent qu'il y a beaucoup de mystères non élucidés. Qui peut connaître toutes choses, sinon Dieu, — ainsi disent nos noirs; c'est Dieu qui peut donner un nom à toute chose, parce qu'il connaît les êtres. [58] Voilà pourquoi les applications pratiques de la philosophie bantoue aux nécessités quotidiennes de la vie, aux pratiques magiques, peuvent différer d'après les tribus et régions. Voilà pourquoi on peut trouver des procédés apparemment contradictoires d'une contrée à l'autre, mais qui, au fond, ne sont que les applications variées des mêmes principes généraux de la philosophie bantoue. Il est pourtant des êtres qui sont connus d'après leur nature propre. Ainsi qu'il a été dit déjà ci-dessus, les bantous distinguent dans les êtres visibles l'apparence extérieure et l'être lui-même qui a une force et une nature invisibles. Cependant cette force non perceptible peut se concentrer ou se manifester plus particulièrement dans une partie de la chose sensible. La force vitale peut être condensée, nouée, et peut s'extérioriser dans ce que nous pourrons nommer un noeud vital ou un centre vital. Ce noeud, ce centre vital, cette manifestation particulière de la force vitale, est nommée « Kijimba » par les baluba. Une bête sera percée de dix flèches sans succomber, tandis qu'une autre bête est abattue au premier trait. C'est parce que cet unique trait a touché le centre vital, ou l'un des centres vitaux. Pourquoi le crocodile est-il si redoutable? Où réside sa force vitale meurtrière, sinon dans son oeil toujours aux aguets et auquel rien n'échappe. Et le symbole, l'instrument animé de la force vitale destructrice de Maître Lion, où est-il ? C'est évidemment dans sa redoutable canine qu'il faut la localiser. [59] Il est donc fort naturel, — du point de vue du noir, — que quiconque veut s'approprier la force vitale d'un être inférieur ou en faire usage, essaye de se procurer un semblable « kijimba » qui lui fournit le lien matérialisé entre cet être et lui-même. C'est d'ailleurs le « kijimba » que l'on retrouve comme élément principal, comme principe actif, comme source d'énergie dans tous les bwanga. La connaissance de certaines forces spécifiées, et partant des « bijimba » correspondants, est répandue de manière relativement uniforme parmi tous les bantous. Ce sont les « bijimba » d'êtres particulièrement puissants, destinés à ajouter leur force pour l'accomplissement de certaines activités courantes telles que la chasse ou la pêche. Dans ces métiers il s'agit expressément de mesurer son influence vitale avec celle d'un autre être vivant; il y a une lutte des forces vitales entre le chasseur et le gibier. Il s'agit donc d'être fort dans le combat et de s'annexer toutes les forces offensives, même celles provenant d'êtres inférieurs, pour s'assurer la puissance de détruire le gibier. Il existe quelques lois générales permettant de connaître et de découvrir les forces et influences vitales de certains êtres. Ce sont ces « principes » que certains auteurs présentent comme principes actifs, comme principes de causalité de la magie. En réalité ce ne sont pas les causes actives de la « magie » ou de l'utilisation des forces naturelles; ce sont de simples méthodes d'investigation permettant de découvrir et de connaître ces forces [60] naturelles. Ainsi a-t-on pu lire : « similia similibus curantur ». Les ethnologues s'expliquent en affirmant qu'une force agit par similitude ou par concordance. Je crois avoir expliqué à suffisance que cette similitude ne peut être le fondement causal de l'influence vitale. Mais la ressemblance entre la force meurtrière du lion ou du crocodile, et les intentions qui animent le chasseur ou le pêcheur portent les noirs à conclure que les forces de ces grands carnassiers peuvent être utilisées dans l'exercice du métier de chasseur ou de pêcheur, ou mieux dans la lutte qu'ils entreprennent respectivement contre le gibier et contre le poisson. Une autre loi veut que l'être vivant exerce une influence vitale sur tout ce qui lui est subordonné, sur tout ce qui lui appartient. C'est pourquoi toute atteinte à ce qui dépend d'une personne sera considéré, comme nous l'avons déjà signalé, comme une diminution d'être de cette personne elle-même. « Toute propriété est riche en influences mystérieuses, » dit Burton dans « L'âme lubà. » Le fait qu'une chose ait appartenu à quelqu'un, qu'elle ait été en étroite relation avec une personne, fait conclure aux bantous que cette chose participe à l'influence vitale de son propriétaire. C'est ce que les ethnologues aiment désigner comme magie par contact, magie par sympathie; or ce n'est nullement le contact ni la sympathie qui sont les éléments actifs, mais. exclusivement la force vitale du propriétaire qui agit, parce que l'on sait qu'elle adhère à l'être de la chose possédée ou utilisée par lui. Une troisième loi [61] permet aux bantous de reconnaître, de découvrir dans certains cas les forces vitales ou les influences vitales. La parole et le geste de l'homme vivant sont considérés, plus que toute autre manifestation, comme, l'expression formelle de son influence vitale. Dès lors, si les paroles ou les gestes sortent des effets fastes ou néfastes en s'appliquant sur une personne déterminée, on peut en déduire que telle personne exerce son influence vitale, soit en bien, soit en mal, sur telle autre personne. Ce qu'on a coutume de désigner comme « magie du désir exprimé » ou comme « magie par mimique » ou comme « magie d'imitation », désigne ce genre de manoeuvres; mais ici encore ce ne sont ni les mots ni la mimique qui exercent un pouvoir, ce ne sont que des signes qui extériorisent l'action de l'influence vitale et la font connaître à des tiers. Ces trois principes (peut-être, s'en trouve-t-il d'autres) fixent les règles de la recherche et de la connaissance des forces concrètes et des influences vitales émanant des objets particuliers. Ce sont en quelque sorte les lois de la connaissance des sciences naturelles chez les bantous; ce sont des critères et nullement des causes.
5. — Le départ entre le domaine de la connaissance certaine et celui de la science approximative chez les bantous. De ce qui précède, il nous est possible de faire le départ entre les principes et lois considérés comme absolus et inaltérables par les bantous. eux-mêmes et le do-[62] maine de la science particulière où l'on tâtonne dans le relatif, l'incertitude et les aléas. Les notions générales exposées dans le chapitre II de cet ouvrage, sont aux yeux des bantous des éléments absolus et invariables. Leurs conceptions philosophiques et ontologiques, en tant qu'applicables à l'être en soi, ont pour eux, une valeur absolue et nécessaire, ne tolérant point d'exception. Ce serait par conséquent une remarque mal fondée que de prétendre que les conceptions et principes des bantous sont essentiellement variables, incertains et arbitraires. C'est exactement l'opposé qui est vrai, du moins si l'on se place correctement à leur point de vue subjectif. Leur métaphysique comme la nôtre n'énonce que des lois universelles, immuables. Même les lois générales de la connaissance naturelle, de la physique, ont un caractère de validité générale, a l'instar des trois critères pour la connaissance des êtres-forces et de leurs influences. Cependant, lorsqu'on descend sur le plan de la connaissance particulière, nos bantous admettent que l'on se trouve dans le domaine des approximations et des suppositions, dans le domaine de l'art et du doigté. C'est ainsi que pour savoir quelle influence vitale particulière a entamé un homme au point de le rendre malade, on s'en va prendre l'avis d'un spécialiste doué d'une connaissance supérieure de l'interférence des forces. De même, pour savoir quel sera le « kijimba » susceptible de ravigoter cette personne altérée, il ne convient [63] pas de s'en remettre à son seul savoir, non plus que de se à l'avis du premier venu. Dans des cas pareils, il est sage de recourir au devin. fier Comme il n'est pas donne à tout le monde de pouvoir tirer les cartes ou de lire dans la main, n'est pas devin qui le veut. L'exercice de cet art suppose des connaissances spéciales ou, plus précisément, la force de la connaissance.
6. — La sagesse bantoue est-elle naturelle, préternaturelle ou surnaturelle ?
Nous nommons naturelle la connaissance que l'homme peut acquérir par l'exercice normal de ses facultés. La connaissance préternaturelle dépasse les exigences et capacités de l'être humain, mais non pas celles d'une intelligence créée supérieure, seule la science surnaturelle dépasse les capacités de tout être créé. De ce qui a été dit ci-dessus, et notamment au sujet de la connaissance de l'être-force chez les bantous, il appert que leur philosophie tout comme la nôtre ne prétend être que la connaissance intellectuelle naturelle des êtres. Les critères de la connaissance des forces et influences appartiennent aussi bien au domaine du savoir naturel, de la science positive des bantous. La connaissance particulière des forces ayant agi dans un événement déterminé, la connaissance d'une chose concrète en elle-même suivant sa nature et d'après son potentiel d'action envers certaines personnes déterminées n'est pour eux, [64] — me semble-t-il, — qu'une connaissance naturelle plus approfondie; ce n'est que dans certains cas, si l'intervention directe ou indirecte de Dieu même était supposée, que l'on pourrait parler de connaissances préternaturelles. Ceci sont de simples déductions des principes de là philosophie bantoue telle que nous l'avons exposée ci-dessus. Elles valent ce que vaut leur ontologie elle-même. Je crois cependant que ces considérations nous autorisent à faire bon marché des expressions passe-partout qui encombrent la recherche ethnologique où l'on se plaît à enrober les constatations faites des épithètes de « mystérieux, » et des qualifications de « savoir surnaturel » ou «influences indéterminées » et tant d'autres... En général nous ne rencontrons chez les bantous que des connaissances qui peuvent être courantes ou spécialisées, sans cesser pour autant d'être des connaissances naturelles; à leur sens ce n'est que dans certains cas qu'il semble qu'on ait affaire à des connaissances préternaturelles. Il semble opportun d'ouvrir ici une parenthèse sur ce qui est généralement désigné comme « initiation » dans la littérature ethnologique. Le « kilumbu » ou le « nganga », c'est-à-dire l'homme qui possède une vision plus lucide des forces naturelles et de leur interaction, l'homme qui a le pouvoir de sélectionner ces forces et de les diriger vers un usage déterminé dans des cas d'espèce, ne devient tel que parce qu'il a été « saisi » par [65]l'influence vitale d'un ancêtre prédécédé, ou bien parce qu'il a été initié par un autre « kilumbu » ou « nganga ». Que tout homme peut être influencé par un homme plus savant résulte des principes généraux de l'ontologie bantoue. Celui qui est ainsi « saisi » entre toujours en transe au moment où l'esprit ou le vidye le possède, et c'est à ce moment que le néophyte acquiert sa force supérieure pour connaître et pour orienter les forces. Mais dans ce phénomène il n'est pas question d'initiation. L'initiation ne se présente que lorsqu'un candidat au « kilumbu » ou au « nganga » s'en va trouver un « homme aux manga » et lui demande d'être éduqué dans son art. L'initiation consisterait-elle donc en ce que le maître-nganga instruise son disciple (son enfant dans les manga, ainsi que disent les baluba) dans les secrets « de la sorcellerie et de la magie » ? Le nganga ne peut rien faire de plus que d'enseigner à son apprenti les diverses manigances et cérémonies de son art, il peut lui donner une éducation adéquate au comportement qu'il devra adopter dans cette vie supérieure à laquelle il se destine, il peut lui enseigner les moyens de se mettre dans les dispositions voulues pour atteindre la force et la science, mais, - à mon humble avis, - il ne lui appartient pas de lui donner la force et la science. Pour posséder la réelle science et le pouvoir des manga, il n'y aurait pas, suivant la conception que s'en font les noirs, une initiation au sens français de ce mot. C'est lorsque le maître-nganga a terminé son oeuvre d'éducation que vient le moment où son élève doit recevoir son pouvoir et sa science au cours de ce qu'on a appelé à tort la « cérémonie de [66] l'initiation ». Je présume qu'il est universel dans le monde bantou, qu'au cours de cette cérémonie le néophyte entre en transe, perd conscience, est comme mort à sa vie humaine ordinaire, et renaît de cette catalepsie doué de sa force supérieure et de sa connaissance exaltée de « nganga » ou de « kilumbu ». C'est bien sous l'influence vitale de son maître qu'il renaît à cette force vitale supérieure, mais la force et la puissance qui l'animent lui viennent d'un ancêtre prédécédé ou d'un esprit, sous l'influence duquel son maître a également acquis sa puissance et sa science. Seulement ainsi s'explique le cas de l'un ou l'autre élève, que l'on ne peut amener en transe ou dans le ravissement. Son maître est obligé de le renvoyer en lui disant: « Vous ne convenez pas. » Il faut donc qu'intervienne une force vitale supérieure à celle du maître des forces, et c'est donc à tort que l'on parle d' «initiation». Ces relations, influences vitales des morts sur les vivants, sont pain quotidien pour les bantous; dans une mesure plus ou moins grande ces phénomènes soit familiers à tout muntu; ils vivent en communauté avec leurs morts, et cette influence vitale des défunts ne doit pas être jugée préternaturelle sur les critères de notre philosophie mais comme un événement naturel, comme le cours normal des choses du monde des forces de la philosophie bantoue. C'est le point de vue que l'ethnologie devrait adopter. [67]
7. — Y-a-t-il chez les bantous une connaissance qui ne soit pas magique, c'est-à-dire qui ne soit pas connaissance de force ? Leur sagesse est-elle critique ? On a prétendu (Allier. Le non civilisé et nous) que le noir raisonne moitié comme nous (c'est-à-dire suivant un raisonnement critique épousant la nature des choses) et qu'abandonnant ensuite tout raisonnement il poursuit sa pensée magique. Ainsi l'on signale, par exemple, que les noirs se révèlent intelligents, raisonnables, dans le tressage de leur filets, la confection de leur pièges et plus généralement dans toutes leurs ruses de chasse. Ils savent quels outils ils doivent employer pour faire des instruments efficaces, ils observent une logique sans faille pour combiner leurs embuscades. Tout à coup cependant on observe qu'ils abandonnent tout raisonnement pour faire dépendre le succès de leur battue du secours de l'esprit de la chasse ou du bivanga des chasseurs. Je pense qu'on est mal fondé pour autant, de dédoubler l'homme, dans le primitif qui agit de la sorte, et de le qualifier d'incompréhensible, illogique ou mystérieux. Il est possible que dans la cueillette des herbes dans leur rouissage et dans la confection des paniers, nasses et autres ustensiles, le noir ne voit pas d'incidence ontologique. Ce sont des façonnages utilitaires à l'écart de la sagesse, de la force vitale. Pourtant, on leur entend dire que ces habiletés, que ces techniques leur ont été données avec leur force vitale. Mais ils font une distinction nette entre l'aptitude à bien confectionner un objet matériel, et le pouvoir de con-[68] ditionner un instrument pour maîtriser et prendre d'autres êtres vivants. L'un n'est qu'enfantillage, l'autre est oeuvre vitale. Il ne faut donc point s'étonner de voir le nègre user « magiquement » de ses aptitudes professionnelles, et d'apprendre qu'il songe en ce faisant aux forces vitales qu'il a l'intention d'affronter. Celui qui veut faire une pirogue ne croira pas pouvoir réussir sans faire intervenir sa philosophie des forces. Les fondeurs de cuivre et les forgerons penseront ne pas pouvoir couler le minerai, et changer ainsi la nature de la matière traitée sans devoir faire appel, à une force supérieure qui peut dominer la force vitale de la «terre» qu'ils prétendent ainsi transformer en métal. Quant au chasseur, il sera convaincu que c'est par une force vitale supérieure qu'il a eu le génie de confectionner ses engins avec efficience et qu'il a eu l'adresse de les employer efficacement dans son combat avec le gibier capturé; il pensera que c'est son influence vitale renforcée de la puissance de l'esprit tutélaire des chasseurs, qui a mené le gibier dans ses pièges. On aurait de la peine à trouver une activité ou un événement ayant quelqu'importance dans la vie des noirs, que ceux-ci ne rattachent pas à leur philosophie des forces, à leur conception au sujet des influences vitales. La connaissance des noirs n'est pas bifide. Il n'y a pas chez eux un domaine réservé à la critériologie de la philosophie des forces, à côté d'un domaine où jouent les raisonnements d'une philosophie critique rationnelle. La philosophie des forces pénètre l'ensemble de leurs connaissances, ils ne possèdent pas d'autre conception du monde; c'est leur philosophie qui oriente tous leurs [69] actes et leurs abstentions et tout comportement consciemment humain est conditionné par leur science de l'être comme force. Faut-il conclure que cette connaissance de l'être (science magique ainsi qu'on l'a nommée) qui n'est en réalité selon eux autre chose que la connaissance des forces, ne serait pas une connaissance critique ? Si l'on veut entendre par une philosophie critique, une philosophie fondée sur l'observation de la réalité, et sur les déductions que l'on peut tirer de l'expérience humaine, je prétends que la philosophie des bantous est, depuis leur point de vue, et pour les motifs exposés ci-dessus, une philosophie critique au même titre que nos systèmes occidentaux. A leurs yeux, leur philosophie repose sur l'évidence interne et externe. S'il n'en était pas ainsi, il faudrait conclure, que, faute de motifs rationnels, leur système ne serait qu'un produit de la plus pure fantaisie. Mais alors la logique serrée de leur système devient un miracle inexplicable! On peut se demander du reste, s'il peut y avoir une philosophie digne de ce nom, qui ne serait pas le produit de la pensée critique. Autre chose est de vérifier si leurs observations ont été faites correctement et si leurs déductions ne cèlent pas des fautes de raisonnement. Un système philosophique peut être qualifié «critique» même si l'on prouve qu'il est faux. Si l'on réservait le nom de philosophie critique exclusivement à la conception exacte et vraie de l'être, il ne pourrait exister qu'un seul système de philosophie, et il ne pourrait être toléré que des systèmes de pensée hétérogènes se trouvent encore désignés par le vocable de philosophie. [70]
8. — Les bantous sont-ils étrangers à toute science expérimentale? C'est une façon sommaire de poser la question. Nous la croyons justifiée, parce qu'elle fait ressortir le faux jour sous lequel elle se place. Lorsque nous parlons d'expérience, nous pensons à autre chose que ce que les noirs pourraient entendre par «expérience». Devant l'expérience nous concluons raisonnablement suivant notre critériologie et notre ontologie, les noirs pensent conclure valablement suivant la leur. Nous saisissons la causalité suivant notre métaphysique réaliste, les noirs suivant les principes de causalité de leur philosophie des forces. Prenons un exemple pour illustrer cette thèse. Les noirs connaissent expérimentalement des herbes et des plantes dépuratives, vermifuges ou désinfectantes. Eux en déduiront: «cette plante, cette herbe est telle ou telle force ». Cette vertu n'agira donc pas autrement que toutes les autres forces, par influence vitale, peut devenir intense, ou diminuer,... elle n'agira que par la force vitale de l'homme fort et vivant. De là les simagrées, les rites et les incantations en usage lors du recours aux médicaments. Pour être plus sûr de l'action efficace de ces forces, qui peuvent être excitées, animées et dirigées, on aura recours à une personne qui a des pouvoirs spéciaux à cette fin, on ira recourir à la sagesse et force d'un « aîné », ou à l'art d'un « nganga ». Ce réveil, cette excitation des forces est un fait ordinaire chez les baluba [71] «kulangwila miji », exciter les racines ... ) afin que leurs vertus, leur être, soit actif en faveur de tel malade. En cas d'échec, l'inactivité des herbes ayant manqué leur effet curatif sera expliqué selon leurs principes de causalité. Ceci confirme que toute connaissance, fut-elle expérimentale, cadre chez les bantous avec leur critériologie des forces, et s'imbrique dans leurs lois générales de l'accroissement et de l'interdépendance des forces. [72 vide]
[73] ——————————————————————————————————————————————— Chapitre
IV Après avoir fait un exposé de la conception du monde des bantous, de leur ontologie et de leur critériologie, il importe de passer en revue leurs idées philosophiques au sujet de l'homme. Ce n'est qu'après cela qu'il nous sera possible d'étudier leur philosophie du comportement humain, dans leur éthique et dans leur philosophie du droit. Notre préliminaire La psychologie bantoue que nous étudions est celle qui existe dans l'esprit bantou et non celle qui résulterait de l'observation des bantous par les européens. C'est à leur point de vue qu'il convient de se placer pour comprendre cette psychologie s'intégrant dans leur système général de pensée. Si nous partions de nos conceptions de la psychologie pour étudier les bantous, nous serions d'ailleurs [74] voués quasi-fatalement à un échec. Celui qui s’engagerait, par exemple, dans la voie de rechercher quels vocables répondent, dans les dialectes bantous, aux notions âme, esprit, volonté, sentiment, etc, postulerait déjà que les bantous divisent comme nous l’homme en l’âme et le corps, et que dans l’âme ils distinguent les diverses facultés tout comme nous le faisons. Ceci ne serait pas une étude de la psychologie des bantous, ce serait au contraire nier l’existence de cette psychologie propre, en supposant qu’il suffit de traduire notre terminologie. Pour prévenir ce faux départ, il faut au contraire faire table rase de nos propres conceptions en matière de psychologie, et nous préparer à l’éventualité d’aboutir à une conception de l’homme fort différente de celle que nous tenons en honneur. Nous n'avons rien de mieux à faire que d’écouter et d’analyser ce que disent les noirs au sujet de cet être que nous avons accoutumé à désigner comme «animal raisonnable ». Il est possible que le résultat paraisse mince. Il se peut que l’on m’objecte qu’il n’y a pas là une psychologie complète. Il est certain que nous devrons faire notre deuil de bien des distinguo, et que bien des subdivisions auxquelles nos Ecoles européennes tiennent tant, n'auront pas leurs correspondantes dans la pensée nègre. Il me semble cependant qu’il vaille la peine de rassembler quelques vigoureuses pensées de base de ce que nous avons pu tirer des bantous en cette matière. Si sommaires soient-ils, ces renseignements pourront servir de prolégomènes aux recherches ultérieures plus poussées dans le domaine de la psychologie bantoue. [75]
A. — Le "Muntu" ou la personne La notion d’être, que les bantous possèdent au sujet de toutes choses s'appliquant à Dieu comme aux êtres créés, sera évidemment aussi d’application aux êtres humains. Force vitale, accroissement de forces, influence vitale, sont les trois grandes notions que nous retrouvons nécessairement à la base de la psychologie bantoue. C’est sur ce mode que nous voulons diviser l’étude de cette matière.
1 — Le muntu est une force vive. Les bantous voient dans l’homme, LA force vivante; la force ou l’être qui possède la vie vraie, pleine et élevée. L’homme est la force suprême, la plus puissante parmi les autres êtres créés. Il domine les animaux, les plantes et les minéraux. Ces êtres inférieurs n’existent, par la prédestination divine, que pour l’assistance de l’être créé supérieur, l’homme. On serait tenté de demander en quoi consiste cette force supérieure pour les bantous; on voudrait leur réclamer une définition plus positive ; on voudrait savoir en quel principe réside cette supériorité, cette magnitude vitale. Cette question correspondrait à celle que nous nous posons en la psychologie qui nous est familière: en quoi consiste au juste l'être spirituel de l'homme, cet élément vital que nous nommons l’âme ? Mais avons-nous trouvé une définition positive de l'être spirituel? Avons-nous seulement donné les conditions nécessaires et suffisantes [76] qui constituent l'être matériel ? Composé, multiple, sensible, lié aux catégories de l'espace-temps sont autant de propriétés de l'être matériel et contingent; ce sont des propriétés qui découlent de la nature même de l'être matériel. Peut-on dire, pour autant, que ceci nous explique le caractère intime de la matière? Dans la définition de l'esprit ou du spirituel, nous ne sommes pas plus avancés. Pourquoi et par quoi un être est-il spirituel? C'est encore par ses propriétés que l'on tentera de définir l'esprit. Il est doué de volonté et d'intelligence, il n'est pas «aperceptible » par les sens, il est transcendant à la matière, il est agent indépendamment de la matière: ce sont autant de qualifications négatives ou indirectes qui ne nous apprennent rien quant à l'essence spirituelle en elle-même. Nous aurions donc mauvaise grâce à reprocher à nos primitifs de ne point être à même de nous fournir une définition parfaite de la nature spécifique du « muntu ». A l'instar de nos définitions approximatives basées sur les qualités statiques que nous attribuons à l'être, les bantous nous offriront des descriptions des qualités dynamiques du « muntu » suivant leur conception de la philosophie des forces. L'homme est la force dominante parmi les forces créées visibles. Sa force, sa vie, sa plénitude d'être consiste en sa plus ou moins grande participation à la force de Dieu. Dieu, diraient les bantous, possède (ou mieux, Il est) La force suprême, complète, parfaite; Il est le Fort en Soi et par Soi: I mwine bukomo bwandi. Il a sa cause existentielle en Soi. Par rapport à ses créatures Dieu est considéré par les bantous comme le causateur, [77] le sustenteur des forces contingentes (comme leur cause créatrice). L'homme est l'une de ces forces contingentes vivantes, causée, maintenue et développée par l'influence vitale créatrice de Dieu. A son échelon propre, l'homme, de par la Force divine, est lui-même une force vitale. L'homme n'est pas cause première et créatrice de vie, mais il sustente et augmente la vie des forces qui se trouvent sous sa hiérarchie « ontologique ». Ainsi, l'homme est dans la pensée bantoue, bien qu'en un sens plus restreint que Dieu, une force causale de la vie ; cette définition se borne à décrire les seules relations qu'il peut avoir avec ce qui l'entoure, sans toutefois exprimer son essence. Les bantous diront encore que le « muntu » a la force de connaître. « Udi na Buninge bwa kuyuka » (kiluba). Connaissance et sagesse sont des forces vitales suivant leurs conceptions. Nous avons signalé déjà que la véritable connaissance, la vraie sagesse consiste à comprendre la nature et l'action des forces autres, que telle est pour eux la notion de connaissance métaphysique des forces, ou identiquement des êtres.
2. — L'accroissement et la diminution du « muntu ». Ce deuxième thème n'est qu'une application du deuxième aspect de la théorie générale de l'être-force chez les bantous. Ce que nous voulons développer ici a été virtuellement introduit déjà par les chapitres qui précèdent, et notamment au troisième article du chapitre II, qui expose comment le comportement vital des primitifs se trouve centré sur une valeur éminente: la force vitale. [78] Suivant la pensée bantoue, il est donc logique que le « muntu » puisse croître ontologiquement, qu'il devienne plus grand, plus fort, et également qu'il puisse, en tant que « muntu », décroître, perdre de sa force vitale, pour aboutir à l'évanescence complète de son essence même, qui est la paralysie de la force vitale, qui lui ôte la puissance d'être une force active, une cause vitale. Cet état de diminution ultime de l'être est celui de certains défunts ; c'est l'état dans lequel tombent les trépassés qui n'ont plus le moyen de renouer avec les vivants terrestres, qui ne peuvent donc plus exercer leur influence vitale, ni en faveur du renforcement de la vie, ni à son détriment pour la réduction, ou la destruction de la vie. Le « muntu » vivant se trouve en une relation d'être avec Dieu, avec son ascendance, avec ses frères de clan, avec sa famille et avec ses descendants; il est dans une relation ontologique similaire avec son patrimoine, son fonds avec tout ce qu'il contient ou produit, avec tout ce qui y croît et y , vit. Tous les acquets [acquits-n.d.l.r.] constituent un accroissement de force vitale aux yeux des bantous ; tout ce qui entame, détériore ou détruit ce « patrimoine », c'est à-dire tout ce qui porte atteinte à ce qui constitue sa force vitale, constitue une diminution du « muntu » en soi, du « muntu » en son essence, qui en sera « mort », kufwa dans le sens que nous avons précisé plus haut. C'est toujours suivant cette conception des forces que les baluba parlent de « muntu mutupu » pour désigner un homme de médiocre importance, dépourvu de force; tandis que le « muntu mukulumpe » désigne l'homme puissant qui a son mot à dire dans la communauté. Ils pen [79] sent de même en parlant de « mfumu » (chef) ou de «tata» (père), tandis qu'ils songent à l'homme ayant perdu sa force en désignant par « mufu » (mort) celui qui leur parait un homme atteint en son essence humaine à cause de son défaut de puissance. Lorsque les noirs désignent ainsi des catégories d'hommes, il ne s'agit pas à leurs yeux d'une classification fondée sur des différences accidentelles, mais bien d'une gradation dans la qualité essentielle d'homme suivant l'intensité de leur force vitale. Ce n'est pas par une nomination ni par une désignation, que
l'on ajoute au simple humain la qualité de « mfumu
». Par l'investiture on devient et on est « mfumu»,
on est force vitale nouvelle supérieure, susceptible de renforcer
et de maintenir tout ce qui tombe ontologiquement sous sa hiérarchie.
On devient chef de clan et patriarche, non pas résiduellement,
par le décès des autres anciens qui avaient préséance
et parce qu'on demeure le plus âgé des survivants du clan,
mais parce que cette qualité d'aînesse suppose un accroissement
interne de la puissance vitale, élevant le «muntu »
du patriarche à l'échelon d'intermédiaire et canal
des forces, entre les ancêtres d'une part, et la descendance avec
son patrimoine d'autre part. On ne met jamais longtemps à remarquer
la transformation qui s'opère, lorsqu'on revoit un chef de clan,
que l'on avait connu précédemment comme simple membre
de la communauté; ce changement de qualité se traduit
par un réveil de l'être, une inspiration intime et parfois
par une sorte de « possession ». Le « muntu »
se trouve en effet conscient et informé par toute sa conception
du monde, par toutes ses formes de con- 3 — Le « muntu » est une cause active, il exerce une influence vitale. Tout comme l'ontologie bantoue est rebelle au concept de la chose individuelle, existant en elle-même, la psychologie bantoue ne peut concevoir l'homme en tant qu'individu, force existant en elle-même, en dehors de ses relations ontologiques avec les autres êtres vivants, en dehors de son rapport avec les forces animées ou inanimées qui l'entourent. [81] Le noir ne peut être solitaire; il ne suffit pas de traduire cela en disant qu'il est un être social; non, il se sent et se sait une force vitale en rapport actuel intime et permanent avec d'autres forces agissant au-dessus et en dessous de lui dans la hiérarchie des forces; il se connaît comme force vitale actuellement influencée et influençante. L'être humain, considéré en dehors de la hiérarchie ontologique, de l'interaction des forces, est inexistant dans la conception bantoue. Nous nous sommes étendus suffisamment au sujet de l'interaction des êtres au chapitre traitant de l'ontologie bantoue, pour qu'il ne soit point nécessaire d'en revoir l'application particulière sous la présente rubrique. Nous avons tenté de formuler les lois régissant l'interaction des êtres, que nous avons qualifiées de lois causales, là où l'on affectait de ne voir jusqu'à présent que des dérivations magiques. Traitant de psychologie, il convient toutefois de s'arrêter à l'examen de ce que nous nommerions « la volonté». Les bantous connaissent le libre arbitre, la faculté qu'a le « muntu » de choisir et de décider par lui-même, entre un bien supérieur et un bien inférieur, entre le bien et le mal. Ils pensent que l'homme peut avoir une « volonté vivifiante ou une volonté destructrice. L'homme peut avoir une volonté ordonnée, c'est-à-dire vouloir conformément à l'ordre des forces telles que Dieu les a voulues, en respectant la vie et la hiérarchie des forces. C'est en agissant de la sorte que le patriarche ou le chef de clan, le chef, le «nganga » (l'homme aux remèdes) pourra agir [82] en véritable animateur de la vie, en conservateur et en protecteur de la force vitale. L'homme peut cependant également être animé d'une volonté destructrice, une volition néfaste. Sa volonté mauvaise (haine, envie, jalousie) aura ses répercussions sur la force vitale des êtres plus faibles par la seule volition d'une réduction vitale. C'est cette influence néfaste découlant de la volonté destructrice de certains hommes qui est désignée par «buloji » ou « kulowa » chez les balubas.
B. — Le nom ou l'individu. Après avoir traité de l'homme en général, voyons comment les bantous comprennent l'homme concret, l'individu déterminé. 1 — L'individu est
impénétrable pour son semblable. Passant dans la connaissance de l'être concret et individué, la connaissance devient plus hésitante: « Munda mwa mukwenu kemwelwa kuboko, nansya ulele nandi butanda bumo! » (nul ne peut mettre le bras dans l'intérieur de son compagnon, quand bien même il partagerait sa couche). Le for intérieur du prochain demeure secret pour son ami le plus intime. Quelle est la nature de telle influence vitale qui se meut dans mon ambiance, avec laquelle je cohabite ? [83] Quelle est l'intensité de sa force, quelle est son action en
tel cas déterminé, ou sur telle personne individuée?
Ce sont autant de choses que l'on ne peut palper de ses mains, qu'on
ne peut voir de ses yeux. Dans ce domaine de l'action, il ne peut être
invoqué de témoins.
2 — Les critères généraux définissant l'individu. Un premier critère est le nom. Le nom exprime le caractère individuel de l'être. Le nom n'est pas une simple étiquette, c'est la réalité même de l'individu. Un exemple fera saisir la différence d'acception du nom chez les occidentaux et chez les bantous. Si l'on hésité quant au nom d'un européen et qu'on lui pose la question: «vous vous nommez Louis, n'est-ce pas?» Il vous répondra par « oui » ou par « non ». Demandez cependant au muntu : « vous vous nommez bien Ilunga ? » et vous vous attirez l'une des réponses « Tata » (père) ou «Bwana» (maître) ou encore «Moi», «Moi-même», « Moi, ici » ou « C'est moi », mais il ne vous donnera pas du «Eyo » ou du « Ndio » (oui). J'ai poussé l'expérimentation plus loin. J'avais baptisé un bébé noir et portant l'acte au registre, j'interrogeai les parents: « son nom indigène est donc bien [84] Ngoi ? »; réponse : « c'est lui. »; « et son nom chrétien est donc bien Joseph?»; réponse: «Oui.» Le nom indigène désigne en effet qui est l'enfant, tandis que le nom chrétien est quelques chose d'adventice, d'étranger, d'européen. C'est pourquoi on peut répondre comme parleraient les européens: se nomme-t-il Joseph? Oui, il se nomme Joseph. Le premier nom désigne la spécification individuelle, le deuxième nom est une épithète adventice. La réponse «Tata» ou «Bwana», qui peut étonner le lecteur, recevra ultérieurement sa pleine explication. Qu'il suffise d'indiquer ici que celui qui répond à l'appel de son nom, le fait en respectant le rang vital, la relation de forces dans laquelle il se trouve en face de son interlocuteur. Le « muntu » peut avoir plusieurs noms. Chez les
baluba il y a généralement trois sortes de noms. On distingue
d'abord le « Dijina dya munda, » qui est, comme
disent les baluba, le nom intérieur, le nom de vie ou le nom
d'être; ce nom ne se perd jamais; un deuxième nom est celui
qui est donné à l'occasion d'un accroissement de force,
tel serait le nom de circoncision, le nom de chef ou le nom de sorcier
reçu à l'initiation, à l'investiture ou à
l'occasion de la possession par l'esprit, enfin il y a des noms qu'on
se choisit et qu'on s'attribue à soi-même, dijina dya
kwinika bitu, un nom qui ne sert qu'à nommer, sans relation
profonde avec la personne ou avec l'individu. Ce dernier nom peut être
changé ou abandonné au gré de son titulaire. Tels
soit les « majina a kizungu » des noms à
l'européenne, comme par exemple « Mashini, Petrol, Bécéka,
Motoka(r), etc. » Ne con-[85] vient-il pas, en effet que le
« muntu wa bazungu » (l'homme des blancs), qui va se
placer sous l'influence vitale dominante des blancs, ait également
un Revenons cependant au caractère particulier du premier nom,
du nom vital. immuable, du nom constitutif de l'individualité
de l'être. Pour les bantous, l'homme n'apparaît en effet
jamais comme un individu isolé, comme une substance indépendante.
Tout homme, tout individu constitue un chaînon dans la chaîne
des forces vitales, un chaînon vivant, actif et passif, rattaché
par le haut à l'enchaînement de sa lignée ascendante
et soutenant sous lui la lignée de sa descendance. On pourrait
dire que chez les bantous l'individu est nécessairement un individu
clanique. Ceci ne vise pas simplement une relation de dépendance
juridique, ni celles de la parenté, ceci doit être entendu
dans le sens d'une réelle interdépendance ontologique.
Dans cet ordre d'idées on peut dire que le « nom intérieur
» est l'indicatif de l'individualité clanique. Voici quelques faits aisément vérifiables: un même
ancêtre peut être « rené » ou «
revenu » dans plusieurs membres vivants du même clan. On
trouvera fréquemment dans un même clan plusieurs Ngoi
ou plusieurs Ilunga qui sont tous et chacun désignés d'après
le même ancêtre Ngoi ou Ilunga. Il appert déjà
que s'il y a métempsycose, Ainsi donc, lorsque les noirs parlent des morts qui reviennent et qui
renaissent, ne faut-il pas entendre qu'ils parlent de métempsycose
dans le sens classique que nous donnons à ce mot. [87] La conception physiologique est attribuée exclusivement et expressément à l'acte de Dieu chez les bantous. Il est le créateur, la force causale de toute vie. Lorsque le fruit s'est développé dans le sein maternel et que la mère commence à sentir la vie, les noirs disent qu'il y a déjà là un homme. Il y a un homme à naître. Mais ils se demandent qui est cet homme à naître. L'homme est bien là, mais on ne peut pas encore le spécifier en tant qu'individu. Si des difficultés obstétriques sont à craindre, on ira trouver le devin, pour savoir ce qui cloche. Lui pourra expliquer quelquefois que c'est parce qu'un ancêtre dispute à un esprit l'avantage de renaître en cet enfant. Il indiquera parfois lequel des deux a les meilleures chances, et ainsi les parents savent si c'est Ilunga ou Ngoy ou un autre qui va venir au monde. Parfois la femme enceinte pourra connaître l'individualité de l'enfant qu'elle porte par la révélation de ses songes. Interrogeant une femme chrétienne pour qu'elle me dise comment elle savait que l'enfant qu'elle me présentait au baptême était Monga, elle répondit: « tandis que j'étais enceinte j'ai rêvé plusieurs fois que feu Monga me poursuivait en me disant « Unsele, Uunsele » (porte-moi) et ainsi j'ai su que c'était lui qui me suivait pour renaître en moi ». L'ancêtre prédécédé ou l'esprit, n'est pas l'agent de la conception, et ce n'est pas non plus sa personne [88] qui renaît au sens propre du mot. C'est l'homme qui déjà possède la vie dans le sein de sa mère (par influence divine) qui vient à se trouver sous l'influence vitale, sous l'influence ontologique d'un aïeul déterminé ou d'un esprit, ou même d'un défunt qui, sans appartenir réellement au clan, se trouvait cependant en relations vitales étroites avec les géniteurs. Les ancêtres ne sont-ils pas, après Dieu, les dispensateurs de la force vitale? Et n'est-ce pas par l'intime influence vitale d'un défunt sur sa progéniture que le nouveau-né pourra être individualisé au sein de son clan? On pourrait peut-être exprimer mieux l'idée en disant que ce n'est pas un homme déterminé du clan qui renaît, mais que c'est son individualité qui revient participer à la vie clanique par l'influence vitale dont ce défunt informe le nouveau-né, ou le fruit vivant à naître dans le clan. Cette influence vitale se conserve durant toute l'existence, puisqu'elle est constitutive de l'essence même de l'être. Un autre critère de l'individu, de la force-vitale concrète, est l'apparence sensible de l'homme. Rappelons une fois de plus que dans l'homme les bantous distinguent, outre le « muntu » ou homme proprement dit, son corps, son souffle et son ombre, etc. Sa force vitale peut s'exprimer d'une façon particulière dans certains aspects ou modalités de l'apparence extérieure de l'homme, que nous pourrions nommer des moments ou des noeuds de haute tension vitale. L'œil, la parole, le geste, les actes symboliques, la transe, l'inspiration, la possession sont autant de critères, desquels [89] les bantous concluent à l'existence de forces vitales déterminées, d'influences vitales efficaces en des circonstances définies. Ce sont les preuves antiques et coutumières de l'existence d'une influence vitale caractérisée, aux yeux des bantous. Si un homme lance une imprécation contre un autre et que celui-ci tombe malade ou qu'un accident lui survient, ce mot malveillant indiquera irréfragablement au malade ou à la victime que l'influence néfaste, qui a entamé sa vie, émane de l'imprécateur. Répétons encore que ce ne sont pas l'oeil, le geste, ou, dans le cas proposé, là parole qui sont l'agent du maléfice; abandonnons les vocables périmés de « magie symbolique, de magie du désir exprimé, ou de magie de similitude ». Pour le noir il y a l'être qui est force, susceptible de croissance ou d'évanescence, force exerçant une influence directe sur d'autres forces. Ceci tient à l'essence même de la conception primitive de l'être. Hors cette conception ontologique il est des critères sensibles et contingents, tels que ceux énoncés ci-dessus, qui permettent de conclure à l'existence et à la présence d'influences vitales en des cas concrets. [90 vide; 91] ——————————————————————————————————————————————— Chapitre
V. L'homme n'est pas la norme ultime de son fait. Il ne trouve pas en soi la justification de ses actions et omissions. Transcendant le libre arbitre de l'homme, il y a une force supérieure, qui sait, qui apprécie et qui juge l'acte humain. Contre la décision et le fait du pouvoir humain suprême, il est toujours un recours devant la Puissance transcendante, dont l'homme a reçu son pouvoir de justicier, à charge d'en rendre compte. Lorsque l'aîné, le patriarche, le chef coutumier ont tranché, les bantous, diront comme disent les baluba: « I aye mwine ». - « Lui-même le veut, lui sait pourquoi il veut ». - Cependant s'ils sont parfaitement convaincus de leur bon droit, s'ils sont sûrs de l'injustice de la sentence humaine ils se laisseront sans doute faire, mais en protestant d'un recours devant le Créateur, maître de tous les humains. Tout en se laissant emmener, il clamera: « vous faites ce que vous voulez; vous avez la force de me tuer; mais moi je suis le « muntu » de Dieu. « Ne muntu wa Vidye. (kiluba) C'est lui qui nous jugera tous deux; il ne vous est pas permis, homme puissant, [92] de juger arbitrairement un homme qui n'est pas tant votre homme que l'homme de Dieu; car ce n'est pas toi qui dis le droit, tu n'est que délégué et mandataire. » Comme tous les primitifs, (et comme tous les semiprimitifs,) les bantous se tournent vers leurs concepts philosophiques et non le moins vers leur théodicée, pour dégager des principes et des normes du bien et du mal. On n'en voit point qui soient « évolués » au point de vouloir prêter quelques chances de vie à ce mort-né « rationaliste » qu'est la morale laïque. Il semble cependant que ce soit le but de certains colonisateurs d'ouvrir à leurs pupilles l'accès à ce plan « supérieur » de la civilisation...
1 — Les bantous ont-ils la notion du bien et du mal? Il est fréquent d'entendre dire que les noirs ne distinguent pas le bien du mal, ou du moins qu'ils ont à ce sujet des conceptions de sauvages, heurtant de plein fouet nos acceptions de la morale. Il est vrai que, pour beaucoup de coloniaux, il est reçu comme fait acquis, que les noirs n'ont qu'une vagué idée de l'Etre suprême, qu'ils sont convaincus que les créatures n'ont pas audience chez Lui, que Lui-même garde d'ailleurs ses distances et ne trempe jamais dans l'événement quotidien de l'existence humaine. Malgré ce préjugé nous avons cru devoir prendre la peine d'interroger les bantous sur ce point. En matière de vol, on dit généralement que le noir n'y voit pas le moindre mal, que pour lui il s'agit seulement de ne pas se faire prendre. Le mensonge et la tromperie seraient, dit-on, aux yeux des noirs, un signe de fi-[93] nesse d'esprit, à l'abri de toute appréciation morale. L'adultère né serait pas pour eux une infraction à la morale, mais il suffit que celui qui s'y fait pincer accepte de payer l'indemnité. Certains concèdent cependant qu'il y a, en fait de norme de l'éthique nègre, le souci du maintien de l'ordre social, la paix clanique. On pourrait observer ici que, suivant certaines opinions modernes, l'ordre social est constitutif d'une catégorie différente de celle de l'impératif moral. Mais il s'agit bien moins de savoir,si nous reconnaissons dans le comportement indigène le contrôle et la fidélité à un faisceau, de canons de morale, que de voir si eux-mêmes, et de leur point de vue bantou, possèdent une morale et en quoi elle consiste. Soulignons d'abord qu'il ne faudrait pas retenir des abus répétés comme valant usage. Ce n'est pas le comportement ordinaire des hommes, qui s'excusent par des prétextes égoïstes de leurs écarts, qui peut constituer la norme orthodoxe d'une éthique. Or, il m'est arrivé des centaines de fois devant des situations diverses, d'entendre les bantous dire: « I bibi. » (c'est mal). Ce qui m'a frappé et longtemps étonné,c'est l'accent de conviction profonde avec laquelle ces deux petits mots étaient prononcés, vraiment comme s'ils sentaient, plutôt qu'ils ne savaient, là distinction du bien et du mal. Ainsi peut-on entendre qu'ils condamnant en principe et de toute la force de leur sagesse vitale indestructible, l'influence destructrice du muloji (sorcier, ici dans le sens de jeteur de sorts). Ils rejettent de même principiellement, et à cause de leur malice, le [94] mensonge, la tromperie, le vol, l'adultère. Ils condamnent de même, de leur point de vue bantou, divers usages pourtant fort répandus, tels que la polygamie, le mariage d'impubères et autres abus sexuels. En somme, ils connaissent et reconnaissent le décalogue, formulation de la Loi naturelle. N'est-il pas ahurissant de songer que nos autorités prétendent chercher des motifs qui permettraient d'aller à l'encontre de ces abus! Et cependant, actuellement, nous voyons ces autorités, prenant l'abus répété pour du droit coutumier sacré, patronner les pires déviations de l'antique et saine Coutume des bantous. Tout noir abordant le prétoire ne dira-t-il pas une formule se rapprochant de celle en usage chez les baluba: « Je suis un homme qui dit vrai, mes paroles suivent l'événement, comme il s'est produit et comme il s'est développé; car moi je suis un muntu mukulumpe, un grand homme. » En d'autres circonstances, on entendra des noirs se vanter de ce qu'ils respectent la personne et le bien d'autrui. Et la nostalgie des vieux qui se plaisent à dire que « tous les bons et vieux principes vont à la dérive, » n"est-elle pas symptomatique? Il est indubitable que les noirs ont des notions du bien et du mal. Nous montrerons que leurs principes éthiques ne sont d'ailleurs pas suspendus en l'air.
2. — La base de la conscience du bien et du mal se rattache à la philosophie des bantous. Les bantous sont encore suffisamment primitifs pour pouvoir reconnaître le rapport qui existe entre les [95]canons du droit et les règles de la morale, et les principes de la philosophie. Pour la science positive moderne, tout le monde matériel, toute la physique, toute la mécanique et tout l'espace stellaire se réduisent à une idée unique. Pour les primitifs, la suprême sagesse consiste à reconnaître dans l'univers, dont ils n'excluent pas sottement et a priori le monde spirituel, une unité dans l'ordre des êtres. Toute leur ontologie, que l' on pourrait systématiser autour de l'idée fondamentale de la « force vitale » et des notions connexes d'accroissement, d'influence et de hiérarchie vitaux, fait apparaître le monde comme une pluralité de forces coordonnées. Les bantous ajoutent, que cet ordre vient de Dieu et qu'il doit être respecté. Dieu est le possesseur, l'évocateur, le renforçateur et le conservateur de la vie. Son grand et saint don à l'homme, est le don de la vie. Les autres, créatures, qui sont suivant la conception bantoue des forces vitales inférieures ou supérieures, n'existent, dans le plan divin, que dans le seul but de maintenir et d'accroître le don vital fait à l'homme. Le renforcement de vie, la conservation et le respect, de la vie sont par la nature même de la création, l'affaire des ancêtres et des aînés, vivants ou défunts. Pareillement les forces inférieures sont mises à la disposition des hommes pour servir au renforcement, au maintien et à la protection de la vie du « muntu ». Suivant le Plan divin, et suivant sa Volonté, toute vie peut et doit être respectée, conserve et renforcée dans le « muntu ». [96] Il est difficile de définir et d'exprimer ce qui peut avoir été conservé chez les primitifs de révélation originelle, de la révélation explicite, par Dieu, de la loi morale. Mais la volonté divine se trouve, d'après les noirs, exprimée dans l'ordonnancement du monde, dans l'ordre des forces, auquel leur intelligence naturelle a accès. Ils la déduisent de leur sagesse humaine et de leur conception philosophique du rapport et de l'interaction des êtres. La morale objective chez les noirs est une morale ontologique, immanente et intrinsèque. La morale bantoue tient à l'essence des choses comprises suivant leur ontologie. La connaissance d'un ordre naturel nécessaire des forces fait partie de la sagesse des primitifs. Nous pouvons en conclure qu'un acte, un usage sera avant tout qualifié d'ontologiquement bon par les bantous, et qu'il sera pour cela estimé moralement bon et enfin, par voie de déduction, sera-t-il apprécié comme juridiquement juste. Les bantous n'ont, en effet, pas encore accédé à la subtilité qui permet à nos juristes de découvrir un droit positif affranchi de la philosophie. Nous avons exposé les normes du bien; à l'inverse, les normes du mal sont évidemment parallèles. Tout acte, tout comportement, toute attitude et toute habitude humaine qui attente à la force vitale ou à l'accroissement et à la hiérarchie du « muntu » est mauvaise. La destruction de la vie est une atteinte au Plan divin, et le « muntu » sait que pareille destruction est, avant tout, un sacrilège ontologique, que c'est pour cela qu'il est immoral et, par conséquent, injuste. [97]
3 — Le droit positif des bantous cadre avec leur morale ontologique. De même que pour les bantous, c'est « muntu » vivant qui est, de par les dispositions divines, la norme du droit ontologique ou du droit naturel, ainsi sera-t-il également la norme du droit positif. Nous pourrions d'ailleurs montrer avec la même rigueur logique que c'est le « muntu » qui est la norme de la langue, de la grammaire,de la géographie, de toute la vie et de tout ce que la vie met en rapport avec le « muntu ». Si le droit de propriété, le régime foncier, la dévolution successorale, l'organisation clanique et interclanique ancienne ou l'organisation politique plus récente, bref si toute la législation positive ou conventionnelle ne peut être tirée par déduction logique nécessaire des prémices des données ontologiques de la philosophie bantoue, tout au moins est-il certain que le droit coutumier primitif, si spécifique et si conventionnel qu'il puisse paraître, s'adapte parfaitement dans le cadre de la philosophie et de la morale bantoue telle que nous l'avons décrite. Tout droit coutumier digne de ce nom (et qui soit du droit et non une tolérance de l'abus) est inspiré, animé et justifié du point de vue bantou par sa philosophie de la force vitale, de l'accroissement, de l'influence et de la hiérarchie vitaux. Le droit coutumier est fondé en valeur et en force sur la philosophie des primitifs. D'une part, la morale, c'est-à-dire le départ entre les actions humaines bonnes et mauvaises suivant le cri-[98] tère de la Volonté divine, (ou suivant le critère de l'Ordre naturel, qui n'est que l'expression de cette Volonté divine) et, d'autre part, le droit, c'est-à-dire le départ entre les actions bonnes ou mauvaises des hommes par rapport à leurs semblables, au clan, ou plus généralement par rapport à la société humaine, reposent chez les bantous sur un même fondement de principes et constituent un tout unique. (cfr. Possoz, Eléments de Droit nègre, p. 30). La société humaine, dans son organisation clanique ou politique, est en effet ordonnée également d'après les principes des forces vitales, de leur accroissement, de leur interaction et de leur hiérarchie. L'ordre social ne peut être fondé que sur l'ordre ontologique, et une organisation politique qui heurterait ce principe ne pourrait jamais être reconnue comme ordonnée suivant la mentalité bantoue. Que l'on se souvienne des difficultés insurmontables, de l'opposition irréductible des communautés indigènes, chaque fois que l'autorité européenne, animée des meilleures intentions, mais méconnaissant la réalité de la morale et du droit bantous, tenta d'imposer une organisation politique violentant l'ordre ontologique de la hiérarchie bantoue. 4. — La ténacité du « muntu » dans la défense de son droit est la conséquence de son attachement à sa sagesse fondamentale et à sa philosophie. Les bantous ont une morale dans la mesure de ce qui leur reste de philosophie. La conscience de leurs droits supérieurs est d'autant plus nette qu'ils ont pu ac-[99] quérir et garder une notion plus claire et plus évidente du monde suivant leur ontologie propre. Devant les sempiternelles palabres des noirs, nous avons tendance à nous énerver et à perdre patience. Cependant comment le noir pourrait-il renoncer à cette attitude ? Plus sa pensée est haute, et plus ses arguments se trouvent-ils enracinés dans sa conception philosophique, dans sa sagesse et dans son comportement ontologique, et plus tenace sera-t-il, plus audacieux s'avancera-t-il pour la défense de son bon droit. C'est dans la défense de son droit que le non-civilisé apparaît le mieux en tant que personnalité, parce que son droit (tout comme sa religion d'ailleurs) repose sur l'essence intime de son humanité, sur sa conception du monde et sur sa philosophie. Pour le noir, renoncer à sa philosophie, c'est renoncer à la morale et au droit. Ses hautes obligations fondées sur des principes inébranlables de sa philosophie et sur la conception qu'il a de l'humanité, conditionnent également le caractère sacré et la haute conscience qu'il a de ses droits. L'homme qui se borne à reconnaître dans son statut juridique de simples obligations civiles, économiques ou sociales, ne pourra prétendre, en droit, qu'à de simples droits civils, économiques et sociaux. Chez le non-civilisé on trouve la conscience inaltérée du caractère humain du droit, et l'on serait tenté de vouer un profond respect à la conception juridique de ce « sauvage », tout au moins si lui-même pouvait avoir le respect pratique des droits de son prochain, au même titre [100] qu'il en professe pour ses droits propres. Ce fier entêtement dans la poursuite et dans la conscience de son droit, devient, à la lumière de cette meilleure compréhension de la mentalité des bantous, une qualité appréciable de grandeur humaine; il ne faut pas y voir plus longtemps une obstination imbécile de primitif.
B. — L'homme bon ou mauvais. — L'éthique subjective. Après avoir examiné les normes objectives du bien et du mal (ontologiques, morale et juridiques) chez les bantous, il convient d'examiner quel doit être pour le « muntu », et du point de vue du non-civilisé, le comportement humain, en qualité d'individu, de membre de la société clanique, ou de citoyen d'un ordre politique. Il nous faudra donc passer sous revue les notions bantoues du devoir, de la conscience, de la faute, et de la responsabilité. Quand et pourquoi le « muntu » se sait-il et se sent-il bon ou méchant? Quand et pourquoi le clan ou la société politique désigneront-ils l'un de leurs membres comme bon ou méchant? Quels sont les degrés de la bonté ou de la méchanceté humaine ? Quelles sont, aux yeux de la communauté bantoue,'Ies circonstances aggravantes et atténuantes de cette appréciation.
1 — L'homme pervers, ou l'anéantisseur. (mulojî, mfwisi, ndoki). Suivant les bantous il est en certains hommes une méchanceté sans rémission. C'est la méchanceté totale, superlative. Dans toutes les branches de la famille ban-[101] toue, le « muntu » témoigne d'une terreur d'épouvante, d'une intense répulsion pour cette forme diabolique du mal. C'est le « buloji » (kiluba) qui est pour le noir comme la perversion, la pourriture de son être. C'est une putréfaction dont émanent des spores portant la contagion destructrice dans toute son ambiance, par une sorte de contagion ontologique. Le crime le plus crapuleux, la prostitution la plus cynique des lois sacrées de la nature, sont d'après les bantous les oeuvres destructrices, volontaires et conscientes du « buloji » ou de la sorcellerie. Notre étude de l'ontologie nous a montré déjà qu'il n'est pas nécessaire pour ce faire qu'il y ait un recours à des procédés ou manigances magiques, ni même à aucun instrument externe. La seule force vitale pervertie suffit à sortir ces effets destructeurs; en elle-même cette force corrosive peut être directement annihilante. Les baluba nomment cette influence volontairement sacrilège, qui porte atteinte à la vie, ce sublime don divin, du nom de « nsikani », volonté perverse. Il ne peut exister de raison suffisante pour justifier ni pour excuser pareille action des forces contre nature. Toute aversion, haine, envie, jalousie, médisance, voire la louange ou l'éloge mensonger, sont sévèrement désapprouvés en principe par les noirs. A celui qui fait montre d'envie ou de haine on adressera le reproche: « Veux-tu me tuer ? As-tu le buloji dans le coeur ? » Toute mauvaise volonté préméditée est qualifiée de « nsikani » et le vrai « nsikani », celui qui porte méchamment atteinte à la force vitale d'autrui, est synonyme de « buloji ». [102] Pareil « muloji » est considéré comme un coupable au plus haut point par les bantous; il est coupable aussi en face de Dieu, dispensateur et conservateur de toute vie. Le « muloji » portant atteinte à l'ordre naturel, au droit naturel, et par conséquent au droit positif, est donc aussi coupable du point de vue judiciaire. La société exerce son droit de défense contre un semblable malfaiteur qui répand la destruction et la mort, qui provoque l'annihilation de l'être.
Les bantous connaissent des formes mineures de la méchanceté. Ils admettent notamment qu'un homme peut être provoqué et excité par d'autres au point que sa bonne volonté de vie s'inverse en volonté d'anéantissement. L'homme peut être amené à subir de telles avanies de la part de son prochain qu'il se trouve entraîné, comme malgré lui, à prononcer des imprécations, à vouloir la réduction vitale d'autrui. Dans ces cas, l'homme se trouve aveuglé par l'emportement, son oeil n'est plus clair; l'homme blessé a du noir devant les yeux. Mu meso mufita fututu, (l'obscurité vient devant les yeux) disent les baluba. « Bulobo bwamukwatwa (l'excitation s'est emparée de lui); Nakwatwa na nsungu (je suis pris par la colère) disent-ils encore. Excitation, colère, assombrissement de l'oeil, ne sont pas des fautes; ces états d'âme ne constituent pas un mal moral, et par conséquent ils ne peuvent pas avoir de caractère juridiquement criminel. Ces attitudes, ces sentiments humains ne sont pas en eux-mêmes des influences vitales néfastes, bien qu'ils puissent y [103] conduire. Ces états sont en effet déterminés par des circonstances extérieures, disent les noirs, contrariétés ou malheurs, mauvaise volonté ou injustice de tiers, etc. Cependant, bien qu'il soit admis que l'homme se trouve porté à de semblables états par des circonstances qui lui sont étrangères, il se fait cependant que la colère, fut-elle involontaire, exerce une influence vitale négative et néfaste lorsqu'elle se tourne contre d'autres hommes. L'homme excité ne se trouve plus dans des dispositions respectueuses de la vie, il est dans un état anormal, dans un état contre nature, et cet état anormal, en conjonction avec une volonté destructrice involontaire, suffit pour exercer une influence nocive sur les humains qui se trouvent en relation vitale avec lui et sur toutes les formes de vie (d'existence) mineures contre lesquelles se dresse sa volonté excitée au mal. Bien que les effets néfastes en puissent être identiques, il reste une différence fondamentale entre la méchanceté du sorcier et la volonté mauvaise, de l'homme excité au mal. On ne dira pas du sorcier, de l'anéantisseur, que la méchanceté s'est emparée de lui, on dira qu'il est méchant, que son influence vitale est mauvaise; de l'homme excité on dira qu'il a été provoqué par des circonstances fâcheuses et qu'il a été pris de colère. Aussi longtemps que l'homme agit sous l'empire de la colère, aussi longtemps que l'obscurité lui reste devant les yeux, on ne lui comptera pas à faute les faits qu'il peut commette. Il s'agit ici bien entendu d'une poussée de colère passagère, car la nature colérique produisant des explosions chroniques ou un état permanent sera comp- [104] tée comme une expression de la méchanceté d'un homme pervers, d'un anéantisseur. Lorsque l'excité retrouve son calme, lorsque la colère le lâche, et lorsqu'il commence à se rendre compte de tout ce qu'il a pu dire et faire sous l'empire de son emportement, il est obligé de corriger son influence destructrice involontaire pour revenir à une attitude à une influence du respect de la vie, du renforcement de la vie. Comme cette colère excitée par un agent extérieur s'est, de par sa nature, extériorisée, il est obligé également de révoquer publiquement ses imprécations et ses malédictions et de témoigner sa bonne volonté, aussitôt que ses yeux voient à nouveau clair. Si par contre il s'entête après qu'il est libéré de l'emprise de la colère, il est fautif, il y a chez lui une mauvaise volonté qui lui est imputable et que les circonstances atténuantes ne peuvent pas excuser plus longtemps. La preuve extérieure de ce qu'on s'est dégagé de toute influence néfaste volontaire est fournie en éjectant la salive. C'est ce qui se pratique notamment lorsque deux amis se réconcilient après dispute; on en use de même lorsque ceux qui ont nui à des tiers leur offrent réparation, lors de la prétendue « confessio parturientes » et encore lors de l'adieu d'un père à son fils au départ duquel le premier s'était d'abord opposé. Nous aurons à revenir plus tard sur ces cas d'application particuliers.
Ceux qui ont vécu parmi les bantous ont rencontré fréquemment des illustrations vivantes de cas où un homme se voit accusé d'influence néfaste, et se trouve con-[105] damné pour la maladie ou la mort d'un autre, sans qu'il ne soit convaincu de faute, ni même d'intention méchante. Souvent les éléments de preuve font totalement défaut, et l'erreur judiciaire paraît évidente au témoin européen. Et cependant, on constate que l'accusé, après avoir présenté une faible défense, se soumet aux indications et décisions des devins, des ordalies ou de la sentence des anciens et des sages, et accepte la peine qui lui est infligée. Pareils faits demeurent inexplicables aux yeux des justiciers européens. Je crois en avoir trouvé une explication suffisante dans la philosophie des bantous. Les forces vitales sont ordonnées par Dieu, à l'exclusion de l'intervention humaine; la hiérarchie des forces est un ordonnancement ontologique, étranger à toute convention, à toute immixtion externe. Toutes les forces sont en relation d'interdépendance étroite, d'essence à essence et sans recours à des moyens externes. Les forces vitales ne sont d'ailleurs pas des valeurs quantitatives mathématiques; ce ne sont pas non plus des valeurs qualitatives statiques définissables par la philosophie ; ce sont des forces agissantes, non seulement en elles-mêmes et sur elles-mêmes, mais des forces dont l'action peut irradier dans tout l'univers des forces, dans la mesure dans laquelle elles se propagent suivant leurs relations vitales propres. Dans un village des baluba, il m'est arrivé d'apercevoir un cabri tout contrefait, et les gens sont venus me dire: «Le propriétaire de ce cabri ferait mieux de tuer sa bête, car elle va attirer, le malheur sur tous les [106] troupeaux du village. » Maint auteur a signalé qu'autrefois les noirs jetaient à la rivière les nouveau-nés mal venus. Il est bien connu que les bantous portent leurs malades hors des villages, pour les soigner en brousse ou dans la forêt, et ne les ramènent que lorsqu'ils sont guéris. Je me suis laissé dire qu'un noir de la région de Stanleyville s'en alla se suicider pour avoir levé la main sur sa mère. La peur que provoque dans certaines tribus la naissance de jumeaux est un fait bien connu également. Dans la région de Milambwe, au nord de Kamina, des chasseurs tuèrent, il y a une couple d'années, une antilope à cinq pattes; aucun noir n'osa goûter du gibier, et la pièce fut portée telle quelle à la mission protestante établie dans la région. Ces cas prouvent que les noirs admettent des influences vitales parfaitement inconscientes. Tout phénomène inusuel, tout être anormal est désigné par les baluba comme « bya malwa », et ces excentricités sont considérées par eux comme un trouble dans l'ordre naturel, comme une force anormale, extravagante. Or, si toutes les forces se trouvent en relation d'influence nécessaire par leur rang vital, il ne reste qu'un pas à faire vers la conclusion qu'une force, anormale en elle même, aura habituellement sinon nécessairement une influence désordonnante envers les forces sur lesquelles elle exerce une action. Une monstruosité ne constitue, pas plus qu'aucun autre être, une force autonome, mais aura, comme toute force, une influence vitale, cette influence vitale sera logiquement monstrueuse. Les bantous semblent voir un certain automatisme [107] dans l'influence réciproque des forces vitales, un peu comme nous verrions une relation nécessaire entre les engrenages d'une mécanique. Il suffit qu'un pignon soit excentrique pour troubler totalement le mouvement. Les bantous admettent cette influence inconsciente, non seulement pour les être inanimés, les plantes ou les animaux, mais encore pour le «muntu» lui-même. Ils sont convaincus, me semble-t-il, que l'homme animé des meilleurs sentiments, de la meilleure intention vitale, peut néanmoins exercer une influence vitale néfaste. Qui peut, en effet, se vanter de connaître les ordonnances vitales jusqu'en leurs dernières ramifications ? Les lois générales de la causalité sont connues de tout « muntu » de même qu'appartient au patrimoine commun la connaissance des règles élémentaires de la physique bantoue, et telles sont notamment les critères permettant de distinguer les forces vitales. Cependant la connaissance particulière et concrète reste toujours aléatoire; elle appartient au domaine des approximations et de l'hypothèse. Seuls les voyants ont la faculté de connaître avec certitude les choses particulières, et encore... que de fois n'arrive-t-il aux devins de se tromper: «lubuko lutupile » disent les baluba. l'a tentative de devination a échoué, elle a « raté » à la manière dont le chasseur rate son gibier. L'échec d'une divination ne porte pas nécessairement les noirs à conclure à la vanité de ce moyen de connaissance. Pour eux, ces avatars semblent chose fort naturelle découlant de la nature même des choses, conforme à la nature de la force de connaissance humaine. Dès lors les bantous admettent, -et ils en sont inti-[108] mement convaincus, - que l'homme peut par un acte, par une attitude ou par sa seule manière d'être, dont il est au demeurant parfaitement inconscient, porter atteinte à l'ordre ontologique des forces, et partant, faire ainsi du tort à son prochain. Je ne vois que cette explication, fondée sur la philosophie des bantous, pour expliquer comment les noirs s'inclinent devant une accusation, alors qu'ils savent pertinemment, dans leur for intérieur, n'avoir eu aucune influence consciente de destruction de vie volontaire. Il me semble qu'ils doivent se trouver dans un état d'esprit semblable à celui de l'apprenti-chauffeur, qui est convaincu d'avoir suivi le prescrit de la théorie, qui ne se souvient nullement d'une fausse manoeuvre mais qui devant les plaies et bosses et la machine démolie n'osera pourtant point nier être l'auteur de l'accident. Personne ne conteste par ailleurs que la communauté bantoue se reconnaisse le droit de se défendre contre ce genre d'atteintes à l'ordre vital. La « non-vie », la force destructrice de vie, ne peut être sujet de droit, elle est anti-ontologique.
La conscience bantoue. — La conscience morale des bantous, leur conscience d'être bon ou mauvais, d'agir bien ou mal est également conforme à leur conception philosophique, à leur sagesse. La notion de l'ordre universel, de l'ordonnancement des forces, de la hiérarchie vitale est très nette chez tous les bantous. Ils savent et disent que cet ordre est voulu tel par Dieu. Ils sont cons-[109] cients de ce que, suivant les décrets divins, cet ordre des forces, cette mécanique d'interaction des êtres, doivent être respectés. Ils savent que l'action des forces suit des lois immanentes, que l'on ne se joue pas de ces règles, que l'on ne dispose pas arbitrairement des influences des forces. Ils distinguent l'abus de l'usage. Ils ont la notion de ce que nous nommerions une justice immanente, ce qu'ils traduisent en disant que la violation de la nature provoque sa vengeance, qu'elle est génératrice de malheur. Ils savent que celui qui ne respecte pas les lois de la nature devient « wa malwa » pour s'exprimer à la manière des baluba, c'est-à-dire que c'est un homme dont l'essence intime est grosse de malheur, dont la puissance vitale est, par conséquent, viciée et dont l'influence sur autrui est donc également nocive. Cette conscience éthique est chez eux à la fois philosophique, morale et juridique. La notion du devoir. — L'individu sait quelles sont
ses obligations morales et juridiques, à respecter sous peine
de perdre sa force vitale. Il sait que l'accomplissement du devoir le
grandit dans la qualité de son être. En tant que membre
du clan, le « muntu » sait qu'en vivant conformément
à son rang vital dans le clan, il peut et doit contribuer, par
l'exercice normal de son influence vitale favorable, au maintien et
à l'accroissement du clan. Il sait ses devoirs claniques. Il
sait également ses devoirs envers les clans étrangers.
Si hostiles que soient dans la pratique les relations intertribales,
les bantous savent et disent qu'il n'est pas permis de tuer un étranger
sans motif. Les étrangers sont en effet également des
hommes [110] La faute et la responsabilité. — Les obligations des bantous découlent de nécessités naturelles ou vitales. La faute ou la responsabilité seront donc proportionnelles au degré de mauvaise volonté par lequel il a été porté atteinte à la force vitale. Notre description de l'éthique subjective a fait apparaître déjà les degrés de faute et de responsabilité que reconnaissent les bantous. Ce sont: 1) l'anéantissement volontaire (buloii chez les baluba); Toute nouvelle digression à ce sujet ne serait que redite superfétatoire. [111] ———————————————————————————————————————————————
Nous avons suivi la pensée bantoue dans sa science des êtres (c'est-à-dire des forces) et de leur relation réciproque; nous avons vu comment ils comprennent leur hiérarchie et leur action ordonnée ou troublante, leur pouvoir de renforcement ou d'affaiblissement réciproques. Nous avons examiné ensuite comment le comportement de l'homme, cette force d'essence supérieure, se meut parmi des influences vitales et réagit sur elles. Enfin, nous avons vu que le « muntu » est tenu, par Dieu, par l'ordre naturel, par la morale et par le droit positif d'exercer une influence vitale favorable sur son ambiance. Tout ceci ne nous donne cependant qu'une description idéale de l'ordre universel tel qu'il faudrait qu'il se déroule. La situation de fait s'écarte de cette image de l'ordre universel, les bantous n'ignorent pas que le mal, le désordre, la méchanceté et le « buloji » existent. Les bantous admettent-ils cependant qu'il n'y a pas de lutte entre les forces vitales, idéalement connues comme propagatrices de vie, et le mal qu'ils constatent en fait et [112] dont le caractère propre est la destruction? Un monde qui ne serait que mauvais, où tout serait « buloji » serait-il concevable? Ou bien y existe-t-il un monde réel, offrant un ordre pratique malgré la présence du mal? La force vitale, l'ordre, le droit, sont-ce autant d'utopies, à côté desquelles l'univers, le monde réel ne seraient que mal, c'est-à-dire négation, c'est à dire un contre-sens? Tel est l'éternel problème du mal, qui préoccupe peut-être autant la pensée occidentale civilisée que celle des primitifs. Comment Dieu existerait-il? Comment pourrait-il tolérer autant d'injustice, autant d'horreurs que celles que connaît notre temps? Il semble que chez les bantous la conviction subsiste que la vie est plus forte que la mort, que le droit est plus grand que l'injustice, que la volonté vitale est plus puissante que les forces destructrices. En dernière analyse, ils rattachent cette « espérance » à la notion de Dieu. Dieu possède le droit, la plénitude du droit, il l'exerce souverainement malgré et contre celui qui le viole. Même durant la vie terrestre on le voit intervenir pour rappeler les exigences de son droit par le déploiement des plaies et des malheurs dont il peut frapper les peuples. Dans l'ordonnancement même de la hiérarchie des êtres il a déposé la force d'une défense immanente de sa loi. Les aînés, tant ceux qui sont en vie que ceux qui sont dans le domaine des morts, ont été nantis par Dieu d'une arme redoutable: l'anathème, ou le retrait de l'influence vitale de paternalisation. Tout homme recevant la force vitale est nanti d'un droit à la vie et doté dés moyens pour revendiquer et [113] éventuellement restaurer son droit lésé. La force vitale donnée par le Créateur n'est pas une force précaire, mais une puissance susceptible de se renforcer, capable aussi d'offrir une résistance aux volontés méchantes qui tentent de la détruire. Ainsi les bantous ne sont-ils pas seulement convaincus qu'il existe un ordre hypothétique, idéal parfait et non réalisé, mais encore savent-ils que dans l'ordre pratique, malgré la présence du mal, la force vitale réelle possède une puissance de restauration de vie, de réparation de droit. La force vitale est pratiquement armée contre la force destructrice; le droit, la justice, sont forts contre l'injustice. Pour bien saisir comment se pose pour les bantous le problème de la lutte du bien contre le mal, de la vie contre la mort, de la justice contre l'injustice, trois questions préjudicielles se posent: 1) en quoi consistent le mal et l'injustice? 2) quel mal et quelle injustice postulent réparation? 3) comment le mal et l'injustice sont-ils redressés?
1. — En quoi consistent principalement le mal et l'injustice? Il apparaît suffisamment de ce qui précède, ce que les bantous entendent par le mal, l'injustice envers Dieu, envers l'ordre naturel qui est l'expression de sa volonté. Le mal et l'injustice envers les ancêtres et aînés consistent à porter attente à leur rang vital. Ceci a lieu lorsqu'un puîné prend une décision autonome disposant d'un bien clanique; lorsque quelqu'un se rend chez des [114] juges étrangers pour entendre le droit, ou lorsqu'il fait personnellement une convention avec des étrangers. Envers l'étranger de statut équivalent l'injustice n'a plus le même caractère « d'injustice » qu'envers les aînés ou les frères de clan; cependant, tout comme par devers Dieu, devant la hiérarchie naturelle des forces et le rang de vie clanique, les torts envers des personnes étrangères au clan constituent essentiellement une atteinte à la force vitale, une diminution de vie; comme tels, ces torts constituent un mal ontologique, un attentat à l'être, et ce n'est que par voie de conséquence que les torts faits à des tiers seront considérés comme un mal moral et comme une injustice. Nous avons exposé déjà que la vie du « muntu » ne se borne pas à sa seule personne, mais qu'elle s'étend à tout ce qui est paternalisé par son influence vitale, à tout ce qui lui est ontologiquement subordonné: progéniture, terre, possessions, bétail et tout autre bien. De même que tout bienfait, toute aide et assistance valant avant tout comme un appui, un accroissement de vie pour celui qui en bénéficie, ainsi tout attentat, si minime soit-il, portant sur la personne de l'un de ceux qui dépendent de lui, ou simplement sur son bien matériel, sera considéré comme une atteinte à son intégrité d'être, à l'intensité de sa vie. Toute injustice est un attentat à la vie (lisez, à la force vitale) de la personne lésée, et sa malice résulte du grand respect dû à la vie humaine, suprême don de Dieu. En ce sens, toute injustice, tout attentat à la vie humaine (à sa puissance vitale paternalisant personnes et biens sous sa dépendance), est un mal énorme, un mal [115] à la mesure de la valeur de la vie, dépassant en tous cas infiniment les estimations du dommage matériel souffert, exprimé en termes économiques. Ce ne sera donc pas l'importance du dommage subi, mais bien la mesure de la violation de vie subie qui servira de base d'appréciation pour la composition ou pour le dédommagement.
2. Quel mal postule réparation? Puisque, pour les bantous, le pire caractère de l'injustice, et en somme le seul vrai, se trouve dans l'atteinte portée à la force vitale, il serait pour le moins surprenant qu'ils puissent trouver une commune mesure de réparation dans la loi du talion. L'oeil pour oeil, la restitution de l'objet volé ou l'établissement de tables formant tarif de dédommagement ne peuvent point se fonder en leur conception de vie centrée sur l'homme. Comment iraient ils mesurer le bien et le mal faits à l'homme suivant des critères qui lui sont étrangers? A leurs yeux ceci négligerait l'essentiel: la restauration de l'ordre ontologique, de la force vitale qui ont été troublés. Même lorsque la réparation a un caractère de translation de biens naturels, elle est considérée comme une part de restauration de vie. Il convient d'étudier la coutume des primitifs suivant leurs
propres normes, ce n'est qu'ainsi, et en tirant de la comparaison des
institutions, des principes de portée universelle, que l'on arrive
à dégager le droit des peuples primitifs, et que l'on
pourra systématiser le droit clanique. S'il est possible de dégager
ainsi les principes et l'enchaînement d'un système juridique,
on ne saisira ce-[116] pendant jamais le fondement rationnel et l'esprit
d'une Coutume avant d'avoir eu accès à la philosophie
des primitifs et au droit naturel qui en découle. Dans son livre
remarquable, « Eléments du Droit nègre» (Elisabethville
1943) M. E. Possoz a eu le grand mérite de reconnaître
que si le rôle du juriste peut être de systématiser
un ensemble de règles coutumières tirées de la
pratique du droit indigène, il appartient au philosophe, étudiant
la pensée des primitifs, de la faire comprendre. Illustrons cette thèse de quelques exemples. Lorsqu'un muluba consent à prêter 30 fr. a un homme d'un clan étranger, qui se trouve acculé par un besoin extrême, par exemple pour éviter la contrainte à l'impôt, ce dernier admettra, et tous les baluba avec lui, qu'il a été «sauvé», «délivré» par le premier. Il n'est point question ici de prêt et d'avance, ou précisément il y a prêt dans le sens bantou (kukula disent les baluba), qui veut dire sauver, libérer. Or, c'est un homme qu'on sauve, qu'on libère. Nous voyons alors, continuellement que pour sa « libération », qui à nos yeux n'est que l'emprunt de quelques francs, un homme est prêt à payer un [117] coûteux collier de verroteries, un fusil, ou un remboursement décuplé du montant avancé. Si l'affaire était appelée devant les juges, ceux-ci confirmeraient cette obligation en disant au « libéré »: « Reconnais à présent ton sauveur. » Il m'est arrivé souvent de m'efforcer à expliquer à certains juges, parmi les plus intègres et les plus sages, qu'il y avait là usure, escroquerie et exploitation de la misère humaine. Leur réponse invariablement calme me venait de leur fond de sagesse bantoue: « Ne l'a-t-il pas sauvé ? » Et ils complétaient leur sentence d'exemples nombreux, citant des cas ou eux-mêmes avaient payé des sommes semblablement disproportionnées au prêt. Fort récemment (février 1945), le chef du village Kapundwe
me confia ses déboires. Un ami du village voisin de Busangu lui
avait confié une jeune brebis. Un beau jour, on surprend le chien
de Kapundwe occupé à dévorer cette bête.
Il est vraisemblable, me dit Kapundwe, que ce n'est pas mon chien qui
avait tué la brebis, les moutons foisonnent en effet au village
et jamais mon chien ne s'en est pris à eux. Toujours est-il que
personne ne pouvait témoigner que le chien avait tué la
brebis, mais que tous l'avaient vu manger sa dépouille. Kapundwe
commença par remettre une brebis à son ami, puis une autre,
puis encore une, ce qui fait trois brebis pour une, et il ajouta encore
une somme de 100 fr. Naturellement, Kapundwe « la trouvait mauvaise
», mais ce qui peut nous étonner danse cette «histoire
nègre», ce ne sont pas les exigences, à nos yeux
excessives, de l'homme de Busangu mais bien le fait que Kapundwe, tout
en faisant la [118] A côté, et au delà du dommage économique, c'est le « bisanso », la douleur, le tort fait à l'homme qui fonde le droit à la réparation. L'homme blessé dans sa jouissance paisible de la vie, dans la plénitude de sa force vitale, dans l'intégrité de sa vie, a droit à la restauration de son être. Les dommages-intérêts matériels n'ont pas d'autre sens que d'opérer cette restauration de l'homme. Quel sera dès lors le rôle des juges? Est-ce d'apprécier et de déterminer quelle indemnité sera la juste réparation du tort subi ? Il semble que dans la coutume antique les juges se bornaient à dire qui avait raison et qui avait tort, qui était « blanc » et qui était « noir », qui était «fort» (de son bon droit) et qui était «faible» (et succombait). Et l'on voit d'ailleurs que le zèle des plaideurs se déploie à se voir déclarer blanc, à se voir enduire matériellement du «pemba » (kaolin) ou de cendres, ce qui témoigne qu'on est blanc intérieurement, qu'on est ontologiquement pur, net de toute influence vitale mauvaise, libre de toute volonté destructrice. Le coupable [119] est par contre, dit « noir», ontologiquement souillé, mauvais, parce qu'il a porté atteinte à la «vie» d'autrui. En déclarant qui est blanc et qui est noir, les juges ont dit le droit. Celui qui est dit « blanc » et « fort » est en droit d'exiger la réparation de sa vie, et le payement des indemnités économiques, de la restitution, etc, suit alors son cours naturel, bien qu'il soit admis que, dans une société ordonnée, l'autorité veille à l'exécution des sentences. Cependant, la détermination du montant de la réparation, de la nature de l'indemnité n'est plus de la jurisprudence à proprement parler. C'est l'homme lésé qui a, en principe, le droit de dire ce qu'il estime nécessaire pour sa satisfaction, pour la restauration de la plénitude de sa force vitale. Il y aurait moyen de multiplier les exemples, qu'il suffise de retenir ceux-ci dans le but particulier de faire ressortir que pour les bantous la réparation judiciaire a toujours le caractère d'une restauration de la force vitale.
3. — Comment le mal et l'injustice sont-ils redressés ?
La réparation de pareille faute ne peut donc se faire en tant que restauration du dommage causé, en tant que réparation de la réduction apportée à la force vitale, mais bien par une reconnaissance de l'ordre hiérarchique. Cette reconnaissance se fait par des offrandes propitiatoires, par une purification ontologique, par ce qui a été nommé une purification «magique» ou «rituelle» du village et de ses habitants. Les baluba parlent en cette matière de koyija kibundi, laver le village. Lorsqu'une épidémie ravage tout un village, lorsque les cas mortels se multiplient, les baluba ne parlent plus de «lubuko» (divination), ni de « manga » (remèdes magiques), ni de «kulowa» (envoûtement); ils concluent plutôt que les forces supérieures sont troublées ; c'est Dieu, ce sont les ancêtres, les défunts, bref, c'est toute l'ascendance qui est courroucée. Les baluba païens donneraient cher en pareille occurrence pour que le missionnaire consente à «laver» le village de sa puissante «eau bénite», car ils sont conscients de ce qu'ils «se meurent». [121] Pareil malheur ne peut venir que des forces supérieures. Il convient de préciser ici dans quelle relation les bantous se sentent envers leurs aînés et les forces du monde invisible (aïeux, ancêtres fondateurs de clan, et Dieu Lui-même), pour justifier leur réaction devant de semblables calamités. Il s'agit de définir le statut juridique du «muntu» par rapport à la hiérarchie ascendante des forces remontant jusqu'à Dieu. Il ne me semble pas que les bantous se considèrent comme sujets de droit en rapport avec des sujets de droit éminents qui seraient ces forces supérieures. Leur relation avec les forces vitales supérieures, avec les forces aînées, leur prétendu culte de Dieu ou des ancêtres, n'a, à mon avis, aucun caractère contractuel synallagmatique. Je m'explique. Dieu est le donateur de la vie. La vie est un don gratuit. Le donateur ne peut avoir d'obligation envers le donataire. A l'inverse des Juifs qui étaient conscients d'un pacte, d'une alliance entre Jehovah et Israël ou des chrétiens qui, s'appuyant sur la Révélation, se réclament d'une nouvelle alliance, d'un nouveau Testament entre Dieu et les hommes, les bantous sont totalement étrangers à cette notion d'un contrat avec Dieu ou avec les ancêtres. De nombreux proverbes bantous rappellent au contraire que Dieu dispense ses bienfaits et ses plaies suivant son seul bon plaisir; ils enseignent que le «muntu» n'a d'autre choix que d'accepter ce qui arrive; ils disent que l'on ne plaide pas la palabre contre Dieu. Lorsqu'on demande aux noirs s'il ne leur arrive pas de reprocher à leur ancêtres de les mal protéger, ils répondent: « Comment pourrions-nous leur formuler un reproche, les in-[122] sulter ou refuser de les honorer ? Ne sont-ils pas les grands qui étaient déjà lorsque nous sommes nés ? Ne nous précèdent-ils pas ? Les chefs de lignée, fondateurs du clan, précèdent les vivants de tant de rangs vitaux, de tant de générations et se trouvent par conséquent si près de Dieu, que plusieurs les confondent pratiquement avec Dieu lui-même, ou presque. Ne constituent-ils pas le suprême chaînon reliant le clan à Dieu, et ne sont-ils pas les mandataires autorisés près de toute leur progéniture ? Le truchement suprême et immédiat de l'influence vitale divine est considéré par les baluba comme la personnification de cette Force supérieure et est volontiers désignée de son Nom. On pourrait supposer que les enfants ou les descendants ont du moins le droit à la vie devant leurs procréateurs ou leurs ancêtres; qu'ils ont un droit au maintien et au renforcement de leur vie. Or, chez les bantous, l'existence des enfants détachée de celle de leurs géniteurs n'est pas concevable, ils ne peuvent avoir de force que, dans leur rapport avec leurs parents. Dire que les ancêtres et les parents ont un devoir de renforcement vital ne peut être compris que comme un devoir intrinsèque, un devoir ontologique de la conservation du clan, un devoir envers la force qui leur est supérieure, ou une nécessité vitale de leur propre conservation. Dans son action vitale sur ses subordonnés, c'est l'ancêtre ou l'aîné qui se renforce lui-même, qui se perpétue dans une descendance nombreuse. Il ne leur est partant pas « possible » de vouloir la destruction de leur clan, et dans leur devoirs de renforcement du clan ils sont nécessairement « irrépro [123] chables ». Ils sont en quelque sorte « béatifiés ». Seuls les aînés ou les patriarches encore vivants peuvent être interpelés, rappelés à l'ordre et conseillés par les notables et anciens, d'un rang vital proche du leur, chaque fois que par leur comportement ils risquent de mettre en danger la force vitale du clan. En aucun cas un enfant ne peut faire un contrat avec son père, moins encore un vivant s'imaginera-t-il de faire un contrat avec les ancêtres; pareil comportement équivaudrait à une rupture de dépendance naturelle, il aurait le caractère d'une révolte. La force vitale découle chez le bantou de l'étroite dépendance de sa lignée, de ses pères et ancêtres. Si des fautes ont été commises envers eux, elles ne se réparent que par la componction et les offrandes propitiatoires, par une reconnaissance formelle du rang vital supérieur de ses ascendants, par une purification ontologique de soi-même.
a) - Le mal fait à ses inférieurs. — L'explication fournie ci-dessus au sujet des relations vitales dans le sein du clan, nous fait comprendre qu'un aîné peut faire du mal à son puîné, à sa descendance. Il peut restreindre sa paternalisation, et mettre ainsi sa descendance dans un état diminué, les abandonner en une force vitale réduite; il peut même maudire et damner sa descendance. Cette diminution vitale expose par le fait même, ceux qui en sont victimes, d'être la proie d'influences vitales néfastes. Bien que pareil abandon n'ait pas le caractère d'un manquement envers ses inférieurs, comme s'ils avaient un droit autonome, ce n'en est pas moins une faute con-[124] tre la nature, un attentat à la vie. Pareille action est, de la part d'un père, une attitude contraire à la volonté divine, contraire à sa propre vie qui englobe la vie de toute sa descendance et, partant, contraire à l'intérêt du clan et de ses fondateurs, desquels il tient sa force vivifiante. Une faute semblable ne peut être réparée qu'en se replaçant dans ses justes relations vitales envers ses descendants. Tout comme il existe une « malédiction » (kufinga en kiluba), il existe une révocation de la malédiction (kufingulula). - S'il est des fautes contre la vie matrimoniale (par exemple les relations extraconjugales qui peuvent avoir des effets néfastes sur l'enfant à naître, cette influence mauvaise peut cependant être réparée par la « confessio parturientes » ou l'aveu de la faute. Si l'opposition du père contre son fils qui veut quitter le village, (pour aller travailler chez les blancs, par exemple), lui vaut une malédiction, il existe par contre une « bénédiction», kupela mata, (éjecter la salive, ce qui peut se faire en lui remettant la salive dans une feuille) qui est le signe que le jeune homme n'emporte pas la malédiction paternelle, ni la volonté destructrice de son père. Si un homme reproche à sa femme d'exercer une mauvaise influence sur ses enfants, d'être cause de leur maladie, il peut l'inviter à « kutompola » (se lamenter), afin que sa complainte écarte l'influence nocive ou qu'elle fournisse la preuve que celle-ci n'existe pas en elle. La réparation de la faute de diminution vitale sur sa descendance se traduit toujours par la restauration de la bonne influence paternalisante. Cette restauration [125] est toujours accompagnée de cérémonies extérieures qui la montrent et la prouvent.
c) — Les fautes commises à l'égard des égaux. Les réparations aux morts et aux esprits. Il y a chez les bantous une différence essentielle et nettement marquée entre les ancêtres et les nombreux défunts (surtout ceux d'un passé récent), qui n'appartiennent pas proprement à la lignée ascendante des ancêtres, par laquelle l'influence vitale des premiers pères descend sur la descendance vivante. Les fondateurs de clan, têtes de lignée, sont d'un rang vital tellement supérieur, sont si près du Créateur, qu'on ne les désigne plus chez les baluba comme «bafu » (défunts), mais bien comme ba-vidye (êtres spiritualisés, dieux). Ce sont les premiers renforçateurs de vie après Dieu, et pour chaque clan ils sont comme l'image, la personnification de Dieu. La différence que font les baluba entre les ba-tata ou ba-nkambo désignant les intermédiaires de la lignée ascendante, et les ba-fu, défunts ordinaires appartenant au clan, qui ne furent point chefs de clan de leur vivant et qui ne le sont donc pas plus après leur mort, est pour le moins aussi caractéristique. Avec les fondateurs et ancêtres il ne peut être question de pacte ou de rapports contractuels, ainsi que nous l'avons dit. On ne peut pas les injurier ni les mépriser, on ne peut pas les menacer de rupture, car ceci signifierait simplement la mort des vivants. Lorsqu'une calamité s'abat sur le clan, il ne peut être question d'en [126] faire le reproche aux ancêtres, mais uniquement de témoigner dans son deuil un attachement filial renouvelé, permettant d'accéder à nouveau à l'influence vitale des aïeux. Mais envers les « bafu », les trépassés ordinaires, il en va tout autrement. Beaucoup de défunts du temps jadis sont oubliés, ils ont disparu. Les défunts d'une époque plus proche, ceux qu'on connaît encore, ceux qu'on a connu vivants, sont plus ou moins considérés comme des égaux. Entre ces défunts, les relations sont tantôt claniques tantôt individuelles; il y a des rapports de droit naturel, mais aussi des relations et obligations d'un caractère plutôt contractuel. Sans doute ces relations rentrent-elles toujours dans le cadre des conceptions ontologiques bantoues du rapport de forces, mais précisément, dans cet ordre-là, les relations peuvent être bonnes ou mauvaises, ordonnées ou désordonnées, justes ou injustes, tant depuis le point de vue du vivant que depuis celui du défunt. La restauration pourra alors avoir le caractère du renouvellement de l'attachement vital, ou la rupture, suivant qu'on aura affaire à des relations claniques ou individuelles. Illustrons de quelques exemples: Peu de temps après le décès d'un « muntu
», on se rendra compte si on a affaire à un mort favorable
ou néfaste. Le devin déterminera si une maladie ou un
malheur, survenu dans la période qui suit son décès,
doit lui être imputé. Pareil défunt qui vient porter
atteinte à la vie des membres de son clan, ou qui, exerçant
une influence néfaste sur des étrangers, compromet son
clan [127] Un autre exemple: Mais il est des «revenants» qui peuvent suivre un homme dans un but plus personnel. Il peut en être ainsi notamment, dans la chasse. Cette «poursuite» se manifeste par un incident inattendu: accident, maladie, rêve ou par un présage. Ces signes ne seront toutefois expliquées avec certitude comme avertissement de tel ou tel esprit ou trépassé, qu'à l'intervention du devin. Chez les baluba on fait état des esprits tutélaires de la chasse (bakisi ba luvula), ce sont des esprits semblables au vent, qui ne possèdent pas de corps, qui n'ont jamais été homme, qui ne portent pas de noms humains et qui ne naîtront pas parmi les hommes. Ils suivent le chasseur pour [129] être honorés, pour recevoir ses offrandes, pour le laisser jouir de leur protection, pour leur procurer la chance à la chasse, pour leur assurer «un fusil fort». Il va de soi que le chasseur consent à cette aide précieuse; il érigera un lieu de prière et d'offrande pour «son» esprit tutélaire. Il invoquera ce bon génie comme «mon» esprit ou «mon» revenant, en lui demandant «Aide moi!». Mais cependant, que l'esprit ou le défunt en vienne à tarder de fournir son aide, et nous verrons son dévôt s'exclamer: «Quoi?Tu prétends me suivre à la chasse et obtenir ton offrande?- - Moi, je fais mon possible, mais toi tu m'abandonnes. Je ne fais plus rien non plus pour toi», tandis qu'il quitte son lieu de prière, ou renverse rageusement la hutte votive qu'il avait dressée. Ici apparaissent nettement des relations synallagmatiques individuelles, où l'observation des obligations de l'un est condition des devoirs de l'autre. L'injustice y est rétablie par les reproches et par l'éventuelle rupture du pacte. L'évolution partant d'une philosophie simple et passant par la conclusion erronée de l'interaction ontologique des forces, vers des cas d'application « magique» toujours plus factices et compliqués semble constituer la trame commune de l'histoire de la pensée des baluba des autres peuples bantous, et peut-être bien de tous les peuples primitifs. Il est des cas d'application qui ont débordé; la simple vie communautaire clanique, qui ont étouffé l'antique vénération des ancêtres, pour les remplacer par de multiples « pratiques magiques » en quête de renforcement vital individuel à l'écart et en dehors de la hiérarchie clanique. Dans mainte tribu ban-[130]toue nous nous trouvons devant des déviations abusives de la conception initiale (déjà faussée elle-même) de l'influence vitale, du renforcement de vie. C'est sans doute par l'étude objective de cette situation de fait que les Ethnologues ont été amenés à conclure que le culte des morts avait, chez les bantous, un caractère d'obligations contractuelles réciproques. A mon sens, il est plus conforme à la réalité de dire que c'est à la suite d'une évolution, d'une déformation, que ces relations à caractère contractuel synallagmatique ont débordé l'ancien droit naturel clanique. Il reste cependant des anciens, et il s'en trouve beaucoup parmi les notables têtus et conservateurs des baluba ba Kasongo a Nyembo, qui, pétris de philosophie des forces vitales, vivent et respectent encore le vieux droit clanique à l'abri de ses parasites. La restauration vitale parmi les vivants de même statut juridique. Parmi les vivants égaux en droit il peut avoir des atteintes ontologiques, des influences réductrices de vie, des dommages juridiques qui peuvent être réparés. Le «buloji» ou la volonté mauvaise ne veut point réparer son action annihilante. En face de ce mal il n'est qu'un remède, l'élimination de la méchanceté intrinsèque au nom des droits de la vie. Celui qui est le mal, celui qui est par essence destructrice, doit être paralysé par tous moyens dans son action malfaisante. Ce malfaiteur doit être éliminé par la mise à mort, et même cela, par l'incinération. Toute la communauté parmi [131] laquelle vivait le «muloji » peut et doit participer à la cérémonie; le « muloji » est en effet l'ennemi N° 1 de tout son entourage, il ne connaît plus de lois, ni ontologiques, ni juridiques, ni droit clanique, ni droit des gens. Cependant, ainsi que nous l'avons vu, il y a également la méchanceté excitée, qui ne recherche pas le mal en soi, mais qui cependant sort des effets malfaisants. Quant on a affaire à pareil excité, on attend qu'il retrouve son calme, que la colère lâche sa prise sur lui. Ce n'est qu'alors qu'on lui demandera compte du mal qu'il a dit ou fait, à moins qu'il ne fournisse déjà lui-même ses explications et qu'il répare ce qui donne lieu à réparation. Pareille réparation, même si elle comprenait un dédommagement de perte matérielle, a un caractère plus profond; un semblable arrangement à l'amiable ne se fait jamais sans l'intention expresse de réparation vitale, ou, si l'on veut, de restauration de l'ordre ontologique. Si des malédictions ont été proférées (kufinga), elles donnent lieu à une révocation (kufingulula); si un mauvais sort a été jeté (kulowa), l'influence mauvaise éventuelle doit être neutralisée (kulobolola); si un malheur a été attiré sur la partie adverse, la réconciliation comporte le retrait du malheur (kusubula) et le rétablissement de la partie lésée dans la plénitude de:sa force, ce qui s'accompagne chez les baluba d'un attouchement des articulations par un objet de fer (symbole de la force). Les influences mauvaises éventuellement exercées sur la chasse collective sont neutralisées par la confession de l'imprécateur (kutula mwifyaku). A l'occasion de chacune de ces réparations vitales reparaît la preuve [132] externe de l'expulsion de la mauvaise volonté par l'éjection de salive (kupela mata). Lorsque l'homme, qui a fait du tort par mauvaise volonté excitée, demeure rancunier même après qu'il a retrouvé les sens, il peut être forcé à la réparation vitale par la force et par la contrainte, soit devant les tribunaux, soit en dehors de l'action judiciaire. Lorsque les torts ont été causés entre égaux et à l'intérieur du clan, le chef de clan dispose de moyens domestiques pour ramener le trublion, disturbateur de vie, à la restauration de l'ordre. Il peut le gronder, le menacer, l'humilier, le placer « après le frère lésé » dans la hiérarchie du clan, ou, pire encore, le rejeter de sa filiation, l'expulser du clan et en faire par conséquent un homme sans droits, en rompant la paternalisation vitale avec ce membre perverti du clan. Nous avons vu, enfin, les torts involontaires que peut causer l'influence vitale mauvaise, inconsciente. Tout comme les juifs pouvaient, inconsciemment et involontairement devenir impurs, (par exemple en foulant une sépulture sans la voir), ainsi les bantous peuvent troubler l'ordre ontologique sans l'avoir voulu. Ce désordre doit cependant être rétabli sous peine d'attirer le malheur. La réparation consiste toujours chez les bantous à éloigner le mal et la cause du mal de la communauté. La vie de la communauté doit être purifiée. C'est ainsi que doit être expliquée la coutume de jeter les avortons à la rivière, au marais ou dans la brousse. Toute anomalie, tout défaut, toute monstruosité physique et toute maladie participent en quelque sorte au « bu-[133] loji », et peuvent avoir une influence maléfique par leur atteinte à l'ordre. Contre tous ces maux existent des pratiques purificatrices, des rites, des interdits, des ablutions, etc. Parmi les bantous de nos régions, les exemples de ce genre de défenses foisonnent.
Conclusions. Bien que j'aie dû m'en tenir à le brosser en grands traits, j'espère avoir pu faire un exposé de la conception bantoue de la lutte du bien et du mal, du droit et de l'injustice. C'est une lutte qui, chez les bantous, ne peut se terminer que par la restauration vitale. Dieu exige la reconnaissance de son rang vital; il peut y contraindre les humains en abattant des plaies (bipupo) sur leurs villages; il peut restaurer l'atteinte portée à son rang vital éminent en montrant sa force dans l'enfer (kalunga ka musono). Les fondateurs de clan et les ancêtres en usent de même, mais cependant à un degré moindre, sous la hiérarchie divine et conformément aux décrets divins. Pour les humbles il n'est qu'une voie pour le maintien et l'accroissement de la vie, du bien, du droit: la reconnaissance des forces vitales supérieures, et le maintien à son propre rang vital, ou si l'on s'en est écarté, sa restauration dans la dépendance de et dans l'attachement à la hiérarchie des forces. En face des forces naturelles il n'y a, suivant les dispositions divines, qu'une attitude possible: l'usage régulier, respectueux et prudent des forces naturelles. Tout abus contre-nature de ces [134]forces, toute profanation ontologique, réclament réparation. L'ordre doit être restauré. La vie souillée doit être purifiée. Restauration vitale et sanction comprises en ce sens sont des notions bantoues. Peine, amende et dédommagement sont des notions juridiques européennes... sauf à les intégrer, en modifiant leur contenu, dans le cadre de la restauration vitale. [135] ——————————————————————————————————————————————— Chapitre
VII 1. — Le non-civilisé... et nous. — Amende honorable. Si nous sommes en droit d'espérer avoir pénétré le fond de l'âme primitive par cet exposé de là philosophie bantoue, nous sommes obligés bientôt de faire un retour sur nous-mêmes: nous nous trouvons en proie à des sentiments mêlés... Si notre hypothèse couvre la réalité, nous nous verrons forcés à opérer une révision de nos conceptions fondamentales au sujet des non-civilisés; nous serons obligés de corriger notre attitude à leur égard. Cette «découverte» de la philosophie des bantous constitue une révélation si déconcertante, que l'on est tenté à première vue de se croire devant un phénomène de mirage. En effet, l'image universellement reçue de l'homme primitif, du sauvage, de l'anthropomorphe demeuré en deçà du plein épanouissement de l'intelligence, s'évanouit irrémédiablement devant ce témoignage. Au contraire, à l'instar de la vision biblique des ossements qui s'animent, se rassemblent et prennent bientôt forme [136] humaine ressuscitée, nous distinguons vaguement d'abord, mais bientôt d'une façon plus nette, et ensuite évidente, le véritable homme primitif que nous avions méconnu. Dans la foule innombrable des masses primitives, dans les faces animales méprisées, nous voyons s'effacer les expressions bestiales que nous prêtions à ces sauvages, et c'est comme si, tout à coup, une lueur d'intelligence s'allumait, s'irradiait, étincelait dans ces faces animales transformées en visages humains. On a l'impression que ces masses vont se dresser de leur prétendue nullité, se drapant dans la conscience de leur sagesse propre et de leur conception du monde, en face du groupe ténu, civilisé certes, mais combien enflé, du monde occidental. On sent qu'il s'agira de parler « de sagesse à sagesse », « d'idéal à idéal », « de conception du monde à conception du monde ». N'est-ce pas « le crépuscule des dieux » ? Les ethnologues de l'école évolutionniste ont déjà été bousculés par « des constatations troublantes » lorsqu'on a découvert que c'était chez les peuples les plus primitifs, les moins évolués, que l'on trouvait la notion la plus pure et la plus élevée d'un Dieu unique. La découverte de la philosophie bantoue ne va-t-elle pas les amener à d'autres constatations de ce guerre [genre? correction proposée par la é-rédaction Aequatoria] ? Il apparaît, en effet, que les déviations erronées, les applications inadéquates de la philosophie primitive que nous avons signalées dans le corps de cet ouvrage sont généralement de date récente; la pensée ancienne, plus saine et plus pure, se retrouve précisément parmi les tribus les plus conservatrices. [137]
2. — Une fâcheuse impression pour les « éducateurs » La découverte de la philosophie bantoue exerce sur tous ceux, qui se soucient de l'éducation des noirs, un effet troublant. Nous avions, jusqu'à présent, l'impression de nous trouver en face d'eux comme le tout devant le néant. Dans notre mission éducatrice et civilisatrice nous avions l'impression de partir de la tabula rasa, nous pensions avoir tout au plus à déblayer des non-valeurs, pour poser des saines fondations sur un sol nu; nous étions convaincus qu'il fallait faire bon marché des stupides coutumes, des vaines croyances, parfaitement ridicules et dénuées de tout sens. Nous pensions éduquer des enfants, de « grands enfants, »... et cela semblait assez aisé. Voilà que tout à coup il nous apparaît que nous avons affaire à une humanité, adulte, consciente de sa sagesse, et pétrie de sa propre philosophie universelle. Et voilà que nous sentons le sol fuir sous nos pas, que nous perdons la piste, que nous en sommes à nous demander: « Comment faire à présent, pour conduire nos noirs?» Car le problème est tout autre, de rééduquer des hommes formés, ou déformés si l'on veut, ou de commencer l'éducation d'enfonçons réceptifs à toutes les impulsions. Avant d'avoir «repensé» la philosophie bantoue, et sans avoir saisi clairement son influence profonde sur le moinde [moindre] acte et geste du « muntu », nous soupçonnions peut-être déjà l'omniprésence d'une pensée bantoue informant profondément leur comportement; nous sentions qu'il y avait lieu d'en tenir compte. Une telle réalité ne peut être camouflée, éliminée, niée ou ignorée par [138] un éducateur consciencieux. La question est de savoir comment, et en quelle mesure, il faudra tenir compte de cette réalité.
3. — La présence d'une philosophie bantoue peut ouvrir des horizons prometteurs aux éducateurs. Lorsqu'on se remet du choc que provoque cette révélation, ce n'est cependant généralement pas à regret que l'on renonce aux anciennes conceptions concernant les bantous, tant les nouvelles perspectives qui s'ouvrent aux yeux sont chargées d'espérances. Si les bantous possèdent une philosophie définie, une sagesse profonde et un comportement fondé, nous pourrons peut -être y trouver une base valide sur laquelle il nous sera possible de construire une civilisation des races bantoues. Peut être constaterons-nous que, jusqu'à présent, c'est sur le sable que nous avons bâti, et nous saisirons alors pour quels motifs notre oeuvre éducatrice n'eut point une influence profonde jusqu'à présent. Peut-être exprimerons-nous un regret pour tout le temps et toute la valeureuse peine qui ont été perdus, mais nous aurons la joie de caresser l'espoir d'avoir enfin découvert le point de départ solide. Sachant ce qui fait des «hommes» des bantous, il nous sera possible d'en faire des hommes meilleurs, sans nous croire obligés de tuer d'abord l'homme qui était déjà en eux. Il est assez facile de nier et de méconnaître l'humanité des sauvages, et de la détruire avec les meilleures intentions du monde. Il sera sans doute plus difficile, (et cela suppose une forte dose [139] d'humilité, de générosité et d'intérêt pour autrui), d'essayer de comprendre l'élève, de se mettre à sa place, d'acquérir sa mentalité. Et pourtant, comment pourrait-on «éduquer» et gagner la confiance sans se plier à cette exigence ? Quelle que soit la difficulté du problème, il faut que tous les hommes de bonne volonté s'y mettent en collaboration, pour trier dans la philosophie bantoue ce qui est valide de ce qui est faux, afin que tout ce qui possède une vraie valeur puisse servir immédiatement à l'éducation et à la civilisation de ces « primitifs ».
4. — Quel doit être le point de vue de l'éducateur en face de la philosophie en général ? On a dit que seule notre mission civilisatrice peut justifier notre occupation du sol des non-civilisés. Tous nos écrits, conférences et émissions radiophoniques répètent à satiété notre volonté de civiliser les noirs. Sans doute se trouve-t-il des personnes qui se plaisent a voir les progrès de la civilisation dans l'amélioration des conditions matérielles de l'existence, dans l'habileté professionnelle, dans le relèvement de l'habitation, de l'alimentation et du vêtement, dans l'hygiène et dans l'instruction scolaire. Ce sont certes autant de « valeurs » utiles et même nécessaires. Mais est-ce là civilisation ? La civilisation, n'est-ce pas, avant tout, un progrès de la personne humaine ? Dans son fameux livre « L'homme cet inconnu », le docteur Alexis Carrel fait remarquer que notre progrès [140] mécanique, matériel, industriel et plus généralement économique, n'a guère aidé au progrès de l'humanité, qu'il a, au contraire, largement contribué à rendre l'homme moderne moins heureux, du fait qu'il a méconnu et négligé l'homme. Deci delà on a pu entendre s'élever récemment les voix de personnes réfléchies, qui demandent que l'homme soit reconnu comme la norme de l'économie. L'une des meilleures choses que les européens aient apportées aux nègres est leur leçon et leur exemple d'activité. Cependant, l'industrialisation, l'introduction de l'économie européenne, l'inflation permanente de la production, tout cela ne donne pas nécessairement la mesure de la civilisation, cela peut, au contraire, se retourner en destruction de civilisation, s'il n'est pas tenu suffisamment compte de l'homme, de la personne humaine. La civilisation est une valeur qui tient dans l'homme, et non pas en tout ce qui se trouve autour et hors de lui. Etre civilisé n'est-ce pas, avant tout, être capable d'avoir une conception intelligente du monde et de la vie, d'avoir des convictions au sujet de ses fins, et de s'en imprégner, de s'en enthousiasmer au point d'être prêt à se sacrifier et à souffrir pour sa foi ? Que signifierait une civilisation vide de sagesse, vide d'enthousiasme vital ? Comment prétendre imaginer une civilisation à l'écart de philosophie, d'idéal, d'inspiration ? Quelle éducation pourrait-on donner, enfin, sans tenir compte d'une philosophie et d'un idéal, en faisant fi des propensions et aspirations de l'âme humaine ? [141]
5. — Quel point de vue doit adopter le colonisateur en face de la philosophie des bantous ? S'il est un crime contre 1'éducation d'imposer à une race humaine une civilisation vide de philosophie, vide de sagesse pratique et de d'aspirations spirituelles, il serait plus grave encore de dépouiller les peuples de leur patrimoine propre, de l'héritage qui seul leur assure la qualité humaine, du seul bien susceptible de servir de point de départ à une civilisation véritable. Ce serait un crime de lèse-humanité, de la part du colonisateur, d'émanciper les races primitives de ce qui est valeureux, de ce qui constitue un noyau de vérité, dans leur pensée traditionnelle, dans leur philosophie et dans leur idéal de vie, formant corps avec l'essence même de leur être. Nous avons la lourde responsabilité d'examiner, d'apprécier et de juger cette primitive philosophie, et de ne point nous lasser d'y découvrir le noyau de vérité, qui doit nécessairement se trouver dans un système aussi complet et aussi universel, constituant le bien commun d'une masse imposante de primitifs ou de primitifs évolués. Il nous faut remonter vers les sources jusqu'au point où l'évolution des primitifs s'est engagée dans une voie fausse par des déductions erronées, et depuis ce point de départ valable, reconstruire une civilisation bantoue véritable, solide et ennoblie. Nous nous rendons compte un peu mieux chaque jour que la civilisation européenne dispensée aux bantous ne constitue qu'un revêtement superficiel, sans la moindre prise sur l'âme. Nous constatons que les pré-[142] tendus évolués en sont simplement arrivés à ne plus oser professer leur sagesse originelle en face des blancs, et qu'ils renient ainsi, pratiquement, leurs ancêtres. Que ne les a-t-on aidés à reconnaître la véritable sagesse bantoue à travers ses déviations actuelles ? Que ne les a-t-on éduqués à découvrir et à respecter les antiques éléments de vérité toujours valables dans leurs propres traditions ? Pourquoi n'a-t-on pas conduit leur évolution depuis cette base sainement bantoue ? Il faut reconnaître que les résultats sont lamentables. Nous nous trouvons actuellement parmi une masse d'évolués, qui regardent avec mépris leurs congénères, mais qui se trouvent eux-mêmes perdus devant la vie, qui ne savent plus donner un sens à la vie. Nos pensées et nos aspirations leur furent en effet servies en une forme totalement inassimilable, et ce qu'ils ont appris de notre civilisation leur est demeuré complètement étranger.
6. — La sagesse bantoue peut-elle constituer une basé saine et solide pour une civilisation bantoue ? La [le] principe central de la philosophie bantoue est celui de la force vitale. Le ressort et la fin de tout effort bantou ne peuvent être que l'intensification de la force vitale. Sauvegarder ou augmenter la force vitale, voilà la clé et le sens profond, de tous leurs usages. C'est l'idéal qui anime la vie du « muntu », c'est la seule réalité qui peut émouvoir le « muntu », c'est la seule chose pour laquelle il se trouve prêt à souffrir et à se sacrifier. [143] Cette nostalgie de l'âme bantoue vers un renforcement de vie s'est dévoyée. Elle était originellement soumise à la direction divine du monde, et se bornait au recours des forces naturelles mises à sa disposition par Dieu pour atteindre sa fin. Elle a dévié par une exaspération de la recherche du renforcement vital vers d'autres moyens (magiques) du renforcement de la vie. Leur concept fondamental de l'être les a conduits facilement a la déduction erronée du principe de l'interaction de tous les êtres, de tous les vivants, de toutes les forces. De là découle notamment leur notion de la « paternalisation » : la fonction paternelle du renforcement de la vie, et la déviation dans la pratique des « manga » actuellement innombrables, que l'on désigne jusqu'à présent comme « magie ». Dans ses pires déviations et dégénérescences, l'ontologie originelle des bantous se retrace cependant toujours aisément ; elle se rattache toujours expressément à la foi antique inébranlable, suivant laquelle toute vie, tout accroissement de vie vient de Dieu. Encore maintenant il n'est pour les bantous qu'une seule réalité qui vaille la peine d'être recherche de toutes ses forces, c'est la force vitale intense, seule norme de vie possible dans la communauté bantoue. Notons que les bantous nous ont considérés, nous les blancs, et ce dès le premier contact, de leur seul point de vue possible, celui de leur philosophie bantoue. Ils nous ont intégrés dans la hiérarchie des êtres-forces, à un échelon fort élevé; ils estimaient que nous devions être des forces puissantes. Ne paraissions-nous [144] pas être maîtres de forces naturelles jamais maîtrisées avant nous ? Pour eux cette preuve était concluante. L'aspiration naturelle de l'âme bantoue était donc de pouvoir prendre quelque part à notre force supérieure. A ce sujet la société bantoue compte déjà quelques désillusionnés, notamment parmi ceux dont nous avons fait des «évolués». Mais parmi ceux que nous nommons les « basenji », les sauvages, parmi les braves gens de l'intérieur, cette nostalgie de participer à notre force vitale demeure. Ce que la masse des bantous attend de nous, ce qu'elle acceptera de nous avec une joie intense, avec une gratitude profonde, ce sera notre sagesse, nos moyens pour accroître la force vitale. D'autre part, si nous voulons apporter quelque chose aux bantous, si nous voulons qu'ils agréent nos bienfaits, sachons leur donner des formes assimilables pour la pensée bantoue, sachons les présenter en tant que moyens d'accroissement, de renforcement de leur être, de leur force vitale. Notre système d'éducation, notre influence civilisatrice doivent pouvoir s'adapter à cet idéal de force vitale. La conception du monde, l'idéal de vie, la morale que nous voulons leur enseigner devra se rattacher à cette cause finale suprême, à cette norme ultime, et à cette notion fondamentale: la force vitale. Si nous ne le faisons pas, il ne reste qu'à extirper en sa racine toute la philosophie bantoue. Or, qui est en état de ce faire? Si nous n'employons pas ce truchement des formes de la pensée bantoue pour propager la vérité, la philosophie bantoue se retranchera sur elle-même et la faille qui [145] sépare les blancs et les noirs ira se déchirant, toujours plus béante et plus profonde. Il nous restera alors quelques renégats de la pensée bantoue, que nous aurons beau habiller élégamment, loger confortablement, et nourrir rationnellement, sans qu'ils ne deviennent des évolués aux pouvoir empêcher qu'ils deviennent des évolués aux âmes vides et insatisfaites, des évolués, négations de civilisés. Nous en ferons des vagabonds moraux et intellectuels, qui ne peuvent être, malgré eux, que des éléments de désordre. S'il est pénible au colonial de jeter un regard en arrière sur la piste parcourue, s'il est dur de se rendre aux chiffres implacables du bilan de leur activité, s'il est ingrat de sonder, outre le revêtement conformiste, l'âme véritable des évolués, il leur faut cependant savoir qu'il est des «sauvages», des «philosophes de brousse» , qui eux ont fait le point. Or, ils y voient clair, si clair, que nous en demeurons abasourdis. Ces derniers temps j'ai entendu des vieux notables répétant, pour désigner notre production moderne d'évolués européanisés: «Ce sont des hommes du «lupeto», de l'argent». Ils m'expliquaient que ces jeunes hommes de chez les blancs ne connaissaient plus que l'argent, que c'était la seule chose qui avait encore de la valeur dans leur vie; ils ont abandonné la philosophie bantoue, la sagesse vitale bantoue, pour une philosophie de l'argent; l'argent est leur seul idéal; l'argent est leur but, la norme suprême et ultime de leurs actes. Ils n'ont plus de respect pour les vieilles institutions, pour les usages et pour les coutumes, qui, cependant, constituaient dans le fond les règles d'ap [146] plication pratique de la loi naturelle. La vieille philosophie, les institutions antiques, la sagesse pérennale, et les anciens usages du droit coutumier créaient, maintenaient, cependant, l'ordre. Or, tout cela qui était solide et valable a été détruit par cette nouvelle valeur, par cette norme universelle moderne: le « lupeto », l'argent. La preuve est faite de ce que notre civilisation économiste, notre, « Philosophie de l'argent » s'est révélée impuissante à civiliser les bantous, à faire des évolués dans le sens noble du mot. Par contre, il n'est pas prouvé, faute d'avoir essayé, que la philosophie et la sagesse bantoues ne peuvent servir de fondation pour élever une civilisation bantoues. Il y a même de sérieux indices permettant de conclure que l'essai vaut d'être tenté.
7. — Le christianisme a-t-il failli dans sa mission civilisatrice des bantous? Récemment, dans une région encore fort peuplée de la colonie, s'est tenue une docte conférence des compétences coloniales régionales,... à l'exclusion des ecclésiastiques. Au cours de cette réunion le problème de l'évolution de la race noire fut discuté, et la conclusion du débat fut de constater, que l'expérience de plusieurs lustres d'évangélisation prouvait, que le christianisme se révélait incapable de civiliser les bantous. Bref, on y déclara la faillite du christianisme dans son oeuvre missionnaire... Accordons à ces messieurs de n'avoir pas tenté de proposer une:méthode différente et meilleure pour civiliser les bantous, à moins de considérer comme [147] telle les suggestions: amélioration des méthodes culturales, formation technique des artisans, relèvement de la production et intensification du commerce,... qui figuraient à l'ordre du jour. Il n'est, hélas, pas douteux qu'aux yeux de certaines de ces compétences, c'était là le progrès et la réelle civilisation des bantous ! Reconnaissons cependant que ce ne sont pas les seuls milieux laïcs où l'on a constaté que les efforts d'évangélisation chez les bantous n'ont pas été couronnés d'un plein succès. Certes, des résultats remarquables furent atteints, des résultats solides qui, peut-être, ne frappent pas le profane et qui ne se laissent point saisir en de sensationnelles statistiques. Mais cependant quel missionnaire peut se déclarer pleinement satisfait du niveau spirituel de ses ouailles bantoues? Il y a quelque chose qui cloche. Il doit y avoir quelque part un défaut. Cette inadéquation serait-elle inhérente au christianisme en lui-même? Ou bien tient-elle à la méthode d'évangélisation ? Ou bien faut-il enfin le reprocher aux bantous eux-mêmes ? Irons-nous conclure que les bantous ne sont point susceptibles d'accéder à la civilisation? Pour celui qui adhère à cette dernière opinion il n'est qu'un conseil, c'est d'éliminer systématiquement les bantous, ou plus prudemment, de boucler ses malles pour rentrer en Europe ! Nous ne pensons pas non plus qu'il y ait lieu de discuter ici la valeur intrinsèque de la doctrine chrétienne... C'est aux coloniaux de bonne volonté que s'adresse cet ouvrage. Nous voyons . chaque jour les heureux présages de l'intérêt grandissant que porte la classe intellec [148] tuelle de la colonie, à prendre à coeur sa réelle mission de guide. Je soumets donc au jugement loyal de ceux d'entre eux qui me liront, les réflexions que je développe. Les bantous peuvent être éduqués, si l'on prend comme point de départ leur indestructible aspiration vers le renforcement vital; sinon, on ne les civilisera pas. La masse sombrera, toujours plus, dans ses conclusions faussées de la philosophie dégénérée, c'est-à-dire dans les humiliantes pratiques « magiques » ; pendant ce temps les autres, les évolués, constitueront une classe de pseudo-européens, sans principes, sans caractère, sans but, sans sens. On objectera: Admettons que cette aspiration de renforcement vital se trouve à la base de toutes les propensions des bantous, mais où cela nous mène-t-il ? A quoi rime cette conviction ? Ce thème de la puissance vitale n'est en somme qu'un produit de l'imagination bantoue, une idée subjective ne répondant pas à une réalité. Il ne nous est pas possible de renoncer à notre acception raisonnable, objective et scientifique du réel pour entrer dans cette voie. Or, si cette idée n'est pas, elle ne peut constituer une fin, elle ne peut être retenue comme norme, elle ne peut pas conduire au réel. La valeur de cette objection est indiscutable du point de vue purement rationnel. Notons cependant qu'il en est notre vingtième siècle occidental un système de pensée dans lequel le renforcement de la vie est encore reçu comme une réalité, et c'est dans la doctrine chrétienne. Ce qui demeure dans l'ordre naturel une simple hypothèse, une théorie non démontrée, notamment l'accroissement in-[149] terne et intrinsèque de l'être, à la façon dont l'enseignent les bantous, c'est précisément ce qu'enseigne la doctrine chrétienne de la Grâce fondée sur la certitude de la Révélation. Jusque dans notre XXe siècle, l'Église (à l'exclusion des protestants) ne cesse d'enseigner et de professer l'aspiration de l'homme vers le renforcement de la vie, l'élévation de la vie, la surnaturalisation de la vie, la participation à la Vie de Dieu lui-même. L'Eglise croit à la participation grandissante à la vie divine, à l'intensification constante d'une vie surnaturalisée, à l'accroissement interne par l'union à Dieu. La spiritualité catholique enseigne que Dieu créa l'humanité
par sa propre richesse vitale, par Bonté, pour permettre aux
créatures d'avoir part à sa propre vie divine, à
sa Béatitude. Cette participation, nous est-il enseigné,
peut se faire en de nombreuses mesures, en une mesure toujours grandissante,
c'est-à-dire qu'il existe sur terre une possibilité d'accroissement
vital interne, intrinsèque et surnaturel. Cette doctrine spirituelle
intense, qui anime et alimente les âmes au sein de l'Église
catholique, trouve une analogie saisissante dans la pensée profane
des bantous. Nous aboutissons ainsi à cette conclusion inouïe,
que le paganisme bantou, l'antique sagesse bantoue aspire du fond de
son âme bantoue vers l'âme même de la spiritualité
chrétienne. Ce n'est que dans le christianisme que les bantous
trouveront l'apaisement de leur nostalgie séculaire et la pleine
satisfaction de leurs aspirations les plus profondes. Le christianisme,
et notamment dans sa forme la plus haute, la plus spirituali-[150] sée,
est le seul assouvissement possible de l'idéal bantou. Si ce n'est par une civilisation chrétienne que les bantous peuvent être élevés, ils ne le seront par aucune autre civilisation. L'européanisation des masses ne peut que tuer le bantouisme. Mais comme le christianisme a pu informer une civilisation occidentale, il contient dans la vérité de sa doctrine les ressources pour opérer la christianisation et la civilisation bantoues.
8. — Une dernière objection : l'idéal des bantous de la force vitale serait exclusivement terrestre, matériel. Si l'idéal bantou était exclusivement temporel on ne verrait pas comment il pourrait servir de fondement à une culture supérieure. Il faut s'entendre: il est exact que la notion quotidienne du bonheur est chez les bantous (comme chez nous en Europe) assez médiocrement liée au terre à terre et à l'immédiat. On aurait tort d'en conclure cependant que leurs aspirations sont exclusivement matérialistes, et que les soucis supérieurs moraux, religieux, humanitaires leur sont totalement étrangers. Les exemples foisonnent, et au cours du développement de cet ouvrage j'en ai cité quelques-uns, qui prouvent que les aspirations morales, juridiques, métaphysiques et religieuses font partie nécessaire des efforts vers une vie intense. Ces quelques exemples peuvent suffire pour [151] faire admettre que sous l'apparence des soucis mesquins qui remplissent de façon obvie la trame des préoccupations quotidiennes, se trouve au fond de l'âme bantoue une aspiration, un attrait irréductible vers un « renforcement de vie infini ». Tout renforcement de vie se trouve implicitement compris dans cette nostalgie, aujourd'hui ignorante de sa vraie destination. Les baluba le disent expressément: « On peut posséder la richesse, la prospérité, avoir une nombreuse progéniture, et cependant certains jours on est pris de « kulanga » (nostalgie), et l'on se trouve « kuboko pa lubanga » (la tête entre les mains), sans savoir pourquoi, sinon parce que le coeur humain n'est jamais satisfait ». Que leur idéal de « bumi » (vie) ne se borne pas seulement à la force physique, apparaît d'ailleurs clairement à l'importance qu'ils attachent et au respect qu'ils témoignent à la « bénédiction » paternelle ou maternelle, et à la crainte qu'ils ont d'être «maudits» par leurs auteurs. Cela apparaît encore de leur aversion profonde pour le «mal» et pour toute destruction vitale, et notamment pour la haine, la jalousie et le mensonge, quels que soient leurs écarts pratiques en cette matière. Leur haute conception de la force vitale paraît enfin de la conception élevée qu'ils ont, dans leurs palabres, de la notion du droit et de l'injustice, qui se traduit notamment par l'entêtement qu'ils témoignent dans la poursuite de la restauration de vie, conformément à l'ordre vital voulu de Dieu. Au lieu de pouvoir dire que l'idéal bantou demeure matériel jusque dans ses formes les plus élevées, il semble qu'il faudrait dire que, même dans ses soucis les plus [152] matériels, les bantous se placent à un point de vue élevé de sagesse vitale, se rattachant à leurs principes philosophiques. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il vaut la peine de vérifier ces théories dans diverses tribus, par un essai loyal. Cet essai fut déjà tenté par plusieurs avec un effet étonnant par la réaction spontanée des auditeurs indigènes. Ce sont après tout, eux, les bantous des diverses tribus, qui sont les témoins de la valeur de l'hypothèse des forces vitales qui a été présentée ici. [Après la page 152 une page vide] ——————————————————————————————————————————————— TABLE DES MATIèRES
[4 pages sans pagination] Avant-Propos
de « Lovania »
[ on the last page, without page number] ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE «IMBELCO»
———————————————————————————————————————————————
Honoré Vinck, August 27, 2004 |