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1. L'IDEE FONDAMENTALE DE L'ONTOLOGIE BANTU 2. LE CONCEPT FONDAMENTAL DE L'ONTOLOGIE BANTU 3. LA PHILOSOPHIE DE LA REBELLION 4. DENATALITE 6. L'ADMINISTRATION DES INDIGENES 8. LA DECENCE CHEZ LES "NON-CIVILISES" 9. SCIENCE COMPAREE DES RELIGIONS… OU SCIENCE COMPAREE DES PHILOSOPHIES 10. L'ETUDE DES LANGUES BANTU A LA LUMIERE DE LA PHILOSOPHIE BANTU 12. AU CONGO: LETTRES DE NOIRS EVOLUES ANNEXES Le nom de Placide Tempels évoque, en quelque sorte, toute la problématique de l'existence d'une philosophie africaine. Pour les intellectuels africains, ce nom est devenu presque l'équivalent d'une certaine philosophie bantu [1]. Durant plus de trente ans, on trouve rarement un écrit sur la philosophie africaine qui ne se réfère pas à La philosophie bantoue de Tempels. On lui attribue "l'honneur d'avoir le premier fait surgir le problème de la philosophie 'bantu'" [2]. On reproche à son livre son titre "téméraire" [3], qui "repose sur une confusion du vécu et du réflexif, si l'on veut, du sens vulgaire et du sens informé du mot 'philosophie'" [4], confusion qu'il aurait voulue [5]. Parler du Père Tempels, c'est encore, pour un grand nombre de gens du Congo (ex-Zaïre), se référer à la Jamaa. Ici, son nom est lié à un essai d'adaptation de l'expression de la doctrine chrétienne à la mentalité africaine. Une fois de plus, les commentateurs se séparent en admirateurs fervents et critiques acharnés [6]. On peut toutefois constater que la plupart des auteurs qui se réfèrent
au de Tempels ne savent pas que ce modeste opuscule n'est qu'une partie
relativement restreinte de son oeuvre, qui, en une bonne parte, est restée
inédite. Elle comprend des enregistrements de chants populaires,
des textes d'ethnologie et de littérature orale (devinettes, énigmes
et proverbes), qui matérialisent les sources de ses connaissances
acquises sur le terrain au cours de dix ans de vie missionnaire au Katanga.
Sa Philosophie bantu et surtout ses écrits de théologie
pastorale et spirituelle y ont puisé leur caractère spécifiquement
africain. D'abord deux textes inédits: une ébauche de l'intuition de Tempels et un premier essai de philosophie bantu, avec des notes et critiques de plusieurs lecteurs (1 et 2). Ensuite cinq articles de journaux publiés en 1944-1945 pendant ou immédiatement après la publication de Philosophie bantu (3 à 7). Le Père Tempels y développe divers sujets d'actualité sociale qu'il avait effleurés dans son livre, comme par exemple Dénatalité, où il prend position contre la colonisation. Nous ajoutons en annexe deux textes à ce sujet, que l'auteur de Dettes de guerre (Elisabethville, 1945) avait ajouté en note aux extraits de l'article de Tempels(Cfr Annexes). Suivent deux textes inédits de 1945, et un autre publié en 1948, qui pourraient être des parties inachevées de chapitres (8 à 10), suivis d'un article d'encyclopédie et de Lettres de Noirs évolués (11-12) [8]. 1. L'idée fondamentale de l'ontologie
bantu, 2. Le concept fondamental de l'ontologie
bantu, 4. Dénatalité, 6. L'administration des indigènes: un administrateur dans chaque territoire, in L'Essor du Congo, 17 févr., 1945, p.1, col. 4-5 et p.2, col. 1-2; extraits: L'organisation administrative, dans Dettes de guerre, o.c., p.181-183). Repris dans Ecrits polémiques..., p.10-13. 7. Le mariage indigène et la loi, 8. La décence chez les "non-civilisés", 9. Science comparée des religions... ou science comparée des philosophies? Vergelijke godsdienstwetenschap... of vergelijkende wetenschap der filosofieën, Nsungu (Kamina), 5.5.1945, 6 p. dact., inédit, traduit par A.J. SMET, dans Plaidoyer..., p.46-56. 10. L'étude des langues bantu
à la lumière de la philosophie bantu, 11. "Philosophie bantu" art. Bantoe-filosofie, dans Winkler-Prins, 6e éd. Vol.3, 1948, p.215-216. 12. Au Congo: Lettres de Noirs évolués, ———————————————————————————————————————————————
L'idéal du Noir, le but de toutes ses aspirations, c'est la bumi, la vie. Renforcer la vie, la sauvegarder, la sauver, c'est kupanda. La diminution de la vie, c'est kufwa et encore pire, quand on est entièrement mort (kufwididila, kujimina). Toutes les expériences de la vie sont ramenées à cette notion. Comme vous le dites vous-même, pour le Noir la vie est un habitus d'intensité variable. Lorsque quelqu'un doit, selon la loi, céder certains biens (comme indemnisation ou pour n'importe quelle autre raison légale), il dira: bandila mambo; on me mange pour une palabre (à cause d'une palabre). Lorsque quelqu'un est illégalement spolié de ses biens (par tromperie ou par violence), il dira: bantapa bitu: on me tue (sans raison légitime). Il se rend chez le devin ou kilumbu (féticheur ou mieux: médecin magique) pour obtenir des twa bumi, des choses de vie, en guise de protection contre les choses de mort et de destruction. Les bons morts nous sauvent, nous protègent, ou nous suivent pour renaître, pour continuer notre vie. La grande crainte consiste en ceci: que la vie de la famille et du clan, que leur "nom de naissance", ou mieux, leur "nom de vie" ne soit anéanti et ne se perde. La grande crainte qui écarte les païens du christianisme, c'est la crainte de kujimina, de mourir ou de périr, si on abandonne les conservateurs de la vie (les esprits, les morts et les manga). Les mauvais morts, les bafu ba kizwa, décrits comme batu ba nshikani, de mauvaise volonté, de néfaste volonté, n'ont qu'un seul but: nous tuer, betwipaya. Des enfants sans père sont des bana ba mufu, des enfants d'un mort et eux-mêmes sont à plaindre; des enfants qui ont encore un appui auprès de leur père en vie, sont des bana ba mumu, des enfants d'un vivant; les premiers sont comme morts dans la société vivante; les derniers ont une vie pleine, socialement, légalement. Est nommé mufu, mort, celui qui, dans le domaine sexuel, n'est pas fort (selon la mentalité luba pervertie); de même celui qui craint de se joindre au groupe et qui évite des "abus" (selon la loi de Dieu). La paternité constitue l'épanouissement de la vie et une assurance de survie dans sa descendance. Tout échec, douleur ou souffrance sont kufwa, mourir. Tout semble aspirer au renforcement, à l'épanouissement de la vie. La nourriture, la richesse, la prospérité, le bonheur, la fertilité, la paternité et même le paternat et le rang de chef ne sont que des éléments, des renforcements de la bumi, de la vie, de la vie de l'individu et, en même temps, de celle du clan. Et selon les conceptions païennes, la vie vient uniquement de Dieu, non pas des bwanga, des bakisi, des bavidye ou des bafu. A mon avis, nous nous trouvons en présence de l'idée païenne la plus noble, la plus pure, la plus riche, sur laquelle peuvent se construire la catéchèse, l'ascèse et la mystique catholiques. Pour la bumi, pour le kupanda (être sauvé), les païens font tout, s'abstiennent de tout, ne considèrent rien comme trop pénible ou trop difficile. Comme d'elle-même s'impose ainsi à nous l'unique méthode de conversion qui pénètre profondément. Dieu est le mwine bumi, le Christ est le chemin, la vérité
et la vie. Il est le pain de vie, le sauveur, le rédempteur. Il
veut nous kupanda; renforcer notre vie, l'ennoblir, l'éterniser,
etc. En dehors de Dieu, pas de vie mais la mort; s'insurger contre Dieu,
c'est mourir; le péché est la mort de l'homme. D'ailleurs on se rend compte comment, facilement et spontanément,
et comme d'une chose que d'eux-mêmes ils comprennent, les adeptes
et les catéchumènes parlent de la vie d'enfant de Dieu par
la grâce, du renforcement de cette vie de nos âmes par la
Communion, du secours pour cette vie obtenu par les prières, les
bonnes oeuvres, etc.
Introduction a) Je voudrais, dans cette étude, indiquer et expliquer aussi clairement que possible, le concept caractéristique de l'ontologie bantu, peut-être même LE concept fondamental de leur ontologie. Ce concept fondamental s'avérera peut-être même être le concept fondamental de l'ontologie de tous les primitifs [13]. b) Dans une seconde partie, je voudrais indiquer et clarifier les applications
de ce principe fondamental sur toute la mentalité, la morale, la
théodicée, le droit, les institutions sociales, les us et
coutumes, la façon d'agir, et sur toute la vie des Bantu jusque
dans les moindres détails. 2. Nécessité de cette étude Qu'il est absolument nécessaire de pénétrer jusqu'au concept fondamental, jusqu'à la synthèse, jusqu'au lien intime entre toutes les conceptions, les doctrines et les usages [15] bantu, apparaît per se et en fait par les multiples essais faits dans ce sens, et les nombreux auteurs qui ont essayé de découvrir l'AME des primitifs. Cfr L'âme du Murundi; L'âme luba; De Ngbandi [16] naar de ziel geschetst; La religion des Primitifs, et Eléments de droit coutumier indigène... [17] La connaissance de la philosophie bantu est nécessaire pour tous ceux qui veulent comprendre les Bantu, ou qui essayent de le faire, pour tous ceux qui doivent les fréquenter : les missionnaires, les administrateurs, les juges, en fait, tous ceux qui vivent parmi les Bantu et tous ceux qui veulent les étudier de n'importe quel point de vue: les ethnologues, les juristes, les linguistes, etc. [18] Mon point de départ a été l'évangélisation et la catéchèse.
3. Nécessité pour la catéchèse Nous devons communiquer une conviction et de l'enthousiasme pour un idéal raisonnable, mais [19] très élevé, et par notre travail même nous sommes obligés de parler aux Bantu, d'homme à homme, de nos conceptions respectives, de notre foi, de nos idéaux. Bien sûr, un Blanc me disait une fois: "la religion est une question de sentiment", mais nous supposerons tout de même qu'à la base de la religion, il y a des vérités, de la philosophie, des dogmes, aussi bien du christianisme que de toute vraie [20] religion, donc aussi de la soi-disant religion païenne, ou de la religion des primitifs [21]. Nos Bantu sont des hommes qui ont aussi leurs idées, leurs conceptions, leurs doctrines, leur ontologie, leur théodicée. Nous devons donc savoir qui sont ces hommes que nous avons devant nous. Les Bantu, que pensent-ils, quels idéaux suprêmes poursuivent-ils? Le professeur doit s'adapter à son auditoire, il doit se placer à son niveau, à son point de vue. Ce n'est pas, comme prétendent certains Blancs, le Noir qui doit s'adapter à nous. Il n'a pas la prétention de vouloir nous apprendre quelque chose, nous bien... Nous devons donc en premier lieu nous faire comprendre par nos élèves [22], approfondir leurs pensées, utiliser leurs termes, adapter notre doctrine à leur mentalité. Alors seulement, nous pourrons parler avec eux. Si j'utilise un mot dans un sens déterminé, le Noir et moi, nous penserons la même [23] chose, nous saurons que nous parlons de la même chose, de la vérité. Si je parle d'un esprit en pensant à un être spirituel, personnel, et si le Noir, en entendant ce mot, pense à une force ontologique [24] non rationnelle, nous utilisons un même mot en parlant de choses différentes. Nous n'entrons même pas en contact, nous ne créons que des malentendus, nous perdons notre temps, comme deux hommes qui voudraient se parler, l'un par l'alphabet morse, l'autre par l'alphabet des sourds-muets. Supposons qu'on pourrait affirmer: il est inutile de discuter avec les païens sur les données de leur système philosophico-religieux; ii suffit d'exposer positivement notre religion, la seule vraie, universellement humaine, et l'anima naturaliter christiana du bon païen l'acceptera. Mais la question se pose: puisque votre explication doit s'exprimer dans des termes humains d'une langue indigène, quels termes allez-vous utiliser? Quels termes philosophiques, religieux, compréhensibles ou incompréhensibles, adéquats ou inadéquats? La question a été escamotée, non évitée. Ce n'est pas un texte du catéchisme qui peut convertir quelqu'un, mais un dialogue d'homme à homme, d'âme à âme [25]. Nous devons donc savoir quelle sorte de paganisme nous avons devant nous [26]. Nous devons avoir une meilleure compréhension de leur paganisme qu'eux-mêmes. Nous devons penser pour eux, avec notre intelligence plus développée, formée et disciplinée. Nous devons savoir distinguer dans le chaos [27] de leurs dires, de leurs façons d'agir et de leurs usages, l'original du déformé, l'essentiel de l'accessoire, le bien du mal, la bonne semence des mauvaises herbes [28]. Et le plus beau travail [29] de notre intelligence supérieure serait de pouvoir indiquer, dans le paganisme actuel des Bantu, comment certains usages et doctrines, qui sont pour nous manifestement faux, le sont à partir d'une autre tradition ou doctrine purement indigène, originelle et antique [30]. Il faut trouver l'argument ad hominem, AMENER le Noir A RECONNAITRE la fausseté de certaines pratiques [31] à partir de ses propres principes exacts. Afin de ne pas utiliser inconsidérément [32] leurs termes, dans un sens incorrect ou faux, nous devrions savoir clairement si [33] les Bantu sont des animistes ou des dynamistes, s'ils vénèrent uniquement les morts ou aussi les esprits. Nous devrions savoir clairement ce que signifient, pour les Bantu et non pour certains ethnologues, les fétiches, les amulettes, et surtout ce qu'est, pour eux, le bwanga, le "médicament magique". Les Bantu sont-ils des idolâtres? Qui est, suivant eux, le personnage, que divers auteurs nomment : nécromancien, sorcier ou l'homme de l'art, ou le magicien, etc. A-t-on tranché une de ces questions? De tout cela, on devrait pouvoir parler en connaissance de cause, tout bien et clairement considéré, non dans des articles ou dans des livres, mais avec les Noirs mêmes; c'est là le seul contrôle, le seul critère valable, et (humainement parlant) la conditio sine qua non d'exercer une influence profonde sur l'entendement et l'esprit des Bantu, afin de les convertir, c'est-à-dire, de les retourner intérieurement [34]. Parler au Noir de "sa croyance" sans connaissance de cause et de termes, et dire uniquement: ceci est mauvais, vous ne pouvez pas faire cela, c'est le laisser dans sa conviction inchangée et éveiller en lui la réflexion: "le Blanc ne sait pas bien où en sont les choses; s'il le savait, il parlerait peut-être autrement". Si l'on veut parler de religion avec les Bantu, il me semble y avoir une conditio sine qua non pour pouvoir d'abord leur dire: "donc, vous, Bantu, vous dites, vous croyez, vous reconnaissez que..." et que le Noir lui-même soit surpris d'entendre notre exposé de ses théories, et que nous les exposions si clairement qu'il n'ait plus d'objections ou de corrections a faire [35]. On pourrait commencer par de nombreux dictons divergents, par des façons d'agir, par des usages, etc. On pourrait chercher une explication pour chacun de ces détails et monter ainsi vers une idée synthétique qui est le fondement de toutes ces explications de détail. En fait, c'est là le chemin qui a conduit à une vue profonde, à la soi-disant idée fondamentale de l'ontologie bantu. Mais nous ne devons pas faire ici des recherches. Nous proposerons à celui qui veut nous suivre dans l'effort d'accéder à une vue plus profonde sur les primitifs, un essai d'ontologie bantu (première partie), et ensuite, (dans la seconde partie), mettre á l'épreuve la théorie par l'application à quelques doctrines et usages très importants des Bantu. D'ailleurs, si la doctrine est fidèle, les applications seront innombrables, puisqu'elles embrassent toute la vie des Bantu; et toutes les disciplines de l'étude bantu y recevront leur couleur et principe assuré et définitif.
Première partie : L'idée fondamentale de l'ontologie bantu
L'homme ne tend pas aveuglement (vers un but) sans connaissance; le Nègre bantu non plus. A ses aspirations, à ses tendances les plus [36] intimes répond un idéal [37], une conception d'une réalité élevée [38]. En effet, quand on demande aux anciens, aux païens 1) ce qui les retient dans le paganisme et 2) ce qui les éloigne du christianisme, on reçoit, sous plusieurs formes différentes, une seule réponse: la préservation de notre VlE [39], BUMI. Pourquoi la divination? pour apprendre des paroles de vie... twa bumi. Pourquoi le bwanga, le soi-disant médicament magique, l'amulette, ou comme l'on veut le nommer? Afin de kushika [40], de préserver la VlE contre l'influence mauvaise, pernicieuse, afin de kwipandisya ou kupanda, afin d'être libéré de diminution ou d'annihilation de notre vie. Pourquoi se plaindre aux défunts, aux ancêtres ou... aux esprits? Afin que ceux qui connaissent les forces [41] secrètes les fassent connaître [42] pour leur salut - kupanda, pour raffermir leur vie - kukomesya bumi [43], pour recevoir la vie - kumona bumi [44], là où ils sont déjà marqués par la mort. Pourquoi ce désir intense de postérité? Pour propager, faire durer sa propre vie - kutundula bumi, kuvubulula bumi. BUMI, c'est la vie; bukomo, c'est vivre fort; kufwa, mort ou mourir, c'est toute diminution de vie. La salutation du Muluba c'est: "wakoma po", "tu es fort"; à celui dont la vigueur a été amoindrie, on exprime ses condoléances par les mots : "wafwa ko", "tu en meurs". Pour trouver de la vie - kumona bumi, pour raffermir sa vie - kukomesya bumi, le Muluba est disposé à tout sacrifier: des fusils, des colliers de perles précieuses, des sommes d'argent élevées [45], pour cela il observe toute prescription, il se soumet à tout interdit - bijila [46]. La vie du Muluba, raffermie, sauvée par l'intervention du devin, kilumbu, le médecin magique et les défunts, court un grand risque s'il abandonne tous ces aides et moyens, pour devenir chrétien: ce n'est pas la polygamie, ni le soi-disant conservatisme et leur attachement aux coutumes anciennes qui est la grande raison pour laquelle les païens n'osent pas devenir chrétiens, mais c'est la peur de perdre leur vie. La question est pour eux une question de vie ou de mort [47]. La vie est donc le grand motif de tout agir essentiel des païens [48]. Et, chez les Bantu, ce motif est enraciné dans la connaissance ontologique des êtres, des vivants, des morts, des êtres de rang inférieur, de tout l'univers. On peut bien dire que la vie est le bien suprême de tous les hommes; que ce bumi ou cette théorie de la vie des Bantu les assimile précisément à toute l'humanité. C'est vrai dans un certain sens [49]. 1) Pour autant que les Bantu soient encore plus ou moins des primitifs, ils sont encore très ouverts et très profondément influencés par les notions primordiales de vie, mort, paternité, fécondité, postérité [50]; ces réalités profondément humaines [51] sont encore très fortement ressenties par eux, et sont, heureusement encore, pour eux, des motifs d'agir. Devant ces réalités ils ne sont pas encore "évolués, civilisés" [52], c'est-á-dire, dégénérés ou "déracinés". Et c'est bien là la grande raison pour laquelle la catéchèse doit chercher à se greffer sur le contenu valable de ce concept de la vie [53]. 2) Mais, chez les Bantu, ce concept de la vie a une signification ontologique propre; c'est peut-être le concept fondamental [54] de toute leur ontologie, et, si nous voulons utiliser ce concept, si nous voulons ennoblir et christianiser cet idéal, nous devons d'abord essayer de rechercher ce que signifie la vie dans l'idée profonde, dans la philosophie bantu. Voilà pourquoi cet essai d'une philosophie bantu [55].
B. La force de la vie, le concept fondamental de l'ontologie bantu [56] Limitons-nous aux trois grandes notions: ens - essence [57] - substance. 1.La notion ens (wezen) = être, entité, force? Dans notre philosophie, le fruit de la toute dernière abstraction est la notion de ens, être [58] (wezen), la notion suprême sous laquelle on classe tout ce qui existe [59]. Suivant Scot, même l'être-créé ou non-créé est abstrait de cette notion; tout ce qui a de la réalité est être, est ens [60], de telle sorte que la notion ens est applicable dans un sens identique [61] à Dieu, la créature, la substance et l'accident. Saint Thomas n'arrive pas à une notion universelle pour tous les êtres, Dieu et les créatures ne sont pas 'être'dans le même sens. Or, je pense que, comme Saint Thomas relie l'être-créé ou non-créé intrinsèquement à l'entité même dans l'être existant, ainsi les Bantu relient intrinsèquement, dans chaque être existant, la notion de FORCE DE LA VlE à celle de l'entité même. Je penserais [62] presque que, pour les Bantu, la notion de force de la vie remplace et répond à notre notion de l'ens [63]. Chaque être est [64] une force de la vie, chaque force de la vie est un être, et dans ce sens-là, la notion de force de la vie serait la notion fondamentale de l'ontologie bantu, la notion universelle suprême, applicable á tout ce qui existe réellement: Dieu, les esprits; les défunts, les hommes, les animaux, les plantes et les êtres matériels. Ens est pour nous une réalité statique, pour les Noirs c'est de la force, une notion et une réalité dynamiques [65].
2. Essence Le Noir n'est pas un panthéiste ni un idolâtre [66]. Il accepte manifestement la différence essentielle [67] entre [68]: Dieu [69], les esprits créés, les hommes (vivants et défunts), les animaux, les plantes, les êtres matériels [70]. Mais dans tous ces êtres il y a de la force de vie. Un Moluba me définissait Dieu comme: mwine bukomo bwandi, celui qui possède la force par lui-même [71]. Nous pourrions difficilement donner une meilleure définition. Les esprits - les morts - et les vivants ont bukomo, force, force de vie, mais une force dépendante, créée. Tous les autres êtres de rang inférieur, même s'ils n'ont pas le bumi des êtres intelligents, ont toutefois des forces de vie, qui sont en rapport avec les forces de vie des êtres supérieurs, (ils ont de la force qui est nommée bulobo), et qui peuvent agir, nous verrons plus loin comment, sur la force de vie de l'homme vivant; ils peuvent renforcer ou diminuer sa force de vie, même la détruire [72]. C'est pourquoi, pour autant que je le comprenne jusqu'à présent, le concept "force de la vie" ne semble pas indiquer un aspect accidentel de l'être, une modalité de l'ens, mais une note essentielle, probablement LA note essentielle de ce que nous appelons ens, et donc pas uniquement un concept caractéristique, mais le concept fondamental [73] de l'ontologie bantu [74]. 3. Substance [75] (et existence?) Je crois [76] qu'ici, nos pensées et celles
des Bantu se séparent le plus.
4. L'homme L'homme, animal [83] rationnel, a comme force de vie : BUMI (la vie); bukomo, vivre fort [84], est l'idéal vers lequel il tend. On doit parler ici d'une notion très caractéristique, qui est essentiellement reliée, par les Bantu, à la notion même de bumi. La vie, la force de vie [85] humaine, est, comme l'exprime parfaitement M. Possoz, essentiellement d'intensité variable. La force de la vie humaine et même les forces de vie inférieures [86], sont par essence intérieurement susceptibles de raffermissement, d'augmentation, d'épanouissement, et d'amoindrissement essentiel, intérieur, d'affaiblissement et de dégénérescence. On ne vise pas ici un raffermissement des facultés ou de leurs fonctions, mais le raffermissement ou l'affaiblissement de la VlE [87] considérée en elle-même. Un raffermissement de la vie consiste par exemple en ceci: de connaître d'autres forces de vie, suivant leur nature et leurs propriétés, c'est-à-dire: les essences, et ensuite, naturellement de pouvoir s'emparer de ces forces de vie ou de les "paternaliser" pour l'affermissement de sa propre vie, de pouvoir les faire agir [88].
5.Les lois ontologiques, universelles, pratiques Les lois ontologiques, universelles, pratiques, suivantes peuvent être tirées des deux réflexions précédentes, c.-à-d. concernant les relations intrinsèques essentielles entre toutes les forces de vie et concernant la susceptibilité interne au raffermissement et à l'affaiblissement de la force de la vie. 1) La force de la vie d'un vivant peut agir métaphysiquement sur la force de la vie d'un autre vivant. 2) La force de la vie d'un vivant peut, de la même manière, agir sur les forces de vie inférieures (des animaux, des plantes et des êtres matériels). 3) La force de la vie de (l'homme) vivant peut agir indirectement, par le truchement des forces de vie inférieures (des animaux, des plantes et des êtres matériels), sur la force de la vie d'un autre vivant [89]. Cette influence de vie d'un vivant sur d'autres forces de vie peut être consciente, et selon moi, même inconsciente [90], parce qu'il s'agit ici d'influences de vie ontologiques [91]. C'est là, me semble-t-il, le fondement [92] de l'ontologie bantu. Cette explication, aussi élémentaire qu'elle soit, est-elle quand même définitive et suffisante? Les termes sont-ils exacts? L'étude future d'autres chercheurs, la collaboration et la discussion le démontreront [93]. Dans la deuxième partie de cet essai je mettrai la théorie à l'épreuve des faits. C'est le seul critère valable. Mais avant de terminer cette première partie, je veux faire remarquer que je n'invente pas une nouvelle théorie. Beaucoup d'autres ont soupçonné, cherché et décrit, chez les Bantu et peut-être même chez d'autres primitifs, la même ontologie..., peut-être dans des expressions plus ou moins claires ou en d'autres termes, mais, pour le fond de la question, nous sommes d'accord avec eux. Dans La religion des primitifs, Mgr Le Roy écrit: "Chacun... a sa "manière" et son sexe: - Sa "manière", c'est-à-dire sa nature propre et distinctive, déterminée en chacun des êtres constituant l'espèce par... une certaine âme, - âme inerte dans les choses inanimées, âme vivante déjà dans la plante, âme sensible dans l'animal, âme raisonnante dans l'homme, âme phénoménale - je m'excuse toujours des termes - dans les éléments cosmiques, âme terrestre dans la terre, céleste dans le ciel, universelle dans l'univers. - Son sexe, c'est-à-dire sa faculté de produire par suite de la coopération, ici active, et là passive, de deux éléments, l'un mâle, l'autre femelle... C'est ainsi qu'au Loango, l'Océan est considéré comme un principe [94] actif et mâle, car c'est de lui que sort la pluie qui tombe sur la Terre, principe passif et femelle, et qui la rend féconde" (p.83). Je lisais quelque part [95] que Frobenius aurait écrit: "le sentiment VlE domine toute l'Afrique..." [96]. Le Roy écrit: "Le Primitif, après avoir remarqué l'action des forces immanentes de la Nature, et se sentant vis-à-vis d'elles dans une situation variable qui fait de lui [97] tantôt un vainqueur et tantôt un vaincu, le Primitif a cru pouvoir les tourner á son profit..." (p.73). Dans ses Eléments de droit coutumier nègre, M.E. Possoz dit: "Il (ce traité) explique par les notions d'"espèce" c'est-á-dire substance personnellement commune à des êtres humains et à d'autres êtres et de "communauté d'espèce" ces faits qu'un Lévy-Bruhl étudie dans son essai sur "L'âme primitive"..." (p.13). -"L'existence est pour le Nègre chose d'intensité variable: tout se passe comme si, pour lui, est plus vivant, qui est plus légitime. Droit et ontologie ne font qu'un pour lui..." (p.27). - "Le père des êtres a fondé le droit. Droit et religion, droit et morale ne font qu'un; LA VlE est leur seul but" (p.30). "Le droit... est une cause de renforcement de l'être" (p.33). "La communauté d'espèce agit en deux sens opposés: elle renforce l'existence ou elle l'annihile" (p.40). "L'espèce est dans la terminologie ici employée une substance, qui peut être commune à plusieurs individus hétéroclites tels qu'homme, et végétal; animal, être invisible..." (p.32). Il n'est guère utile de discuter sur l'exactitude [98] des termes dans les textes cités; il importe de montrer que d'autres auteurs ont entrevu la même réalité, qu'ils appelant, eux: âmes, substance commune, ou espèce [99], mais pour laquelle je préfère [100], jusqu'à présent, force de la vie.
Deuxième partie : Application de la notion ontologique force de la vie 1. Croissance et amoindrissement de la vie Dans ses "Eléments de droit coutumier nègre" Possoz écrit: "l'existence est chose d'intensité variable". Les Bantu pensent-ils que notre existence, ou bien notre force même de la vie, c'est-à-dire, suivant eux, je pense, notre entité même, est susceptible d'accroissement, de renforcement ou d'amoindrissement? J'estime que, comme nous disons dans la théologie catholique, la vie de la grâce peut s'accroître, que notre participation à la nature divine [101] et à la vie divine peut se raffermir et augmenter. Ainsi les Bantu sont persuadés que notre vie même, notre force de la vie, notre entité même peut se raffermir ou... s'amoindrir ontologiquement. On dit aussi bien du bonheur intérieur de l'âme que de la prospérité matérielle que ce sont des renforcements de la vie même [102] ; tout cela est: kumona bumi, trouver la vie; kukomesya bumi, raffermir la vie; kupanda [103] , être sauvé. Toute adversité, aussi bien dans les choses matérielles
que dans les intérêts [104] supérieurs,
est toujours "bangipaya", être tué, kufwa, mourir.
Le motif principal de tout agir spécifiquement bantu, ce n'est
pas, suivant leur propre expression, l'existence, mais la vie, et les
Bantu ne craignent qu'un malheur par dessus tout, la mort, mourir, l'amoindrissement
ou l'annihilation de la vie. 2. La morale bantu Cette croissance essentielle intérieure ou cet amoindrissement de la force de la vie est bien un accroissement ou un amoindrissement ontologique [105]. Or ces changements ontologiques se font, comme Dieu l'a voulu, suivant la nature interne des choses créées [106] , ou bien ils sont une perversion de la nature interne des choses. Les Bantu n'excluent pas du tout le créateur de leur système ontologique; il est mentionné explicitement comme le seigneur et le maître, le gouverneur du créé [107]. Toutes les forces de vie viennent du mwine bukomo bwandi, qui a la force par lui-même. Annihiler la force de la vie s'oppose directement à l'ordre de la création, à la loi interne de la nature. L'accroissement de la force de vie est ontologiquement bon, donc moralement bon, puisque Dieu a donné aux choses leur nature et leur être [108] , et est donc aussi juridiquement bon. L'annihilation de la force de vie est ontologiquement mauvaise [109] , moralement mauvaise et donc aussi juridiquement mauvaise. Car, les Bantu ne sont pas encore si "civilisés" et "évolués" et donc pas encore aussi illogiques que les païens blancs modernes; l'ontologie originelle primitive, leur morale, leur droit, forment un tout logique; ils n'essayent pas encore de définir le BIEN et le MAL sans ontologie, sans Dieu. Dans l'ordre principal, antique et logique, dans l'ordre de la nature, le bien et le mal sont, suivant les Bantu, d'abord ontologiquement, ensuite et pour cela, moralement et juridiquement bon et mauvais. Pratiquement, parce que reposant sur les mêmes principes, le mal ontologique, le mal moral et le mal juridique ne font qu'un. Dans ce sens Possoz pouvait écrire: "Droit et religion, droit et morale ne font qu'un" (Eléments de droit coutumier nègre, p. 30).
3. Le bien et le mal Ainsi, la question souvent posée de savoir si le Noir a une morale [110] , est résolue. Il a une conscience très profonde du bien et du mal; il a une morale immanente [111] , ontologique, fondée sur la nature ontologique des êtres: des forces de vie. Sa morale est droit naturel pur [112]. Nous laissons ici hors considération, ce qui chez les primitifs, devrait être attribué à la révélation originelle [113]. Plus d'une fois [114] j'ai constaté chez les Noirs, avec grand étonnement, cette aversion intérieure profonde et cette condamnation du mal ontologique: amoindrir la vie, le don de Dieu, dans d'autres vivants, en tuant sans raison, c'est pour eux le grand mal, nommé par eux-mêmes: kwipaya bavidye, tuer les vivants de Dieu. De là l'aversion [115] véhémente profondément enracinée pour les bafwishi, qui amoindrissent ou annihilent la force de vie d'autrui par des manga "mauvais", "manga abi" - le terme vient d'eux -, c'est-à-dire indirectement par des forces de vie inférieures. (Voir plus loin). Le mensonge, le vol, l'adultère sont ressentis par eux, non surtout comme un mal [116] social, mais comme un mal essentiel, ontologique. De ces actes les Bantu peuvent dire: "c'est mauvais", avec une conviction philosophique plus profonde que beaucoup de nos "civilisés" dont l'intellect suprême est lamentablement dégénéré [117]. Nous parlons ici de la théorie, des principes des Bantu, non pas de la dégénérescence de ces principes et de leur comportement pratique.D'ailleurs, d'un autre côté, les Bantu sont persuadés, avec toute la force de leur ontologie primitive originelle, de la bonté ontologique, donc morale et juridique des bavidye, des ancêtres spiritualisés des clans, des morts (en règle générale), des bons morts [118] , du devin, des bons manga, ces forces de vie utilisées au renforcement de notre force de vie, et de l'homme des "manga" ou soi-disant sorcier. Originairement, en principe, per se, ce sont tous des aides et des moyens de raffermissement de notre force de vie. S'il n'en est pas ainsi, nous sommes devant des abus, qui sont également des abus suivant le système ontologique propre des Bantu.
4. lnfluences de vie inconscientes? Si nous acceptons que, suivant les Bantu, LE BIEN et LE MAL existent, c'est-à-dire le bien et le mal ontologique, qui sont en même temps bien et mal moraux et juridiques, est-ce que cela veut dire que les bonnes et mauvaises influences de vie supposent toujours la conscience ? A partir de leurs expressions, comme par exemple: kupya mambo, kupya mpekato, kupya luba, kupya luvimbo [119] , on a l'impression que, suivant les Bantu, la faute juridique, le péché... sont attrapés de la même manière qu'une maladie, comme un animal est attrapé dans le piège. On lit par-ci par-là qu'il y a des Noirs qui ont été accusés d'être des sorciers dans le vrai sens du mot [120] , donc de jeter le mauvais sort, ou plus précisément de donner à d'autres hommes la maladie ou la mort par des moyens de manga et l'on ajoute que les accusés ne protestent pas, bien que, parfois, ils ne semblent pas conscients de l'influence néfaste qui sortait d'eux; ils se soumettent à la peine, se suicident... tout en acceptant qu'ils sont, inconsciemment, une source de malheur pour la société. La force de vie de l'homme est d'ailleurs suivant les Bantu eux-mêmes "un secret inscrutable": le munda mwa mukwenu umwela [121] kuboko, nansya ulala nandi butanda bumo? Qui connaît l'intérieur de son prochain, même s'il dort avec lui dans le même lit?Est-il possible que notre propre force de vie par elle-même, ou par l'utilisation des êtres créés, de forces de vie, agisse ontologiquement mal, sans que nous en soyons clairement conscients, sans faute subjective ou mauvaise intention, sans volonté perverse ou nsikani? Un Noir peut-il perturber l'ordre ontologique, donc l'ordre moral et juridique, comme on use mal d'un mécanisme, d'une machine, d'un fusil ou d'un outil, de sorte qu'il est abîmé et déréglé sans mauvaise intention de notre part [122]? Y aurait-il alors uniquement un manque de savoir? Dans notre société moderne nous sommes obligés de connaître les lois écrites; une infraction involontaire [123] par manque de connaissance, reste passible. Existerait-il quelque chose de ce genre chez les Noirs? Ou supposent-ils que, partout où l'on constate une mauvaise influence, il doit y avoir également, d'une façon ou d'une autre, une intention [124] ontologique, subjectivement mauvaise [125]? En tout cas, l'influence de vie néfaste est coupable [126] devant la loi et elle est punie dans l'au-delà; les bafwishi ne vont pas au kalunga nyembo, le réceptacle de tous les défunts dans le monde souterrain, mais ils vont au lieu de la mort ontologique totale [127], c'est-à-dire au kalunga ka musono, d'où tout rapport avec le royaume des vivants sur terre devient impossible. 5. La causalité et la responsabilité A partir des considérations précédentes on peut tirer une conclusion vraiment, spécifiquement bantu, concernant la causalité et la responsabilité. On peut causer du bien et du mal à d'autres vivants, sans poser des actes extérieurs, sans utiliser des moyens extérieurs visibles. Un vivant peut avoir une influence de vie néfaste sur un autre et causer son malheur.Les Baluba disent chaque jour: les batémoins, c'est une invention importée par les Blancs. Pour les Blancs: ce qu'on a vu de ses yeux compte uniquement; du reste, on ne tient pas compte. C'est là un coup mortel, droit au coeur, porté par le droit européen à l'essence même du droit bantu, au droit ontologique, au droit des forces de la vie.En 1944, un "homme aux manga" a été appelé à Kavukwa chez un enfant malade. On apprend, par la divination, que les défunts de la famille de l'enfant le rendent malade. L'enfant guérit, mais l'homme aux manga devient malade et il meurt. La famille de l'homme aux manga donne comme cause de la mort que "les défunts de la famille de l'enfant ont épargné l'enfant et se sont jetés sur l'homme aux manga, et ont été plus forts que lui malgré ses manga. Il a succombé! Et, bien sûr, l'amende pour la mort a été payée [128]. Il ne s'agit pas ici d'un accident de travail, mais d'influences de vie, pour lesquelles ceux qui ont appelé l'homme aux manga sont considérés comme responsables; comment faire appel ici à des "témoins"; qui peut être "témoin" de l'action de ces influences de vie [129]? Supposons qu'un ami vous accompagne à la chasse [130], ou que vous lui demandiez d'aller à la chasse pour vous. Vous, vivant, vous avez par là assujetti ontologiquement et juridiquement à votre force de vie, une autre force de vie (d'un autre vivant). Ce chasseur se soûle d'abord, et il a ensuite un accident de chasse par sa propre bêtise [131]. Du point de vue européen, ce n'est plus là un accident de travail, le chasseur est responsable, lui-même, de son accident. Suivant l'ontologie bantu et donc suivant le droit bantu, c'est vous qui restez le responsable. En prouvant irréfutablement que l'accident était une suite de la stupidité, de l'imprudence de l'accidenté, on n'inverse pas le système ontologique du Noir. Il vous demandera: - votre force de vie avait asservi celle de l'autre (c'est une relation ontologique) - or, pourquoi l'accidenté a-t-il agi d'une façon si insensée? D'où vient cette circonstance spéciale de cette chasse que vous avez voulue? Ontologiquement, votre influence de vie n'était pas bonne, mais mauvaise, il n'y a pas d'autre explication possible. Ou bien, le Noir devrait changer ou renoncer à toute sa pensée ontologique. Dans ces considérations, les juges européens chez les Bantu, peuvent trouver quelques points à méditer [132].
6. La force de la vie peut-elle être raffermie? Dans quel sens, la force de vie peut-elle, suivant les Bantu, être raffermie? Existe-t-il une possibilité de raffermir positivement la force de la vie? Existe-t-il une bénédiction positive? Les Bantu connaissent-ils seulement un raffermissement négatif, en protégeant contre les influences de vie mauvaises? A part ce raffermissement négatif, existe-t-il uniquement un affaiblissement intrinsèque? Il existe des termes positifs qui signifient: "raffermir la vie" kukomesya bumi. On dit des défunts, surtout des pères de clan spiritualisés, des bavidye, qu'ils "protègent, sauvegardent" les vivants bafu betunama. On dit de Dieu, d'un vidye ou d'un défunt ordinaire vidye bampe, mfumwami ampe, Dieu, ou notre esprit, mon défunt, me donnait ceci ou cela, m'accordait positivement l'un ou l'autre bonheur... Il y a des manga pour avoir de la chance, dyese, maese..., pour la fécondité, pour la chasse, etc. La négligence, l'abandon des défunts, des ancêtres, des esprits, apporte nécessairement du malheur. Si les vivants ne posent pas d'obstacle (ontologique, moral, juridique), les êtres invisibles sont, per se, des aides, des protecteurs et soutiens de la force de vie des vivants. Dieu, l'ancêtre défunt, le chef de clan vivant, le père, ont une influence ontologique protectrice sur leurs subordonnés. Le seul fait de se séparer d'eux, d'être répudié par eux, est déjà un malheur, un amoindrissement de vie et expose à d'autres malheurs secondaires [133]. L'union est donc une conditio sine qua non, est déjà vivre vigoureusement. J'estime donc pouvoir conclure que la notion de raffermissement positif de la vie existe chez les Bantu. Mais, d'autre part, je crois qu'en fait on parle surtout d'un renforcement négatif [134], de vivre, ontologiquement, en droite et bonne relation [135] avec les forces de vie supérieures, avec les ancêtres, les pères de clans, son propre père, de vivre ontologiquement pur [136] , pour être vigoureux contre les influences de vie néfastes; de fortifier tellement sa propre vie, par l'usage correct des forces de vie inférieures et par des manga, qu'elle soit résistante [137] contre des forces de vie néfastes, qui pourraient dominer ou amoindrir cette vie. Des parents qui, dans un moment de colère, ont maudit leur enfant ou prononcé des imprécations, révoquent [138] vite cette malédiction en disant les raisons et les circonstances qui les ont portés à un tel "langage ontologiquement mauvais" [139]. Ils éloignent ainsi de leur coeur et de leur force de vie toute mauvaise influence possible, afin que l'enfant reste "vigoureux " et ne subisse pas un amoindrissement direct par suite de l'influence de vie mauvaise des parents et d'autres influences néfastes extérieures qui pourraient avoir une prise sur l'enfant, qui a été mis dans [140] un état amoindri de vie par la malédiction. Si quelqu'un par exemple, a subi des torts pendant la chasse et s'il a juré ses grands dieux de ne plus aller à la chasse de son village, il doit, avant d'aller à la chasse suivante, pour ainsi dire kwifyakula mwifyaku, épancher sa bile devant l'esprit au moment où l'on dit en commun à l'esprit de la chasse ce qu'on attend de lui; il doit dire pourquoi il a parlé de la sorte et éloigner ainsi le mal de son coeur, de sa force de vie. C'est alors seulement que la chasse peut avoir lieu et qu'il peut y participer sans être cause ou occasion de grands malheurs pendant celle-ci par de possibles et néfastes influences de vie. La soi-disant confessio parturientis est également une application de la théorie ontologique de la vie. Une femme qui a des difficultés à l'accouchement [141] doit purifier ontologiquement sa vie, de sorte que sa force de vie, souillée ontologiquement et donc moralement et juridiquement, n'exerce pas [142] d'influence néfaste sur la nouvelle vie à naître. Y a-t-il une bénédiction positive? Il y a, chez les Baluba, une sorte de bénédiction avec de la salive: kupela mata. Au moment de la révocation d'une malédiction, on crache par terre... pendant qu'on dit comment et pourquoi on a parlé ainsi, ce qui signifie, suivant les Baluba, kutalula bubi, éloigner de soi le mal, la mauvaise influence de vie. Deux personnes qui se sont disputées, cracheront toutes deux sur le sol, au moment de la réconciliation solennelle..., pour éloigner d'elles la mauvaise influence de vie, ou plutôt pour en poser un signe extérieur [143]. Chez les Baluba, quand un enfant s'éloigne pour longtemps de la maison paternelle, le père lui donnera un peu de salive sur une feuille, pour qu'il puisse rester vigoureux pendant le voyage [144]. J'ai vu déjà que, quand un inférieur vient dire quelque chose au chef, celui-ci crache [145] sur le sol en disant... eh bien, va et que tout aille bien pour toi. Je pense que, chez les Baluba, la soi-disant bénédiction a ce sens: pour autant qu'il dépend de moi, reste vigoureux; moi, de mon côté, je n'ai pas d'intentions de vie néfastes, je ne veux pas être cause ou occasion de malheurs éventuels. Je ne connais pas, en kiluba, un terme qui signifie: "bénir positivement" [146]. Tous ceux qui connaissent les Noirs, ne fut ce que très superficiellement, savent qu'il y a positivement des influences de vie mauvaises. Mais ces influences de vie mauvaises sont des influences de vie ontologiquement mauvaises, de force de vie à force de vie. Un monstre qui naît, homme ou animal, a en lui bya malwa, c'est-à-dire une influence de vie néfaste, qui peut amoindrir ou annihiler la vie des autres vivants; kumwesya bya malwa, c'est causer du malheur. Etre avec bya malwa veut dire: porter en soi un principe de dégénérescence de la vie. On dit qu'on doit craindre les malédictions de certains hommes, mais pas celles des autres; les premiers "ont une langue amère, balula ludimi", leurs malédictions ont toujours un effet, celles des autres non. Cette force se trouve dans leur être le plus intime, ils ont une force de vie plus vigoureuse que les autres, mais cette fois en un sens pervers. La vie du père est per se plus vigoureuse que celle de l'enfant; ce dernier est en relation de subordination intrinsèque vis-á-vis de la force de vie de son père. Mais, certains enfants ont une force de vie extraordinaire, hors du cours normal des choses, une force qui ne vient pas du père [147] , et donc qui n'est pas (ontologiquement) subordonnée à celle du père; et si un enfant pareil maudit son père, il entame la force de vie de son propre père, ce qui, en circonstances normales, est impossible, per se, ontologiquement. Le père et la mère évitent de louer, de vanter leur enfant kwanisya, les assistants pourraient concevoir dans leur coeur de l'envie, ou de la jalousie, et cette influence de vie mauvaise, kwikala na mbavi [148] munda, est déjà un bufwishi, et peut entamer l'enfant, etc. L'influence ontologique mauvaise existe donc; nous y reviendrons plus tard.
7. Théodicée bantu et hiérarchie des êtres Après avoir défini le concept ontologique de force de vie et de son élément caractéristique [149] , c'est-à-dire sa croissance possible, et finalement de l'action de la force de vie sur une autre force de vie, nous devons parler des différentes forces de vie [150] , ou, si l'on veut, de la cosmographie [151] et de la théodicée bantu. La force de vie indépendante, existant par soi, c'est Dieu seul, le Dieu unique, Nkungwa Banze, Kaleba, Vidye Mukulu, Leza, Syakapanga, etc. Tout ce qui existe en dehors de lui est créé. J'estime que, suivant les Baluba, il y a des "esprits" [152], des êtres immatériels raisonnables, personnels. Mais nous en parlerons plus spécialement dans la troisième partie [153] de notre étude, quand nous traiterons de la catéchèse. Il y a, en relation étroite, très étroite avec les vivants, les fondateurs et ancêtres des clans. Ces ancêtres sont hissés jusqu'à un rang supérieur; ils sont spiritualisés et ne sont plus considérés comme des défunts ordinaires, ils ne sont même plus appelés "des morts", ils sont des vrais "bavidye" [154]. Ensuite viennent les défunts ordinaires, les morts, les bafu du monde souterrain, qui sont aussi en relation ontologique continuelle avec les vivants, ici, sur terre. Y font exception, les morts qui, à cause de la perversité ontologique de leur force de vie, - à cause du bufwishi, du vol, du mensonge et de l'adultère, sont renvoyés au kalunga [155] ka musono, qui n'ont plus de rapports avec les vivants. Viennent ensuite les vivants ici sur terre. Ce monde-ci est pour les Bantu le centre de toute la création, et sur cette terre, les (hommes) vivants sont les rois de la création, toutes les autres forces de vie ont été placées par Dieu à leur disposition, aussi bien les morts que les forces inférieures [156] de l'animal, de la plante, de l'être matériel. Le bumi et le bukomo est le don sublime de Dieu aux vivants ici sur terre. La vie des défunts n'est pas du tout enviable, et le plus grand malheur du mort, la plus intime et la plus profonde dégénérescence de sa force de vie, c'est de ne plus pouvoir entrer en relation avec les vivants, et de ne plus survivre, d'une certaine façon, sur terre [157]. Les forces de vie inférieures existent donc indépendamment des esprits, des ancêtres ou des défunts? Ces êtres inférieurs, l'animal, la plante, la matière, sont des forces de vie, indépendamment des êtres supérieurs; ils sont créés par Dieu avec leur force de vie, bien qu'inférieure, comme des moyens pour les hommes [158]. Il s'en suit que, logiquement parlant, le bwanga, le soi-disant médicament magique, ne reçoit pas sa force des esprits ou des morts. Ainsi, nous éliminons l'opinion de ceux qui affirment que le médicament magique, le bwanga, reçoit sa force des esprits et des morts. La force ontologique y est présente par la nature même de l'être [159], par la création; un être EST FORCE ou ce n'est pas un être. Quel est le rôle de bavidye? Voici comment parlent les Bantu. Les bijimba, l'élément constitutif, spécifique du bwanga, existent, mais sans les bavidye nous ne les connaîtrons pas [160]. Ils nous font connaître, directement ou indirectement par la divination (nous en parlerons plus tard), les forces de vie qui ont une bonne ou mauvaise influence sur nous, et le kilumbu, "l'homme aux manga ou des sciences", possède la force de vie plus vigoureuse à kupaka, à enfermer dans un cornet, etc. la force de vie adaptée à notre raffermissement, et à la faire agir sur notre force de vie [161]. Comment la raison humaine ordinaire pourrait-elle connaître la force de vie ontologique, cachée sous l'enveloppe visible des êtres, ou plutôt, qu'est ce que nous pouvons faire personnellement pour apprendre une science ontologique pareille? Cela ne dépend pas de nous. C'est pourquoi nous dirons un mot sur la sagesse ou la science des Bantu.
8. La sagesse ou la science bantu. Celui qui sait, c'est Dieu. Il sait pourquoi nous sommes malades, et même pourquoi nous ne recevons pas de renforcement par le bwanga: Vidye uyukile [162]. Il connaît la cause de tout ce qui arrive parmi les hommes; il sait que, dans son coeur, un homme est innocent, même quand tous les hommes le considèrent comme coupable. Dans ces circonstances, le dernier mot de l'accusé est: Vidye uyukile. Les aînés aussi "savent", dans le vrai sens du terme. Seuls les aînés ont la connaissance supérieure, plus profonde, de chaque palabre, de chaque usage, de chaque vérité. Le savoir des enfants, des jeunes, n'est qu'un savoir communiqué et essentiellement subordonné, comme leur force de vie même. Sans les aînés, les enfants ne pourraient même pas savoir: la sagesse et la science doivent venir d'une vie et d'une sagesse supérieures. Dans ce domaine on n'atteint rien par l'étude personnelle. On peut apprendre à écrire, à lire, à travailler le bois, à conduire une voiture, mais, ce n'est pas là une sagesse. La sagesse, c'est l'intelligence de la nature ontologique des êtres [163]. Pour atteindre celle-ci, une force de vie supérieure doit intervenir. C'est ce qu'on a appelé jusqu'à présent "initiation". Mais j'estime [164] que, chez les Bantu, il n'est pas du tout question d'initiation, mais d'une infusion de force de vie supérieure, de savoir supérieur. Un homme au bwanga peut enseigner à son enfant (nous disons: son "disciple", les Bantu disent: "son enfant au bwanga") des trucs et lui donner des conseils; il peut l'orienter vers la vie supérieure nouvelle, et au savoir, mais le savoir même, la sagesse, n'entre dans le soi-disant initié qu'au moment où il perd conscience, où il entre en transe ou extase. N'est-ce pas un phénomène ordinaire chez les Bantu, qu'à l'occasion de la soi-disant initiation, le nouvel homme au bwanga a toujours besoin d'entrer en extase? C'est à ce moment que lui sont communiquées cette sagesse ontologique supérieure, l'intelligence du monde des forces de vie ainsi que la force de vie supérieure qui fait agir ces forces de vie sur les autres vivants [165]. Je crois que la vraie définition du bwanga, c'est l'art de pouvoir mettre en relation, de pouvoir faire s'influencer des forces de vie invisibles. Un Noir, me disait: c'est le génie de pouvoir RELIER [166] entre elles les choses non vues. Est-ce là la raison pourquoi l'élément constitutif du moyen protecteur qu'on doit porter est appelé kijimba [167], noeud, parce qu'il noue [168] la force de vie ontologique à la vôtre en vue de son renforcement ? Le moyen même qu'on porte est aussi appelé bwanga, manga; c'est le lien réalisé entre deux forces de vie. Même la connaissance des herbes ordinaires, des feuilles, des racines, avec leur force intérieure n'est pas une connaissance expérimentale. Ce sont les sages qui doivent la communiquer, et la force de ces herbes n'agit même pas exclusivement d'une manière physique [169]; ces forces des herbes doivent être éveillées par des sages et des puissants spéciaux, kulangwila miji, pour agir sur notre vie. Disons en passant que, s'il existe, concernant les herbes ordinaires, une certaine notion d'action directe, physique sur la plaie ou sur la maladie, puisqu'elles sont appliquées à la plaie ou puisqu'elles sont avalées, ce n'est certainement pas le cas du bwanga, qui contient le kijimba [170]. Bwanga, c'est de la force de vie qui agit directement sur notre force de vie, non sur une plaie ou sur une maladie; d'ailleurs un bwanga n'est jamais avalé ni appliqué à une plaie, mais il est porté. Un bwanga doit être traité avec respect, il doit être "invoqué"; kusanza, c.-à-d. on dit au bwanga ce qu'on en attend; le bwanga est saint, parce que toute force de vie vient de Dieu, est digne de respect. 9. Bumi, bukomo, vivre fort, but suprême Le bumi, le bukomo, vivre fort, le but suprême auquel le Noir aspire, qu'est-ce qu'il comprend? Comme je l'ai dit, la vie terrestre, le royaume des vivants ici sur terre, est le point central de la création. Je ne connais pas une conception bantu qui parlerait d'une récompense éternelle pour le bien qui est en nous [171], ou d'un bonheur éternel dans l'au-delà. Les Juifs, qu'en savaient-ils avant le temps des Macchabées, donc relativement proche de l'avènement du Christ? Leur "shéol" était aussi plutôt un lieu de désolation pour les morts. Les Bantu aspirent donc avant tout à la vie vigoureuse ici sur terre, à tout ce qui peut raffermir cette vie terrestre. Ils sont certainement très terrestres et matérialistes dans leurs aspirations, mais dire qu'ils désirent exclusivement le matériel comme constituant leur bonheur, c'est rester en-dessous de la réalité objective. Suivant eux, ce qui raffermit la vie, c'est la richesse terrestre, matérielle, le succès à la chasse, les champs abondants, de la chance [172] dans toute entreprise, mais aussi la joie de l'âme, les contentements supérieures du coeur, la fécondité, la paternité, être libre de souffrances et de soucis, la dignité, l'influence et l'autorité, être chef, et certainement kutundula bumi, se survivre en ce monde dans sa postérité, dans ses descendants; encore, avoir dyese, une prospérité qui est inhérente à notre force de vie même, donc à l'homme intérieur même, par laquelle nous avons continuellement de la chance, par laquelle tout réussit, par laquelle nous sommes aimés des autres et considérés comme des hommes sociaux, partout demandés à table, toujours entourés d'amis pendant les repas. Par contre, tout ce qui nous diminue matériellement, moralement, spirituellement ou ontologiquement, est un amoindrissement de la force de vie intérieure, parce que le vivant a une influence de vie sur tout ce qui lui appartient [173] , et toute atteinte à ce qui lui appartient est un affaiblissement de lui-même, de sa vie et de sa force de vie. ——————————————————————————————————————————————— 3. LA PHILOSOPHIE DE LA REBELLION [174] Le Noir considère le Blanc comme possédant une vie plus élevée que la sienne. Il le considère comme possédant une vie qu'il lui communique, qu'il "paternise". Il n'est pas seulement loyal envers le Blanc qui a fait preuve de force et de pouvoir, de puissance mystérieuse et extérieure, mais il estime chez nous la capacité intime de l'être, le degré d'existence majeur, la qualité ontologique même. Il s'exprime en disant naïvement, selon la logique de sa pensée ancienne, que le Blanc est son père, et sa mère. Quand les Noirs ont vu pour la première fois des Blancs, ils ont cru qu'il s'agissait de morts revenant, pareils à des cadavres de Noirs qui, ayant séjourné un temps dans l'eau, ont blanchi. Ils ont pensé que les Blancs possédaient donc aussi le savoir des êtres invisibles et la science de la nature intime des êtres. Les capacités techniques et mécaniques de Blancs leur ont fait conclure à une vraie sagesse, à une connaissance très élevée de l'univers visible et invisible, à une science et à une puissance relatives à la nature des choses, à la substance et à l'énergie développée par les êtres. Ils ont constaté en outre que leurs "bwanga", leurs instruments et ingrédients magiques n'avaient pas prise sur les Blancs. Ceux-ci n'en tenaient surtout pas compte; non seulement ceux-ci ne leur attachaient pas de valeur théorique mais ils se montraient supérieurs en degré d'existence, en rangs de dignité parmi les êtres et les hommes, dans l'ordre des forces vitales ('ngudi', en kikongo). Comme les Blancs ne commençaient pas à exterminer tous les Noirs, ni même par les attaquer et les prendre en ennemis, il était évident que les puissances vitales des Blancs n'étaient pas nocives pour les Noirs, qu'il pouvait y avoir communication entre leurs substances, qu'elles ne s'entre-détruisaient pas, que les puissances vitales des Blancs se trouvaient non seulement dans une position d'amitié avec celles des Noirs mais même dans une position protectrice, sinon "paternisante", pouvaient vraiment être appelées "mères" ou "pères", en métaphysique et en rang social. Et lorsqu'un Noir individuel entrait en relation avec un particulier Blanc, en recevait quelque chose sans qu'il lui en coûte ou que cela lui nuise matériellement, en était traité de manière amicale, en était pris et compté comme familier, comme "siens", il concluait tout naturellement que sa propre essence consistait à être "enfant" de ce Blanc, qu'il avait en ce Blanc un père et une mère, dans le sens philosophique que les peuples claniques donnent à ces termes. Il considérait les biens de ce Blancs comme ceux de son père propre et en usait ainsi lui-même. Ce n'était donc pas "voler" ni faire un usage abusif. D'autre part, il acceptait de ce père Blanc, remontrances, corrections, observations, réprimandes, comme conformes à son essence, lorsqu'elles étaient dûment méritées dans l'esprit de ce Père, sans que cela contredise absolument son propre esprit clanique. A l'égard des autres Noirs, il se considérait comme Blanc, comme ayant acquis, fictivement, l'essence blanche et tout au moins la qualité de citoyen Blanc, le droit des Blancs, puisqu'il se trouvait maintenant sous l'influence vitale de ce Blanc. Les anciens, dans les villages de l'intérieur, ont toujours continué à avoir une certaine méfiance à l'égard des Blancs. Ils ne pouvaient voir la possibilité ontologique ni pratique d'une paternité réelle du Blanc; dans ces villages, le droit du sol n'était pas devenu blanc; là ils se sentaient encore étrangers et donc tout s'y passait comme si à tout moment le règne de la violence pouvait se faire jour; il n'y était pas démontré par des faits et par des actes que le Blanc possédait réellement une paternité de leur être propre. Eux, plus que les jeunes, les moins cultivés, les moins initiés dans les secrets de la métaphysique, voyaient combien la présence de Blancs commençait à nuire à le communauté indigène et à leurs antiques institutions, dûment éprouvées par les siècles et répandues par toute la terre habitée, basées sur une commune philosophie, cosmologie et théodicée. Aussi s'opposèrent-ils toujours plus ou moins à ce que leurs enfants s'en allaient chez ces Blancs. Aujourd'hui, bien plus qu'alors, l'idée des anciens est celle-ci: "Vous, Blancs, vous n'êtes pas notre souche humaine, notre origine, nos aînés peut-être, mais vous êtes venus émietter, désorganiser, détruire notre profonde communauté, notre existence organique. Vous vous manifestez comme destructeurs et donc comme ennemis de notre être profond. Métaphysiquement nous nous entre-détruisons". Les vieux sages n'ont donc encore jusqu'ici aucune désillusion quand aux Blancs. Ils se sont simplement soumis au plus forts. Leur premier doute s'est tourné en certitude. Leur crainte est devenu un désespoir, leur méfiance, un ressentiment. Il n'y a pas eu de changement essentiel dans leur attitude, partie d'une incertitude et d'une position d'attente, d'expectative. Ils ne se sont jamais ralliés aux Blancs; ils se sont seulement inclinés provisoirement devant la force. Ils ne se sont jamais sentis, de manière bien démontrée, les enfants des Blancs. Leur attitude actuelle est restée la même: soumissions sans ralliement. Ils ne se révolteront pas, ils ne se sont pas révoltés et n'ont pas incité à la révolte. Ils se sentent faibles devant le plus fort. Mais ils conservent l'idée que le Blanc a nui à leur groupe physique et à leur morale: il ne leur a plus permis de punir ni la femme infidèle ni le voleur, comme ils le firent jadis, de manière exemplaire. La malhonnêteté est protégée par les puissants de l'heure. Mais ceux qui ont réellement subi la désillusion ce sont les jeunes. Ils ont rejeté les conseils de leurs anciens. Ils se sont ralliés aux Blancs, qui leur sont devenus père et mère. Ils ont pensé pouvoir, sous l'influence des Blancs, et avec toute certitude et assurance, se passer des institutions claniques, rejeter leur antique ontologie que nous appelons magie, et devenir participants de la puissance vitale du Blanc. Cependant, leur religion réelle ne fut pas basée du tout sur cette antique métaphysique, dont leur esprit ne pouvait en rien se défaire, faute d'avoir trouvé une métaphysique nouvelle et clairement enseignée par le Blanc. Leur religion nouvelle ne forma pas une réponse satisfaisante au besoin incompréhensible de leur esprit; sa réponse, au lieu d'être présentée avec toute l'ampleur du thomisme, leur fut souvent donnée par des Européens qui s'ignorent, par des esprits superficiels ou mesquins, ou encore par ceux qui font profession de rejeter toutes les bases profondes de la civilisation européenne et classique; sa réponse se présentant en sens divers et souvent opposés, ne peut les satisfaire faute de cet exposé complet, nécessaire pour combattre les antiques réponses aux questions vitales de l'esprit. On a cru suffisant par exemple un enseignement populaire de la religion, là où, pour fonder un monde nouveau, il fallait une philosophie de base nouvelle; on a cru pouvoir réformer une théodicée sans base ontologique nouvelle. Le Bula-Matari, qui aux yeux de ces jeunes, de ceux de la première occupation, semblait encore s'occuper de ce qui les concernait personnellement, - tant d'interventions, qui furent bien intentionnées mais ne furent qu'intempestives, ont passé pour le sommet de la civilisation aux yeux de ces jeunes indigènes - ne semble plus s'occuper aujourd'hui que de gros sous, coton, caoutchouc, cuivre, or, étain, huile, se désintéressant ouvertement de ce qui désormais touche ou ne touche pas le Noir. Il ne dirige plus le Noir. Il l'abandonne à lui-même pour les idées, pour tout l'immense travail d'adaptation de sa civilisation antique à notre civilisation moderne. Ce travail d'évolution si complexe, si difficile qu'aucun Blanc ne parvient même à l'écrire, moins encore à le vivre, est exigé impérieusement de cette société indigène nouvelle. Jadis, il y eu un semblant de direction de la vie indigène par l'Etat et l'ensemble des Blancs; maintenant, l'évolué voit que ce travail de direction n'est pas continué; sa pensée est à l'abandon; son coeur ne reçoit plus sa nourriture; il sera bétail, alors qu'il se croyait jadis homme libre, pensant, organisé claniquement, savant même d'une métaphysique, possédant une volonté de prospérité, de fécondité, de progrès clanique. Il voit aujourd'hui combien l'opportunisme gouvernemental a manqué d'un principe de politique indigène. Il voit qu'il y a lieu pour nous de le ravaler comme une masse au lieu de l'élever par une pensée et une élite. Ce droit indigène est décapité depuis que ses chefs de famille, de clan, de royaume ont perdu leur souveraineté; les fondements métaphysiques s'en sont évanouis; il ne possède plus ni tête, ni force obligatoire, ni force coercitive. Aux juges indigènes, les jeunes eux-mêmes ne cessent de répéter qu'ils appliquent mal les principes claniques, qu'ils solutionnent les procès de manière aussi peu satisfaisante pour les Blancs que pour les Noirs, là où jadis les arbitres les conciliaient à la satisfaction générale de l'opinion publique. Puis l'on voit qu'un Blanc le veut ainsi et qu'un autre le veut autrement, sans que le juge indigène n'y voit un pourquoi ontologique et sûr. Celui-ci voit son droit coutumier actuel plein de contradictions mais il justifie cela en pensant: c'est du 'kizungu', c'est l'affaire du Blanc, c'est là bien la mentalité européenne que nous appliquons ainsi; elle est plus savante, plus forte, donc plus juridique, c'est là la bonne manière qui donne tant de qualités, tant d'avance sur nous aux Blancs. Et comme la manière des Blancs se montre diverse, arbitraire, versatile, ainsi en va-t-il aussi de la leur, dans l'anarchie actuelle des esprits nouveaux. La porte aux abus baille de partout, dans tous les tribunaux indigènes, et cela d'une manière inattaquable: ces juges se disent investis par l'Etat, patronnés dans leur manière, confirmés qu'ils y sont par une absence quasi totale de contrôle de leur régression ou de leur anarchie juridique. Ce patronage des tribunaux indigènes par les Blancs, les forts de l'heure, constitue leur force. Il y a entre ces tribunaux, tels qu'ils sévissent actuellement, et les populations indigènes un état de guère non déclaré mais latent. Les employeurs, d'autre part, disent ouvertement et brutalement à leurs travailleurs que leurs palabres ne les intéressent pas, ne leur donnent aucun loisir pour les faire trancher, et ajoutent même: "J'ignore vos intérêts, je ne connais pas vos droits, je ne pense qu'à une chose: si ce soir il y a ici 300 briques, je vous donne 2 frcs; il n'y a rien d'autre entre nous. Pour le reste vous êtes un étranger pour moi". Là est le comble du désappointement indigène. Il s'est rallié à nous pour devenir l'un des nôtres; au lieu d'être pris pour un fils de famille, il ne devient que salarié. Il se sait maintenant définitivement rejeté, renié comme fils, classé comme non incorporable. Rendre étranger un indigène, c'est aussi le mettre en état de guerre, c'est prévoir le moment où l'on va la déclarer. Et ainsi partout, au lieu d'une franche adaptation, d'une assimilation des cours et des idées, d'une acquisition de la citoyenneté et du droit, de la communauté de patrie et de nationalité, et de cette plus profonde communauté que l'indigène place dans le domaine métaphysique, il n'y a plus d'autre lien pour lui que le paiement, les gros sous, sinon les tout petits, ceux qu'il apprend successivement à rejeter lui-même, de dévaluation en dévaluation. Au lieu de la paternité il trouve un faux-semblant, une autorité abstraite et plus ou moins négative ou oppressive; il ne s'inquiète pas encore des subtiles et vaines distinctions de nos esprits européens; il ne saisira rien à nos divisions en partis politiques, ni en écoles de théologie; il saisit les choses en bien plus gros, en bien plus solide, en bien plus éternellement humain. Au lieu de rapports amicaux, on lui offre moyennant les don de tout lui-même et des siens, une maîtrise nouvelle et plus dure que celle que connurent ses ancêtres. On proclame de plus en plus clairement, on claironne, on montre chaque jour que l'on refuse de se conduire avec une bienveillante paternité, que l'on n'a que faire de voir prospérer le Noir grâce à de paternels comportements, mais que l'on entend seulement le dominer, qu'il est le grand vaincu, le petit esclave de l'ordre nouveau, l'ennemi racial du Blanc supérieur. On s'adresse ainsi à ceux qui ont eux-mêmes eu le tort de renier leurs pères naturels, à ceux qui ont cru, qui ont espéré trouver mieux, des pères et des mères, dans les civilisés, en se plaçant sous leur influence vitale, sous cette puissance qui agrandit l'homme et le rend maître du monde. De là cette désillusion amère, cette criante déception de nos évolués, d'autant plus pénible que ceux qui travaillaient pour nous ont pensé se trouver près de nous. Déjà ils nous ressemblaient extérieurement par les vêtements, ils entendaient que dans notre langage nous les appelions évolués, civilisés et ils avaient eux-mêmes fourni des années d'efforts en ce sens. S'être éloigné de leurs "pères" pour s'entendre ensuite traiter par leurs nouveaux pères comme des étrangers, des vaincus, des esclaves, des ennemis, puisqu'ils ne veulent pas du tout se déclarer pères, aussi "père" que l'entendait la mentalité clanique; voilà la douleur actuelle de nos Civilisés. Dans la rébellion, on a donc entendu le slogan: "Les Blancs veulent nous tuer, nous détruire". Ils n'ont pas pensé: ils veulent nous fusiller, nous empoisonner, nous égorger, etc. Non; ils ont simplement dit: "Ils ont envers nous une attitude destructrice, une influence anéantissante, une intention vitale hostile". Et l'on a vu pas mal de Blancs expliquer assez naïvement aux Noirs: Nous n'avons pas l'intention de vous tirer dessus, de vous tuer. De là, alors, 1° Réaction psychologique: nous devons nous défendre. C'est ainsi qu'en certains lieux, en voulant enlever divers objets des mains indigènes, on a donné confirmation à l'idée que l'on voulait diminuer leur être. Et, ils ont alors logiquement refusé de restituer les objets qu'on voulait leur enlever. 2° Plus l'indigène est évolué, plus il a été déçu et se rend compte que, plus il se considère l'aîné des pupilles de l'Européen, plus il lui revient de défendre les siens contre toute destruction ontologique. Hélas! On trouvera toujours assez d'Européens assez mal
avisés pour sourire de tout cela et pour ne jamais vouloir tenir
compte que ce que les indigènes pensent eux-mêmes. Peut-être
ne pensent-ils même pas en Européens se connaissant eux-mêmes,
grâce à quelque culture européenne classique. La cause
de la rébellion indigène sera toujours dans l'incompréhension
et le manque de bienveillance et surtout dans l'absence de bonne volonté
de ces Blancs. 4. DENATALITE [175] Le fait: Les motifs: Il parle aussi de recrutements exagérés de jeunes, d'éléments sains et forts dans les milieux coutumiers [177]. Mais toutes ces raisons, ne pourraient-elles pas, ou presque toutes, être rangées sous cette seule grande: les exigences économiques de la colonisation européenne?
Les remèdes: Mais les charges de ces remèdes nouveaux seraient en partie supportées par les Noirs eux-mêmes. Des taxes et encore des taxes. Cela rend la mentalité de ce paysan dont la seule pauvre vache ne peut plus se tenir sur les pattes d'inanition et qui, pour la guérir, la trait encore un peu plus, pour pouvoir, avec ce bénéfice, subsister lui-même et garder un surplus pour acheter des médicaments...
La seule condition: Et qu'est-ce l'Etat? Une entreprise commerciale? Ou le serviteur de la finance, de l'industrie et du commerce européens? Ou une administration plus haute, représentative de civilisation, et qui ose encore ou veut admettre une hiérarchie des valeurs: morales, humaines, intellectuelles, économiques, matérielles? L'Etat, le Gouvernement, ont-ils encore une conscience morale ou ne sont-ils plus que gens d'affaires? Le seul ennemi: Cette économie est amorale. Elle ne connaît d'autres lois que les économiques. Mais l'économie ne guérira pas l'économie. Si notre colonisation ou plutôt exploitation européenne était assurée que le Congo pouvait être épuisé économiquement avant que ou juste au moment où le dernier Nègre s'éteindrait, alors notre économie croirait ne devoir avoir aucun souci. Elle ne se souciera de l'existence du Noir que pour autant qu'il reste nécessaire à l'exploitation du Congo. L'économie ne va donc pas nous apprendre la morale ni nous guérir moralement. C'est la morale qui va guérir notre économie car notre esprit économique européen est malade [179].
Le seul principe: Ce ne sera que si l'on veut, ici aussi, reconnaître ce principe, et que l'on veuille, le tenir à l'encontre des exigences économiques, que l'on trouvera et que l'on pourra appliquer des remèdes.
Le seul contribuable: Ceci est une question de principe. Et maintenant une question pratique: qui, actuellement est sacrifié? Les exigences économiques le cèdent-elles aux exigences humaines de la communauté noire? Ou est-ce la communauté noire qui est sacrifiée aux exigences économiques? Mais pourquoi écrire la réponse? Qui profite ici du Congo? Le Noir, de l'exploitation européenne, ou l'exploitation européenne, du Noir et de son pays? Peut-être le Noir profite-t-il en vêtements, en bien-être? Mais les faits démontrent que nous l'enterrons dans son beau costume. Triste profit! Que l'on impose la communauté indigène pour certains soins qui ne sont pas nécessaires pour se protéger des désavantages qui naissent de l'occupation européenne, soit! Mais que l'on impose encore le Noir pour qu'il se guérisse de l'anémie que lui cause l'exploitation européenne! Quel crime! Que l'économie européenne, qui encaisse tous les profits, porte seule toutes les charges utiles au bien-être et au maintien de la population indigène et n'aille pas plus loin qu'il ne s'accorde avec la conservation de l'humanité noire. Alors on ne devra pas nous dire que nous avons été les meurtriers de la race nègre. Ces charges seraient-elles trop lourdes pour nos finances et nos colonisateurs? La colonisation serait-elle devenue ainsi impossible? Mais alors elle n'est pas licite non plus. Elle serait immorale. Une colonisation qui n'est possible financièrement que moyennant la négligence et la mortalité du Noir, qui en serait la conséquence inévitable, n'est qu'un crime.
Les sauveteurs: Au Congo, les "hommes" - et non les économistes - mais alors tous les hommes de bonne volonté, qui sont assez indépendants pour pouvoir et vouloir dire leur mot, pour entrer en contact, une association de "gardes-forestiers" pour la protection, le sauvetage de ce spécimen en disparition de notre Parc National: l'Homme Noir. Une association africaine contre l'esclavagisme moderne - peut-être même soutenue financièrement par l'Etat - qui donne la possibilité d'échanges de vues, d'études dans une Revue existante ou à créer; une Commission de prospection du Gouvernement, du moins si le gouvernement a encore le désir tardif de sauver la race noire? Qui remportera cette palme? Et à qui la honte de n'avoir pas su prendre ses responsabilités? ——————————————————————————————————————————————— Essayons de donner en bref ce que pensent ou écrivent même de nombreux contemporains, de nombreux Congolais. 1. Le mal social
2. La faute
3. Le remède Et l'organisation, la syndicalisation, le groupement du prolétariat doit exiger, doit obtenir cette juste estimation des valeurs efficientes du bien commun, de la vie économique totale. S'il se peut, on l'obtiendra par des délégations paritaires et des accords mutuels, ou, s'il le faut, par la dictature du prolétariat et du travail.
4. Le but Ce tableau, que l'on peut varier à loisir, contient toujours une somme d'erreurs très fatales, sur tous les points. Erreurs de fait, erreurs de personnes, erreurs de valeurs, erreurs de causes et d'effets. Mais autour de ces pensées tournent les paroles, les écrits, les luttes d'une grande partie de la population blanche actuelle. La majorité, celle qui ne travaille pas pour son propre compte, mais pour le compte d'autrui, et que l'on nomme alors prolétariat et qui grandit chaque jour, avec la concentration des affaires et avec la socialisation des Etats, avec l'écrasement de plus en plus serrée de l'artisan libre, du colon indépendant, du fermier ou du commerçant, se tourne vers les dirigeants principaux et leur impute toute faute, dans un immense mécontentement; mais ces dirigeants ne le voient pas, ne veulent pas le voir ou le trouvent simplement sans raison, injustifié de tous points. A cet égard, il est frappant de lire le N°4 de Lovania qui vient de paraître: Pas un mot de ce qu'on eut attendu du financier ni du directeur d'industrie. Leurs soucis sont dans les affaires, pas dans le peuple. On dit: danser sur un volcan; eux ils "travaillent" sur un volcan. Pie XI a dit que le plus grand scandale du XIXe siècle a été que l'Eglise a perdu le contact avec la classe ouvrière; on peut dire qu'il en est un autre: les employeurs ont perdu la notion du coeur de leurs employés et salariés. Ils ont pourtant le souci de ce qu'on appelle les "oeuvres sociales". Au Congo, il y a partout des camps de travailleurs, des dispensaires pour Noirs, et bien des choses qui n'existent pas en Afrique du Sud. Le but qui consisterait dans le bien-être de la masse, au lieu de l'excessive concentration des richesses aux mains de quelques-uns, est beau, humanitaire, l'on voudrait qu'il se réalise. Mais les gens qui savent, savent aussi que contre la concentration des affaires, dans le monde moderne, le remède n'est pas trouvé et que l'Etatisme, à l'instar de celui de l'U.R.S.S., est la plus forte concentration d'affaires connue jusqu'ici: là, l'individu ne compte plus; il est gavé d'espoirs collectifs, qui ne seront pas réalisés pour lui, mais plus tard... Cela fait peine à voir comment la partie encore saine de notre race blanche en décomposition, la masse populaire encore plein de vie et d'énergie vraiment humaine, est égarée par des espoirs sans raison; il est tout aussi écoeurant de la voir, au milieu de l'espoir d'un renouveau total, encore possible et même en voie de réalisation, trompée par des meneurs criminels, et de la voir arrêtée à mi-chemin de la côte qu'elle gravit vers ce renouveau. Cela fait de la peine de voir, dans tant d'imprimés de pure propagande, sans grand fond ni raison, journaux et discours, parlottes et plaintes, diminuer une si belle cause, l'amoindrir jusqu'à des basses querelles ou de sottes dialectiques, d'entendre employer tant d'arguments qui rendent la cause indéfendable, qui font dévier, parfois sur des questions de forme plus encore que de fond, affaiblir, avorter, ne pas réussir les plus justes thèses. Quelle lourde responsabilité, quelle faute immense pour ces meneurs, pour ceux qui ont charge de conduire le prolétariat et qui lui donnent le coup de grâce, dans son ascension vers plus d'humanité. Car là est le vrai but: plus d'humanité, plus de primauté pour la personne humaine, quelle soit. Qu'elle soit la norme des organisations. Et que ce ne soit pas telle abstraction, telle idée divinisée, ni celle de l'Etat, ni celle de l'argent, ni celle de la science, ni celle du progrès, ni aucune idée humaine de ce genre, à laquelle la personne humaine serait asservie. Il faut qu'il y ait groupement. Il faut qu'il y ait lutte. Il faut que l'on obtienne la victoire. Il faut même toujours du dynamisme, quel qu'il soit. Il faut un ordre nouveau. Mais que ce soit de cette sorte qui s'adapte à la personne humaine et pas de celle qui la dépasse et serait faite pour des animaux, des esclaves, de la masse grégaire, ou pour, si l'on veut, des dieux. Une organisation à notre mesure humaine. Et telle sera la société chrétienne; tel est le sens profond de l'Emmanuel. Le but juste, les arguments corrects Ce sont de faux prophètes qui trompent le peuple avec des slogans sur la valeur économique du travail, qui leur inventent des châteaux en Espagne sous forme de progrès économique de la masse. Car il est inévitable qu'un amoindrissement du but amène aussi l'amoindrissement des arguments qui y tendent. Le travail, crie-t-on, écrit-on, dit-on, est un facteur économique important dans la structure économique et dans la société. Le travail possède une valeur élevée, à côté du capital et de la machine, dit-on. C'est le travailleur qui rend la production possible, c'est l'ouvrier qui produit les objets manufacturés, les marchandises commerciales, c'est lui qui rend possible l'armement et la juste guerre. Et en fait c'est l'ouvrier qui gagne et qui livre cette guerre. Dans le monde à venir c'est donc aussi à lui que revient la place qu'il a méritée, celle où il serait évalué selon la valeur économique de son travail. Le travail exige ses droits, des droits à une compensation économique juste. Mais hélas! Lorsque les meneurs du prolétariat prêchent ainsi et ramènent le travail humain à une simple valeur économique, ils le rabaissent singulièrement et ils prêchent du même coup la déchéance du prolétariat, ils condamnent leur propre mouvement, leur propre organisation à l'insuccès. Laissez agir les valeurs économiques et vous verrez! Organisez-les, et vous verrez! C'est alors elles qui passent au premier plan et les hommes ne comptent plus, les individus ne comptent plus pour ce qu'ils sont, ce ne sont plus que des numéros interchangeables, de la menue monnaie, fongible. C'est alors une lutte au moyen des armes avec lesquelles la grosse finance, la grosse concentration des affaires ou de l'Etat, luttent et gagnent elles-mêmes. Et avec des arguments purement économiques, où les valeurs humaines n'entrent pas en ligne de compte, ne sont jamais additionnées. Si chacun veut obtenir par sa force l'enjeu de cette lutte, s'ils veulent tous deux rabaisser leur but jusqu'à ces valeurs économiques ou atteindre par là seulement l'amélioration économique du sort de la classe ouvrière, alors finance ou pouvoir et prolétariat sont comme deux chiens qui se battent pour le même os. Alors ils se battent pour cette richesse, pour cet argent, pour cette production, pour cette valeur de pure économie, qui leur fait tant de torts, comme si elle formait une quantité si petite, si mesurée, si certaine, si déterminée à l'avance, que nul ne peut la recevoir quand un autre y participe déjà. Mais, alors surtout, ils luttent pour cette pure valeur qu'ils ont tout d'abord honnie, détestée; ils désintéressent aussi de leur combat ceux qu'ils avaient d'abord entraînés, les esprits plus pénétrants, pour qui cette lutte perd alors tout attrait et tout intérêt. Car si votre travail n'est plus qu'une valeur économique, il ne faut plus en attendre rien d'autre que sa valeur en argent ou en production quelconque, interchangeable, fongible, sans plus. Le plus que vous pourrez exiger, c'est la même quantité de n'importe quoi. De toute façon vous ne pourrez exiger que ce qui se défend économiquement. Ce qui est humain y sera toujours étranger. Et alors aussi, par votre argumentation, ou par vos accords, vous n'obtiendrez pas davantage. Vous obtiendrez seulement que l'on respecte l'ouvrier pour sa valeur économique, comme tout instrument de travail économique, et on le soignera peur-être bien, mais seulement comme tel, ou même on le cajolera, ou on l'habituera à son sort. Tout comme ici nous voyons soigner le matériel humain indigène par pur calcul économique, parce que la main d'oeuvre est rare. Ecoles, politique familiale, hygiène, services médicaux, beaux camps, tout cela y sera pour autant que ce soit requis par le service financier ou industriel, mais seulement dans cette minime mesure, et aussi longtemps. Ces faux meneurs donnent par leur propagande déficitaire soit au capital soit à l'Etat, l'arme en main pour exécuter le travailleur. Car le jour où le travail n'a plus cette raison économique, n'a plus cette même valeur, le travailleur ne reçoit de même plus cette considération, ce respect économique. Et cela est d'autant plus regrettable, que chacun sait bien que la masse saine de la population ouvrière, ne raisonne pas aussi platement, n'est pas aussi asservie à la matière, ne finance pas ainsi tout ce qui existe, et surtout pas ne se finance pas elle-même, ne se vend pas ainsi. Elle voit mieux, aspire à plus haut, connaît plus juste, et sait davantage. Cette masse sait qu'elle a une valeur humaine plus profonde, qui dépasse de loin toute cette vie économique, elle sait qu'elle a à défendre une noble cause, celle qui est basée sur son humanité même. Et ce sont bien bas meneurs qui conduisent ainsi la masse prolétarienne à un ravalement de toutes choses pour un productivisme ou une économie qui absorbent tout. Leurs slogans purement économiques, matérialistes, terre à terre, n'intéressent à vrai dire pas cette masse, qui n'y voit qu'un moyen pour dépasser ce stade économique de la pensée et des aspirations. Et il est risible de voir combien ces faux apôtres s'indignent lorsqu'ils constatent que leur troupe devient apathique, et s'endort sous leur verbiage, ou lorsque celle-ci a obtenu le premier avantage pour lequel elle s'est mise en lice, mais qu'eux-mêmes avaient mis en avant comme but extrême. A chaque pas, la faute en est à la bassesse de vue des dirigeants, qui avaient envisagé un but purement matériel, alors que l'homme est vivant et que la vie seule importe. A chaque coup, cette vue basse des choses humaines avait ravalé la beauté de la lutte, de la conquête, du triomphe. Tout l'enthousiasme, toute la beauté de ce magnifique mouvement de prolétaires ont été détruites. L'idéal à atteindre est rabaissé à mesure qu'on en atteint davantage. Le travail n'est pas seulement une valeur économique. Il n'y va pas tant du travail que du travailleur. Ce n'est pas le travail qui est roi, c'est le travailleur. Un animal ne vaut sa nourriture que par son travail, pour autant qu'il est utile. Et il n'en est nullement de même de l'homme, qui vaut pour lui-même. Cela, le communisme ne peut jamais comprendre. L'homme est bien autre chose qu'un élément de la richesse nationale. Il vaut bien plus qu'un élément rudimentaire, qu'un facteur minime de la situation économique d'une société. Il est homme, sa dignité humaine en fait un vrai roi de la nature, de la société, de la vie économique elle-même. Et ce n'est que sur la base de sa dignité humaine qu'il peut revendiquer pour lui et les siens des droits imprescriptibles, irremplaçables, comme il est lui-même irremplaçable comme maître de la terre et de toutes choses. Ce n'est qu'en se basant sur sa qualité d'homme qu'il peut s'assurer des droits pleins, ceux qui lui garantiront sa pleine existence d'homme concret. Jadis on a cru donner en cadeau une humanité abstraite, vague, impersonnelle, égale pour tous: et cette erreur de 1789, l'abstraction, l'a conduit à cette autre, en U.R.S.S. qui est l'esclavage étatique et généralisé, en vue de la seule production. Et même le travail n'est pas une valeur économique; il est, avant tout, travail humain. Il vaut l'homme. Il est à mesurer avec autre chose qu'avec des valeurs économiques, avec de la productivité. La machine livre du travail à autant le cheval. La puissance du travail humain à une valeur d'homme concret. L'économisme, cette hérésie moderne, porte une grande responsabilité. C'est elle qui "économise" tout, y compris l'homme. La tâche du prolétaire, ce n'est pas autant de cubage de maçonnerie, pas autant de tonnes de charbon, pas autant de kilomètres de transport. Le prolétaire est un homme. Il met à la disposition de celui à qui il loue ses services, Etat au établissement économique, sa personne même, qui ne peut vivre sans cela. Mais aussi faut-il que par là il vive de manière digne de lui, de sa grandeur humaine. Ni la Finance, ni l'Etat ne pourront jamais avoir le droit d'exiger pareille valeur. Et s'il est un fait qu'ils l'emploient, leur devoir est d'être complets: il leur faut satisfaire à tous les besoins de l'homme, non seulement économiques, mais à tous les autres. Celui qui emploie toute l'activité doit fournir ainsi la contre-valeur économique de tout ce qu'il faut à la dignité de cette vie. Ce n'est qu'à cette condition que l'on peut accepter le travail, cette richesse de vie, de vie humaine, peut-être toujours plus ravalée qu'élevée par le genre d'activité que l'on offre. Le mécontentement trouve sa source ici. Vie familiale, bien-être, sécurité, vie morale, destinée éternelle et temporelle, liberté personnelle d'action et de pensée, santé, éducation, développement personnel, loisir et distraction, tout cela est incontestablement dû, et non pas en effigie... Aussi bien le travailleur noir que le blanc peut en exiger autant, ne l'oublions pas. Ni le petit patron, ni l'Etat, ni la société industrielle ne possèdent le droit à la vie, à l'existence, s'ils ne sont pas prêts à remplir tout ce devoir humain, nullement économique, par nature. Il est criminel de penser que l'économie doit tout régler. C'est l'homme même qui forme la seule forme de l'ordre social. Ce ne sont pas des valeurs économiques qui ont à régler cet ordre; ces valeurs ne sont que des instruments et n'ont que valeur d'instruments, de moyens, qui ont à atteindre leur but, pour ne pas devenir criminels. C'est l'homme même, concret, qui est le centre du monde, y compris le monde civilisé. Mais ceux qui veulent ramener le travail de l'homme à une valeur économique ne parviennent jamais si loin. Et c'est en quoi ils trompent le peuple. Ils ne veulent pas qu'il parvienne à ses fins, à sa destinée temporelle et éternelle. Jadis, l'artisan avait la joie de faire une pièce, un chef-d'oeuvre; elle était déjà sa joie, sa récompense. Si aujourd'hui la puissance de concentration du travail a rendu possible le travail de l'homme-machine, c'est cette même organisation du travail qui doit, elle-même, fournir à l'ouvrier l'antidote, l'agrément qui contrebalance le genre abrutissant ou autre de ce travail, afin qu'il reste homme. Le mouvement du prolétariat ne peut rester un beau mouvement, ou le devenir, que le jour où il servira des intérêts humains complets, et pas seulement économiques. Sans cela il ne mérite pas le concours de tous, des bons, des meilleurs. Ce ne seront pas des mesures purement économiques, ce ne sera pas un communisme purement économique, une nationalisation purement économique, une démocratie économique, qui vont guérir l'homme moderne de ses maux; elles les créent. Le but de la civilisation, a dit Alexis Carrel, est de favoriser l'homme. Et non pas certes de lui faire la vie basse. Aujourd'hui trop d'employeurs se soucient fort peu de mécontenter et d'aigrir. Ce sont des tyrans qui s'ignorent; ce sont aussi, humainement parlant, des criminels, qui ont du mal à posséder bonne conscience. ——————————————————————————————————————————————— 6. L'ADMINISTRATION DES INDIGENES Dans le Congo, on sent que ça marche de travers, que l'on n'a plus les indigènes en main, qu'il commence à y avoir une faille entre Blancs et Noirs et qu'on ne voit plus bien où va notre Congo. L'on nous dit partout que la vraie cause de la crise actuelle est la malencontreuse réorganisation administrative et les décrets sur l'administration indirecte. On dit aussi, comme A.R. dans l'Essor, sous ce même titre, que la vieille hiérarchie indigène doit être mise au rancart parce qu'elle n'est pas faite pour les exigences d'un autre ordre que nous lui avons posées. Cependant, on peut se demander si dans un pays comme le Congo l'insuccès peut provenir de ce que l'on administre directement ou indirectement. Administration directe ou indirecte, ne sont ce pas ici, au Congo, deux noms d'euphémisme pour couvrir une même chose, dans la pleine réalité objective? Mettons de côté tout verbiage de papier, tout programme verbal, décrets et règlements non viables. La question reste de savoir si sous l'aministration indirecte la hiérarchie indigène a été supprimée et a été complètement paralysée et inefficace sur son terrain propre. On peut par exemple demander s'il a fallu un jour choisir et investir de nouveaux chefs de clans, de nouveaux chefs de villages, de nouveaux chefs de tribus, de nouveaux notables. Ou si, dans sa sphère propre, l'autorité indigène a plus ou moins à dire dans un système d'administration directe ou indirecte. On peut se demander aussi si la réorganisation des derniers temps a donné à l'autorité indigène des droits ou des pouvoirs nouveaux, inconnus jusque là. Ou encore, si elle a été rétablie dans d'anciens droits qui, dans une administration directe, lui ont été enlevés? Parlons de faits et ne parlons pas du revêtement européen donné par les textes ou les mots. Oublions le vêtement officiel, irréel, que l'on veut pendre sur des réalités indigènes séculaires, qui, malgré toutes les méconnaissances et toutes les lois du droit écrit, ont persisté à vivre. On peut dire que l'on a enlevé comme droits aux ayants-droit indigènes, sous prétexte de barbarie, de contraire à la loi naturelle ou à l'humanité, tout cela leur est déjà enlevé partout dans les Colonies et depuis longtemps, et que, pour les mêmes raisons qu'au début de la colonisation, raisons de barbarie supposée et d'incompréhension ou d'hypocrisie européenne, rien de cela ne leur a été restitué. La réorganisation administrative congolaise appelée aussi désorganisation, a seulement consisté dans l'émincissement des cadres administratifs. Ce fut une grave conséquence réelle de simples considérations et prémisses de papier. On prétendait que l'administration de la communauté indigène prenant une responsabilité partielle dans le cadre européen, l'administration blanche pourrait s'en alléger d'autant. A celà il faut ajouter les nouvelles "occupations" excessives par lesquelles l'administration actuelle est surchargée. Il en résulte que de la si belle éthiquette d'administration indirecte on n'a plus retenu que les manigances indirectes et que, d'administration, il ne reste plus rien. Administrer l'indigène avait un sens dans les exposés éducatifs et civilisateurs de jadis; aujourd'hui le seul sens qui en est resté c'est administrer pour l'administration elle-même. C'est le tort de ce qui est insincère ou sans principes d'aboutir toujours au contraire de ce qui est dit ou mis en avant. Voulant décentraliser, on centralise; voulant administrer par l'indigène, on administre pour l'européen, et ainsi de suite. Voulant économiser pour le trésoir, on vilipende pour la communauté nationale; voulant de l'économie, on gaspille les valeurs humaines. La faute politique ne réside pas dans les erreurs de papier, dans les différences entre direct et indirect, entre organisation et désorganisation, mais dans les faits objectifs. Ce fut une faute de penser que dans une administration indirecte, il est possible d'alléger les cadres européens pour d'autant mieux administrer les indigènes. Mais a-t-on été jusqu'a couvrir ainsi des fleurs d'une émancipation indigène ce qui ne fut qu'une simple laderie de plus? En fait et en droit, le Congo a toujours vécu sous une administration indirecte des indigènes. Si cela n'avait été, il eu fallu un nombre bien plus considérable d'agents de toutes sortes. Et on propose aujourd'hui d'agrandir ce nombre par des préposés indigènes de l'administration purement européenne. Ce sera un accroissement de sincérité. Si, au contraire, on veut augmenter l'administration indirecte, il y a lieu d'ajoindre aux autorités indigènes un agent européen, lequel aura pour fonction d'instruire celles-ci du rôle nouveau, hybride, évolutif, qu'on veut leur confier, du rôle de collaboration, de son sens, de sa fonction, de ses principes; de ces applications concrètes. La question reste toujours entière: de quels principes dépend cette action: européens ou indigènes? Et tout ce que l'on fait pour l'oublier, ne fait que créer ou augmenter l'insincérité et le malaise, sion le besoin de révolte, le besoin de vérité. Ce qui advint fut le contraire. On a investi les autorités indigènes de fonctions de coopération à l'administration européenne et on leur a enlevé leurs agents d'éducation. Mille fois, il leur a été dit et on leur a fait comprendre: Tirez votre plan. On n'a pas administré pour les indigènes, on n'a pas adminsitré les indigènes, on a administré pour l'administration européenne en exploitant les forces et les hommes noirs, avec le faux semblant d'une philanthropie coloniale. Et le mal a empiré, à mesure que, non éducatifs, de plus en plus incompris ou incompréhensibles, on a fait des administrateurs et agents territoriaux restants de plus en plus de simples agents agricoles, cotonniers, pontonniers, routiers, intermédiaires commerciaux, du caoutchouc, de l'huile, du café, de l'or ou du cuivre. Administrer n'a plus eu de sens. Le sens purement économique est de tous les sens politiques le plus bas. C'est lui qui a reçu toutes les préférences. La politique indigène a de plus en plus dégénéré. L'indice de cette pente se trouvait déjà dans les déclarations du début de la colonisation. Il a été visé plus à exploiter qu'à administrer, ou civiliser. Ceux d'entre nous qui résident à l'intérieur des milieux indigènes sont les seuls à s'apercevoir ce qui est resté des grands écriteaux: Administration des indigènes, politique indigène, juridictions indigènes. Sans parler des titres ou des dénominations, combien de territoires possèdent encore un vrai administrateur? Depuis longtemps les anciens disent: Actuellement nous faisons de tout, sauf administrer. C'est cela le progrès! Et dans combien de territoires, y a-t-il encore de l'ordre politique indigène, un ordre surveillé et tenu en main? On doit se demander combien de tribunaux indigènes, pour ne parler que de ce qui est écrit, ont été inspectés dans les cinq dernières années et combien l'ont jamais été avec quelque efficience ou avec quelque compréhension. En quoi les juges indigènes ont-ils été enseignés, aidés, guidés, orientés, soutenus, renseignés sur les principes ou sur les applications? E t en quoi les justiciables ont-ils seulement été amenés à respecter ou à exécuter les jugements indigènes? Au lieu de cela on en est à se demander ce qui, ou même qui, n'a pas aidé, dans toutes les sphères de son activité propre, ou allouée par des dispositions généreuses du droit écrit, à briser tous les cadres théoriques ou organiques des communautés indigènes. Comment alors veut-on que tout marche encore comme il faut? Et que faut-il faire maintenant pour corriger la situation? Terminer par l'administration directe? Pourquoi le ferait-on? Ce n'est là qu'un mot, aussi bien ici que dans les Colonies similaires. Partout c'est le Blanc qui gouverne et administre et nulle part il ne peut administrer sans participation d'un cadre indigène, sans auxiliaires noirs. Effacer simplement toute trace de hiérarchie coutumière et déclarer qu'à elle incombe la faute de la décadence? Invoquer un nouveau cadre, de goût européen, formé d'indigènes? Sera-ce mieux que ce que nous avons connu? Sans doute A.R. dans 'L'Administration des Indigènes' dit-il avec raison que la hiérarchie traditionnelle n'a jamais eu pour tâche la quantité de nouvelles exigences qu'on lui a imposées. Parfaitement d'accord aussi pour dire qu'il n'était pas faite pour cela et ne pouvait pas être à la hauteur de cette tâche. Du moins y a-t-elle grandement accédé. Et c'est là que l'auteur met le doigt sur une plaie énorme: on a posé au vieux cadre des hiérarchies indigènes de nouvelles exigences incompatibles avec leur principe. Tout comme on a mis sur les épaules des administrateurs blancs bien des charges qui ne cadrent ni avec leurs fonctions, ni avec leurs connaissances et compétences, ni avec leur raison d'être, les faisant au lieu d'administrateurs non seulement de simples agents d'exécution, mais encore des experts agricoles ou des agents commerciaux, de même on a voulu employer l'antique pouvoir politique et judiciaire, si paternel, des pères de clans indigènes pour les rabaisser au rôle de capitas agricoles ou de propagandistes commerciaux. On envoie dans les villages les juges et notables indigènes à l'usage de la propagande commerciale ou industrielle. Et lorsqu'un chef ou un juge ou notable échoue dans son nouveau rôle de surveillant ou de protagoniste, on dit qu'il n'est pas à la hauteur de sa tâche et on le démet. Mais est-ce là la fonction de la hiérarchie traditionnelle? N'a-t-elle donc durant des siècles pas été à la hauteur de ses fonctions héréditaires? Celles-ci n'étaient-elles pas uniquement d'ordre politique, juridique, règlementaire? 'Ne sutor ultra crepidam'. Et que l'on prenne, donc, pour les tâches nouvelles des capita spécialisés, des instructeurs industriels, des moniteurs agricoles, des auxiliaires médicaux, et tout ce qui est indispensable pour l'économie nouvelle. Et ainsi, l'économie, la finance, et leur administration, en sont arrivés à détruire ici l'administration politique elle-même, de façon que dans bien des territoires, on recherche maintenant l'administrateur territorial. Cela semble du paradoxe; ce n'est pourtant plus que l'expression de la vérité toute nue: dans notre administration congolaise, il n'y a plus place pour des administrateurs. On dira aussi que jamais l'administrateur n'a dû être l'éducateur; pourtant cela semble être, lorsqu'on entend l'Etat déclarer qu'il civilisera. Et, d'autre part, c'est cette même finance, qui prétend si généreusement oeuvrer dans l'intérêt de la vie économique et de l'essor économique des indigènes, qui aide à saper les bases de toute communauté indigène bien organisée. C'est ainsi également que l'on entend partout dire et que l'on peut voir que c'est l'indigène, et surtout celui de la brousse, qui a eu la part du lion dans l'effort de guerre, si même cette part a été moins efficiente que celle du travailleur minier ou plus efficiente que celle du soldat. Et c'est ainsi que l'on a pu aussi parler de la grande pitié du paysannat indigène. La plus belle récompense que l'on pourrait donner à la bête de somme aujourd'hui exténuée, amoindrie, par trop d'efforts, ce serait de reconnaître enfin son droit, de le respecter et de le défendre. Il lui faut encore autre chose que des devoirs et des condamnations ou des droits précaires ou de style administratif. Faute de tribunaux civil à leur portée, les indigènes ne possèdent nulle exercice de droits civils envers les Blancs, moins encore envers la finance. En somme, on peut être d'accord, dans le fond, avec l'auteur d'Administration des Indigènes. Il faut que cela change. Mais que doit être ce changement? 1° L'économie doit commencer à s'adapter aux gens
de l'intérieur au lieu que de ne faire que se servir d'eux ou de
les mieux asservir et dominer. Elle doit
leur devenir utile et leur servir avec loyauté, avec sincérité,
avec efficience, avec ordre. Elle doit céder
là où elle a été excessive ou intempestive,
là où elle a été contre les droits imprescriptibles
de l'homme, contre sa dignité d'homme
libre, et généreux. 3° On laissera et on confirmera à l'ancienne hiérarchie traditionnelle sa propre compétence. Qu'on l'aide et la soutienne dans son domaine juridique propre. Alors seulement on gardera, du moins entre des mains indigènes, de l'administration proprement dite. Mais... Mais en concours avec elle, au-dessus d'elle, que l'on instaure dans chaque territoire un administrateur territorial, un vrai. Qu'on le réserve pour l'administration indigène proprement dite. Que son rôle soit de conduire la communauté indigène, de la laisser évoluer sous ses directives appropriées. Qu'il y fasse régner, préventivement, éducativement, et non pas seulement par contrainte et répression, la vie politique, juridique, l'ordre social, la vie de la pensée et de la volonté, enfin tout ce qui est indispensable au bien-être temporel, tout ce qui n'est pas non plus le rôle propre de l'évangélisateur. On pourra dire ainsi qu'au Congo, il y a trop ou trop peu de substituts. Il y en a trop dans les centres; trop peu sont destinés à l'indigène, sauf encore peut-être pour la répression. Ce n'est pas dans les grands centres que nos magistrats européens peuvent positivement et directement influncer les juges et justiciables indigènes. Le maintien et le développement du droit indigène, au loin et post-facto, offrent le plus grand danger, ou la plus grande inutilité. C'est avec les hommes et non seulement avec les précédents judiciaires qu'il y a lieu d'agir en une matière aussi vivante, aussi mouvante, aussi chancelante, aussi délicate. Comme l'a écrit Faustin-Hélie, pourtant grand criminaliste, ce qui nous manque, ce sont des institutions juridiques préventives, éducatrices. Aujourd'hui la décadence juridique congolaise est aussi profonde que celle des moeurs familiales et politiques indigènes. Il serait facile du reste aujourd'hui de concevoir que l'administrateur territorial, affecté au service purement indigène et coutumier, ait des connaissances juridiques, tout aussi bien que nos auxiliaires médicaux noirs en auront bientôt de médicales. Mais il est indispensable qu'il y ait dans chaque territoire un blanc, ayant autorité, ayant aussi compétence, et dont la fonction soit éducative. Il ne suffit pas que les travaux seuls le soient. Sans pensée, l'homme n'est pas un vivant complet. L'éducation politique va de plus en plus s'avérer nécessaire; ce serait un danger de continuer la politique de l'autruche dans cette éducation, dans ce devoir éducatif; il serait tout aussi défectueux et dangereux de n'en faire qu'un instrument de la propagande ou du bourrage de crâne, sans le sérieux profond d'une éducation vraie, autre encore qu'économique, tendancieusement politique, ou irrespectueusement négrophile. Pareil administrateur de civilisation en aura plein les bras. Sa tâche, pour circonscrite qu'elle soit, ne sera pas une façon de sinécure, à moins que lui-même n'ait reçu autorité ou pouvoir ou n'ai aucun goût personnel pour sa fonction d'initiative. Et qu'on lui confie, au besoin, toutes questions foncières, judiciaires indigènes, civiles et pénales, y compris la juridiction civile entre races, Blancs et Noirs, le droit successorial, même des immatriculés, et forcément toutes les questions contractuelles, commerciales industrielles, y compris aussi les questions de mariage, même pour immatriculés, les contrats collectifs, comme les entreprises de chefferie, le contrôle et la surveillance directe, mais non suprême, des tribunaux, juges, indigènes ou de police, sauf les Parquets territoriaux aujourd'hui proposés. Pareilles fonctions ne tueront pas la soif d'idéal de l'élite fonctionnaire. Au contraire, elles ne décourageront que si les entraves par les Pouvoirs Supérieurs deviennent trop mesquines. Le succès sera facilement assuré à celui qui aura les initiatives appropriées aux gens avec les quels il aura à faire. Pareil fonctionnaire d'administration sera un Grand Blanc. Et il le sera aussi aux yeux des Européens bien pensants. Le civilisateur de l'avenir, ne sera-ce pas lui? Maintenant que l'on se montre ceux qui remplissent déjà pareille tâche. On parle toujours de civilisateur, mais qui le fait? Les résultats ne manquent pas de décevoir. Que tout ceci soit dit en félicitant nos agents d'exécution et nos fonctionnaires territoriaux et nos chefs indigènes, bien plus que nos théoriciens et législateurs. Qui donc se plaint des activités sordides et mesquines que l'on impose à tous? Qui donc ne voit pas le manque de grandeur? Actuellement les indigènes disent l'administration ne sait que: "Kusala ntanda", comme les poules qui gratent dans les plates bandes bien ordonnées. Car c'est ainsi que les directives supérieures ont fauché dans la vie indigène: de là l'abime qui va nous séparer bientôt. ——————————————————————————————————————————————— 7. LE MARIAGE INDIGENE ET LA LOI L'auteur de ces lignes, dont la collaboration en matière de politique indigène fut appréciée par nos lecteurs, nous communique ses vues sur le mariage bantu. Cet exposé vient à son heure, le Gouverneur Général ayant en effet annoncé dans son discours du 21 juillet la publication imminente d'une ordonnance protégeant le mariage monogamique indigène [180]. En politique indigène et en missiologie une question est depuis longtemps pendante: Comment faire pour que le mariage indigène évolue de manière favorable? Nombreux sont les auteurs qui ont publié leur avis sur ce "comment faire"; le Conseil Colonial a été saisi à diverses reprises d'un projet de décret pour le Congo belge sur le mariage indigène; il l'est encore à présent, à la suite d'une ordonnance du Gouverneur Général, qui a été retirée. Mais un courant d'idées s'est fait four en même temps et pose la question primordiale: Faut-il intervenir législativement dans le mariage indigène? Citons parmi ceux qui ont répondu: non, Félix Eboué, et plus récemment MM. les Procureurs Généraux Sohier et Devaux. Nul n'a défendu une thèse aussi proche de l'indigène
que le R.P. Tempels. C'est pourquoi nous publions aujourd'hui, à
l'usage du public européen, et belge surtout, les deux articles
qui suivent et qui ont paru l'an dernier dans le journal d'Elisabethville,
L'Essor du Congo [181].
I. A propos des mariages indigenes Beaucoup de coloniaux de bonne volonté ont fixé leur attention sur les problèmes indigènes. Ces problèmes essentiels à la vie de la colonie constituent en effet la question coloniale par excellence. On s'est soucié des motifs du mécontentement des Noirs, on a parlé de l'état des communautés coutumières, on a traité de l'assimilation des évolués, on s'est préoccupé à rechercher les causes objectives de l'angoissante dénatalité. Le moment est venu de rechercher les moyens adéquats à la protection d'une vie matrimoniale normale chez les bantu. Il serait impardonnable que ceux qui ont acquis quelque connaissance de ces questions vitales, qui ont pu dégager et justifier des conclusions, s'abstiennent de les publier. Il faut que leurs conceptions soient communiquées au groupe croissant des coloniaux de bonne volonté qui cherchent une solution aux problèmes indigènes. Le mariage indigène est sorti du cadres des études académiques des ethnologues. C'est un problème de vie ou de mort auquel nul colonial ne peut demeurer indifférent. Tout le monde est aujourd'hui convaincu que la polygamie est l'ennemi n°1 de la société bantu, que c'est un obstacle à la civilisation, contre lequel il faut allier toutes les forces saines. Mais il semble qu'on ait affaire à forte partie, et qu'on ne sait pas par quelles armes on pourra le réduire... Armement européen ou attirail indigène? Ces hésitations et tergiversations permettent toutefois aux agents destructeurs du mariage de proliférer. N'est-ce pas l'ignorance dans laquelle on se trouve des forces adverses qui expliquerait le manque de décision de notre commandement? Notre but est de tenter une reconnaissance dans les lignes ennemies.
La polygamie existe-t-elle chez les Bantu? C'est la question liminaire. La polygamie est-elle une institution juridique indigène découlant des principes généraux qui dominent le droit coutumier? A mon avis la réponse est obvie: dans la coutume originale, et même dans le vrai droit bantu actuel, il n'existe point de véritable polygamie. Il n'existe pas chez les Bantu un contrat de mariage, ou un pacte matrimonial liant un homme à plusieurs femmes à la fois. Il n'y a mariage qu'avec une seule femme, l'épouse, la première femme, et tout le reste n'est que concubinage. Le droit bantu ne connaît qu'une épouse; il connaît cependant aussi, la, ou les concubines. Déjà tous les ethnologues se sont plus à reconnaître le "caractère sacré" de l'union avec la première femme; disons hardiment que la seule union digne du nom de mariage est celui qui lie le polygame à la première femme, qui seule est 'sa' femme, qui seule est son 'épouse'. Des formes juridiques solennelles consacrent ce caractère d'union de vie du vrai mariage; pour lui donner et lui conserver sa vigueur, il est des séries de remèdes magiques et des quantités de tabous ou abstinences. Car hors la paternité le vrai mariage est aux yeux des Bantu l'union personnelle vitale la plus intime. Dans la mentalité bantu cette unité vitale doit être maintenue et respectée à peine d'entamer la force vitale des époux eux-mêmes ainsi que de leur progéniture. Toute altération dans cette unité de vie, toute rupture de ce lien vital exerce nécessairement une influence néfaste sur l'expansion capitale de la personne bantu: la procréation. La vie matrimoniale est pourles Bantu l'action commune des forces vitales supérieures en vue de la création d'une vie nouvelle, ou plus exactement suivant leur mentalité, d'une expansion, d'une transmission, d'une continuation de leur propre vie. Action vitale, puissante et élevée qui s'entoure donc de dangers considérables. Bien plus que la chasse, le combat ou toute autre entreprise grave, cet acte doit donc être accompli avec une prudence extrême, il faut veiller à la stricte observance des rites magiques et au respect de divers interdits, afin qu'il s'accomplisse avec une force vitale pure, intègre et puissante. Telle est la pensée bantu qui inspire les règles de droit régissant le mariage indigène; longtemps elles furent les bases solides d'une vie matrimoniale inviolable, étroite et unie. De nos jours encore les parents sont suspectés d'avoir rompu le lien conjugal lorsqu'une naissance se fait difficilement. Loin de considérer le mariage simultané avec plusieurs femmes comme une institution normale coutumière,les Bantu ont pensé que l'introduction de concubines dans le ménage devait être un jeu dangereux bien que particulièrement tentant... C'est pourquoi ils ne s'exposent pas à ces aléas sans s'entourer d'observances spéciales, de tabous rigoureux et de pratiques magiques qui visent expressément à éviter que la présence des concubines ne vienne entamer l'unité de vie qui joint le mari à l'épouse et exercer une influence néfaste sur la progéniture à naître du véritable mariage. Suivant la philosophie et le droit bantu, la polygamie n'est pas un contrat de mariage polyvalent, ce n'est pas un statut juridique propre du mariage, c'est simplement un 'abus'. C'est cependant 'un abus toléré' et 'réglementé' par les coutumes pour le maintien de l'ordre public. L'examen des coutumes particulières fait ressortir la différence essentielle qui existe entre l'épouse et la concubine aux yeux des Bantu eux-mêmes. C'est l'épouse qui doit continuer la lignée du clan, c'est d'elle que naîtront les véritables héritiers. C'est l'épouse seule qui se trouve en rapport avec les 'manga' (remèdes magiques) du mari; l'épouse ne peut être répudiée comme une simple concubine; l'adultère commis avec l'épouse a un caractère beaucoup plus grave que la séduction d'une concubine. Le prix du sang d'une concubine est de loin inférieur à celui dû pour une épouse. Les concubines ne sont en somme que des servantes, des assistantes de l'épouse véritable, qui est désignée chez les Baluba comme 'muntu wa bene'. On est enfin fondé de croire que la polygamie ne s'est introduite qu'après la monogamie chez les Noirs, du fait que quelques tribus parmi les plus primitives du Congo Belge sont demeurées monogames, même chez leurs chefs. A l'instar du "commis sous statuts" qui semoncé par son administrateur osait lui répondre: "Moi je suis monogame, mais j'entretiens une maîtresse", tous les polygames du Congo seraient qualifiés à protester: "Nous n'avons qu'une épouse, bien que nous ayons quelques concubines..."
Les causes du concubinage Les Bantu n'admettent pas le mariage simultané avec plusieurs femmes. A leurs yeux c'est du concubinage. Il est exact que la coutume réglemente cet abus, mais c'est un peu dans l'esprit suivant lequel nos législations occidentales réglementent la prostitution. Les sophismes les plus divers sont évidemment invoqués pour justifier ce "mal nécessaire" et pour en permettre impunément l'exercice à l'abri des règlements: 1° l'abstinence imposée durant les deux années (ou davantage) suivant la parturition: 2° l'instinct sexuel exacerbé des hommes; 3° le régime successoral et les lois de la guerre et de l'esclavage par lesquels une deuxième femme peut être dévolue“ à un homme déjà marié; 4° les lourdes charges de ménage des épouses de chefs et de notables; 5° l'exemple des grands suivi par les humbles; 6° le profit économique du harem; 7° en cas de paucinatalité, l'assurance plus grande de s'assurer une progéniture; 8° l'émancipation des femmes et la désagrégation du doit indigène facilitent les divorces, incite les hommes à prendre plusieurs femmes comme assurance contre l'infidélité de l'une d'elles; 9° l'intrusion maladroite des Blancs et particulièrement de l'administration, qui dans ses interventions judiciaires s'est littéralement moqué du mariage indigène. Voici l'opinion des anciens: "Le divorce et la répudiation sont grandement facilités devant Bula Matari, c'est une simple formalité où l'on se borne à porter la mention "répudiée" au carnet d'impôt... . 10° l'appréciation économique de la "dot" autrefois 'titre', et 'instrument témoin' juridique ou signe de témoignage a ravalé le mariage au niveau d'un vulgaire contrat. Il est certain que l'avarice des Bantu constituait un terrain favorable à cette dégradation de la dot, mais il n'est point douteux que nous ayons accéléré cette déchéance. 11° enfin, ainsi que le dit Mr E. Possoz dans ses 'Eléments
de Droit Coutumier', le concubinage a le caractère d'un abus
de pouvoir de la part des chefs de clans nantis, qui accaparent les femmes
qu'ils peuvent se procurer par leurs
revenus dotaux, tandis que plusieurs membres du clan demeurent privés
de foyer. Il est évident que cet Nous nous sommes bornés à énumérer quelques 'causes' du concubinage, mais nous défions les juristes européens ou indigènes de nous indiquer comment ces raisons seraient fondées en droit, de nous définir les principes de la Coutume qui postulent ou justifient la polygamie comme statut juridique bantu. Tout ce qui pourra être fait, c'est de montrer que depuis longtemps la Coutume a été amenée à réglementer, au nom du maintien de l'ordre public, un abus matrimonial très largement répandu.
Quelle fut notre erreur? Ce qui n'était aux yeux des Bantu qu'un mal nécessaire, un abus toléré mais réglementé, a été érigé par les pouvoirs publics au rang d'un 'mariage' d'un homme avec plusieurs épouses. Il va de soi que nous n'imputons pas à malice cette malencontreuse intervention... On a voulu combattre le concubinage en lui donnant des apparences décentes d'un mariage? Très bien, mais on a perdu de vue qu'en ce faisant on a déprécié le vrai mariage, qui dominait au foyer polygamique les unions de statut inférieur de concubinage. On a voulu favoriser la "libération" des femmes supplémentaires du harem? Parfait, mais on n'a fait aucune distinction entre la fidélité due par la véritable épouse et les liens moins respectables qui attachent les concubines au foyer polygamique. En se bornant à poursuivre l'idéal arithmétique, 'une femme pour un homme', on a souvent détruit le foyer en favorisant la répudiation de la véritable épouse. En fait on a ainsi ignoré, méprisé et détruit le mariage indigène en menant une vigoureuse 'propagande pour la polygamie consécutive' et en créant un 'statut légal à la polygamie simultanée'. Les indigènes sont en effet fondés à croire qu'aux yeux de Bula Matari mariage et concubinage sont mis sur le même pied; là où eux avaient toléré la cohabitation extra-matrimoniale, nous avons institué la polygamie!
Il n'est qu'un moyen de redresser la situation. Il faut remonter aux principes auxquels les Noirs ont accès. Pour combattre la polygamie il faut, si l'on veut frapper juste, user des armes indigènes. Il faut avant tout respecter 'le mariage indigène' tel qu'il est défini par la Coutume; quant aux 'abus tolérés' par la Coutume, il y a lieu de les combattre en tant qu'abus en se montrant au nom de nos principes de civilisateurs moins tolérants que dans le laisser aller de la décadence du droit. Il serait absurde de détruire d'abord le mariage monogamique coutumier pour introduire ensuite un mariage monogamique de droit écrit. L'enregistrement du mariage est une formalité utile, mais il faut veiller à ce que ce soit un mariage que l'on inscrit, et non une "passade" ou un "collage" que l'on veut faire passer pour un mariage près du Blanc. Pour cela il faut que dans chaque territoire se trouve un fonctionnaire public qui s'occupe des affaires indigènes ainsi que nous le demandions dans ces colonnes le 17 février dernier sous le titre 'Administration des indigènes'; solution: un administrateur dans chaque territoire [182]. Ce Blanc (allons-y d'un juriste) s'occupant des affaires indigènes serait parfaitement qualifié pour contrôler et enregistrer et pour protéger les mariages. Notons que les Noirs sont les premiers à se plaindre de l'anarchique tolérance dans laquelle nous avons plongé leurs institutions matrimoniales. Même en prenant dix femmes, disent-ils, nous ne sommes pas sûrs d'en pouvoir garder une seule en quelques années. Ils ont hélas fait l'expérience de la légèreté impardonnable avec laquelle les bureaux administratifs s'accommodent de la Coutume. On annonce et on biffe sans contrôle, puis tout à coup on fait des difficultés absurdes pour radier ce qui fut inscrit sans le moindre examen... Il a été dit et prouvé assez clairement dans ces colonnes que depuis plusieurs années les administrateurs territoriaux n'ont plus le loisir de s'occuper des indigènes, il ne s'agit donc nullement de leur jeter la pierre. Ces considérations sur la décadence du mariage indigène postulent cependant une fois de plus la nécessité de créer 'un service qui s'occuperait des Noirs', de leurs intérêts, de leurs droits. A la base de tous les mécontentements indigènes se trouve le reproche que nous ne nous occupons plus de leurs droits; or, pour le Noir son bon droit c'est sa vie même, il ne peut laisser périmer ces créances sans réduire sa vitalité. Si l'on veut inscrire les unions, qu'on n'inscrive que les mariages véritables et que la loi n'accorde sa protection qu'à ces seules institutions dignes de respect. Quant au concubinage, il suffirait d'en refuser l'inscription. Les harems existants s'éteindront de leur belle mort. Il est cependant nécessaire même au sein du foyer polygamique subsistant de distinguer dès à présent la véritable épouse et de protéger son mariage; quant à la cohabitation des concubines, il faut s'appliquer à y mettre fin en facilitant un établissement matrimonial à ces femmes lorsqu'elles veulent quitter le statut inférieur qui les lie à un polygame. Pareille initiative doit évidemment partir d'un mot d'ordre de
l'autorité responsable de la politique indigène. Cependant
leur application doit être confiée dans chaque territoire
à un homme ayant les "loisirs" de s'occuper de l'indigène
et chargé de veiller au respect de leur droit, d'après une
loi sans équivoque mais sans rigidité.
II. Pour la protection du mariage des nos indigenes L'importance de la question Le problème du Congo belge est celui de l'homme noir, car sans indigène notre colonie n'est pas viable. Le tout premier problème concernant les Noirs est celui de leur existence, de leur conservation. Avant de se soucier de leur habitation, de leur niveau de vie, de leur hygiène, et même de leur évolution ou de leur civilisation, il faut préserver les Noirs de l'extinction. Le premier remède auquel il faut recourir, est celui d'une vie conjugale normale, fondement de toute société humaine. L'Eglise et l'Etat ont manifesté leur souci dans leurs réunions
et leur législation des derniers mois.
Dans quel sens évoluent les coutumes matrimoniales de nos indigènes? Les documents officiels nous parlent d'une évolution depuis le néant ou depuis la polygamie vers une forme nouvelle d'union conjugale: 'le mariage monogamique'. Malgré les affirmations officielles (fussent-elles formulées solennellement dans le préambule d'un texte législatif), personne ne voit cette soi-disante évolution de la polygamie vers la monogamie. Le pire qu'elles prétendent nous apprendre, que le mariage monogamique est une forme de vie conjugale, dont nos indigènes n'avaient jusqu'à maintenant aucune expérience. La doctrine de Rome, basée sur une expérience déjà tant de fois séculaire des pays non-civilisés, les écrits de tant d'ethnologues, et notre modeste expérience parmi les indigènes, nous avaient confirmés dans cette conviction, que le mariage des primitifs, de nos indigènes, devait être considéré en principe, comme un mariage monogamique. Est-ce que toute cette vénérable sagesse se trouve balayée par la découverte sensationnelle d'une ordonnance constatant par mesure urgente l'inexistence du mariage indigène. Sont-ils tous frappés de cécité ceux qui, contrairement à la loi, constatent avec effroi l'évolution accélérée du mariage naturel vers la polygamie. L'évolution se fait en réalité dans le sens opposé à celui dont parlent les documents officiels. En même temps l'ancienne réglementation coutumière du mariage perd sa vigueur, elle dévie vers une plus grande solubilité du lien matrimonial, elle permet si facilement le divorce, que nous devons parler d'une évolution toujours plus générale vers la 'polygamie consécutive'. Enfin, en troisième lieu, une troisième dégradation de la coutume matrimoniale, beaucoup plus grave que les deux précédentes, s'est installée dans les moeurs; il y a une évolution vers l'union temporaire, vers l'union libre de l'homme et de la femme, donc vers l'abolition complète de tout lien matrimonial. Il y a une évolution dans les coutumes matrimoniales de nos indigènes, elle doit s'appeler: la dégradation du mariage. Cette poussée massive de nos pupilles vers une forme plus élevée de vie conjugale n'existe par contre, hélas, que sur papier. 'Les vieux sages de la brousse se plaignent' également de ce que leur ancien mariage coutumier se désagrège et de ce que beaucoup de jeunes d'aujourd'hui ne connaissent plus ou affectent de ne plus connaître le mariage, ils lui préfèrent la cohabitation temporaire avec une femme, moyennant une compensation à payer aux parents. Cette compensation n'est plus ce que nous appelons "la dot", mais une simple redevance, un loyer qui demeure acquis aux beaux-parents lorsque l'homme renvoie la femme sous le toit paternel. Les vieux prétendent que le divorce était une exception de leur temps, qu'on ne l'obtenait que difficilement, et que celui qui avait divorcé plusieurs fois, avait difficile à retrouver encore femme... tandis que maintenant le mariage indissoluble devient rare. Beaucoup de vieux montrent encore leur vieille compagne toute ratatinée et disent: "C'est encore toujours ma première femme, celle qui est venue encore toute jeune dans ma maison. Nous avons grandi ensemble". Les adultes de la génération présente au contraire en sont très souvent à leur Xième mariage, ils pratiquent la polygamie successive. 'Les chrétiens, les évolués, les européanisés' ne sont pas à même de résister à l'influence contagieuse de la masse. La jeune génération, plus ou moins affranchie des formes extérieures de la coutume ancestrale, évolue à pleines voiles vers des unions, qui n'ont du mariage ni le caractère essentiel, ni la moindre forme contractuelle extérieure. Un peu partout on fait l'expérience que les chrétiens ne veulent plus se marier; il y a des stations missionnaires où le nombre de mariages à bénir en une année se compte sur les doigts, il y a des centres extra-coutumiers où l'on ne trouve presque plus aucun mariage chrétien en règle, il y a des parents chrétiens, qui refusent de donner leur fille en mariage et consentent uniquement à la "louer" ou qui la débauchent de chez son mari légitime, pour pouvoir la donner en "location"... Les autorités le tolèrent et cela rapporte tant d'argent!
L'Attitude et les obligations des autorités responsables devant le problème du mariage des indigènes Dans le tableau sinistre de la réalité il y a cependant un point lumineux: c'est le fait que les autorités supérieures commencent à s'inquiéter de l'état des choses. Cette inquiétude existe, mal camouflée par les motivations optimistes de l'ordonnance législative du 10 juillet 1945. Loin d'occuper la tribune en spectateurs émerveillés devant cette heureuse évolution, nos gouvernants semblent entrevoir des réalités moins consolantes. Ils s'inquiètent de l'évolution ou plutôt de la dégénérescence de nos évolués, de ce grand nombre de noirs, que nous pensions avoir déjà un peu civilisés. Le problème des évolués est à l'ordre du jour, c'est de cette classe d'indigènes qu'on veut surtout s'occuper, dix ans trop tard malheureusement; on ignore le problème de la masse et on prétend même que nous devons laisser les morts (la masse) enterrer leurs morts pour ne nous occuper que des vivants (les évolués). Cependant en matière matrimoniale la corruption ne provient pas de l'élite seulement, elle provient de toute la masse des Noirs modernes, tant de ceux de la brousse que de ceux des centres européens. Et si l'on ne s'occupe pas de ces "morts", de la masse, on risque de voir enterrer avec ces morts également nos vivants ou évolués. Les anciens, les "sages" de la brousse ont souvent une perception très nette de la réalité; ils connaissent si bien le terminus a quo, leur vielle organisation coutumière, et remarquent par conséquent très bien le caractère spécifique des tendances modernes. Et eux, les "basenji" ou sauvages rejettent la faute de la dégénérescence actuelle sur... le Bula Matari. Voici ce qu'ils veulent dire: le Bula Matari est l'autorité responsable de notre région, il est responsable du bien et du mal, que nous voyons se produire, nous n'avons plus le pouvoir ni la liberté des initiatives, c'est lui qui doit intervenir, nous imposer des lois, et arrêter la corruption. S'il ne le fait pas, il est responsable du mal. Ce raisonnement n'est-il pas défendable? Ce qui se passe dans les environs immédiats des bureaux du gouvernement, parmi les policiers, les clercs et autres serviteurs publics, confirme suffisamment les 'basenji" quant aux intentions pratiques de l'administration! Jadis, on sévissait contre les agents indigènes de l'Etat qui prenaient concubine. Aujourd'hui ces auxiliaires jouissent de la liberté la plus complète; si l'on devait renvoyer les clercs, ou policiers, qui pratiquent le concubinage, les bureaux et les camps de policiers se trouveraient joliment dégarnis. On se demande si l'autorité civile a encore, oui ou non, la volonté de protéger le mariage des indigènes. Des textes de loi existent sans doute, qui tendent de combattre très indirectement et... très prudemment ce qu'on nomme officiellement la polygamie; mais on n'a pas dénoncé qu'en réalité, d'après la coutume indigène il y avait un seul mariage accompagné de concubinage réglementé. On a prétendu protéger la monogamie, mais on a considéré comme monogame parfait, l'homme qui ne cohabite 'actuellement' qu'avec une seule femme, sans stigmatiser l'abus, de la 'polygamie successive'. On invoque l'urgence découlant de l'évolution de beaucoup d'indigènes vers la monogamie, pour créer une loi protégeant une forme nouvelle de mariage de ces indigènes évoluants. En même temps on ignore ou nie l'existence du mariage monogamique
coutumier de la masse. Nous attendons la loi claire et précise
reconnaissant et protégeant 'le' mariage de nos indigènes.
Les faux problèmes, ou ce que le gouvernement ne doit pas faire Il sera difficile sinon impossible d'obtenir du gouvernement la reconnaissance officielle et la protection légale d'un mariage religieux 'parce que religieux'. Le gouvernement peut faire valoir, qu'il n'a rien à voir dans le mariage en tant que spécifiquement religieux, que c'est là le domaine de l'autorité ecclésiastique. Le texte de l'ordonnance du 10 juillet 1945 affirme, que la loi a été faite pour assister dans leur inexpérience les indigènes, qui évoluent de la barbarie vers le mariage monogamique. Il s'agit donc bien, nonobstant les interprétations ultérieures des intentions secrètes du législateur, de la protection d'une 'nouvelle forme de mariage', et encore du mariage d'une seule catégorie d'indigènes. Or, si l'on ne veut pas faire une loi spéciale pour un groupe limité d'indigènes, par exemple des catholiques, il semble illogique de faire une loi particulière pour des évolués, qui eux aussi ne sont qu'un groupe d'indigènes. Se borner à reconnaître ou protéger légalement le seul mariage d'une certaine caste, voilà précisément ce que le gouvernement ne doit pas faire, ne peut pas faire. Il aurait pu être de bonne politique, il y a dix ans, de protéger légalement certaines formes spéciales de mariage. A ce moment le mariage naturel coutumier était encore passablement en l'honneur parmi la masse. Mais vu la situation actuelle et la tendance à l'abolition pure et simple de tout mariage, la question s'est déplacée, et notre attitude doit changer en conséquence. Ce qu'il importe de faire maintenant, c'est de protéger le mariage comme tel, le mariage de tous nos indigènes. Si l'Etat est décidé à ne protéger que le mariage d'une caste spéciale, ou le mariage qui s'adorne d'une petite formalité "européenne" de l'inscription dont parle la dernière loi, et s'il ignore et renie le droit matrimonial de la masse, il rend la situation bien plus déplorable, qu'elle n'était auparavant. Car ne reconnaître comme mariage que l'union de ceux qui veulent se faire inscrire d'après les prescriptions de la dernière ordonnance législative, et refuser de reconnaître officiellement le mariage, c'est abandonner la masse à son sort lamentable, c'est donner le coup de grâce au mariage naturel en précipitant la dépravation. Ce serait une dangereuse politique de laisser se perdre d'abord tout respect pour le mariage coutumier, de coopérer positivement au mépris du lien conjugal purement naturel, puis, une fois ce mariage naturel détruit, de commencer une campagne de propagande pour le respect d'un nouveau mariage monogamique, sous n'importe quelle forme, qui en tant que contrat matrimonial ne diffère pas du premier. Que dirait-on de l'homme qui trouve un bon palmier étouffé par les ronces et la brousaille, et qui abat et brûle brousaille et palmier, pour en planter un autre de la même espèce? On pourrait enfin se demander si le législateur a le droit de stipuler (implicitement, mais clairement) comme il le fait dans l'ordonnance, que le mariage monogamique est une forme de mariage inexistante dans la Coutume et dont les indigènes n'ont pas encore l'expérience. Si le mariage comme tel est méconnu, toutes les formes de mariage disparaîtront du coup. En résumé, nous pouvons dire que le législateur a depuis le néant créé un faux problème et qu'il a adapté sa loi à cette situation imaginaire. Il suppose non existant le mariage naturel monogamique chez nos indigènes; il suppose, afin de motiver sa loi, l'évolution de ces "pré-primitifs" à partir de ce néant vers la monogamie, il considère le mariage monogamique comme quelque chose de tout à fait nouveau, importé d'Europe et propre exclusivement à une civilisation supérieure, que nous voulons communiquer aux Noirs. Cette supposition gratuite l'amène à ne pas reconnaître le caractère du mariage, l'union conjugale en usage, à nier officiellement ce mariage et à le déclarer non existant légalement. Si le législateur n'a pas prévu cette déduction logique, la masse ne manquera pas de tirer la conclusion pratique; le mariage naturel indigène disparaîtra. Le législateur enlève ainsi à sa législation présente et future tout le fondement solide, à savoir le mariage naturel existant et se base, uniquement sur une prétendue aspiration des évolués vers la monogamie. Il écarte donc la possibilité de dépasser le stade
actuel de l'évolution. Il se contente de 'suivre' les Noirs dans
leur montée problématique vers une civilisation plus haute,
une morale plus élevée, des formes de mariage plus parfaites.
Alors il conclut logiquement, mais en se basant sur des prémisses
irréelles, qu'il doit agir avec prudence, ne pas aller trop vite,
ne pas devancer cette évolution... il n'y manque que la résolution
de renverser la vapeur dès que cette évolution deviendrait
une dégradation. De toute façon la prudence a amené
le législateur à créer une loi sur le mariage des
'évoluants', qui n'est qu'un recul par rapport à l'ancien
droit coutumier matrimonial bantu. Heureusement l'urgence de la nouvelle
loi a pu souffrir un délai de six mois avant sa mise en application,
et il nous reste encore deux mois pour parer à la ruine et la catastrophe.
Quel est le problème essentiel? Quelle est la tâche obligatoire du gouvernement? Délimitons les lignes essentielles des tendances existantes, et nous délimiterons le problème; appliquons y les principes de tout droit, et nous formulerons la loi-remède idéale. Voici les données réelles du problème. Le vrai mariage, l'union exclusive de l'homme et de la femme, union durable en principe jusqu'à la mort d'un des conjoints existait et existe encore "à l'état naturel" chez nos non-civilisés. S'il y eut et s'il demeure encore une aspiration au christianisme, et à la forme de mariage sacramentel, cette évolution est dangereusement menacée par l'évolution de la masse vers l'abolition du mariage, de tout lien matrimonial stable. Dans ce qui précède, j'ai insisté suffisamment sur le sens de l'évolution à laquelle nous assistons. Il suffira d'ajouter un mot concernant le mariage monogamique, qui existait et qui subsiste encore chez les Bantu. Chez les Bantu il n'y a pas eu évolution de la polygamie vers la monogamie, mais au contraire de la monogamie vers la polygamie ou plutôt vers le concubinage. Tous sont d'accord là-dessus. La forme de mariage encore universellement en usage dans les groupements les plus primitifs et les moins évolués de notre colonie le prouve. Les Bantu connaissaient et connaissent encore, même dans les tribus fortement dénaturées, le mariage naturel; ils distinguent le lien matrimonial du mariage et celui du concubinage polygamique. Ils n'admettaient la séparation que dans des cas exceptionnels, et la Coutume ne l'encourage point. Le rôle du témoin du mariage, le 'nsoko' comme l'appellent les Baluba, consistait précisément à régler les différends entre mariés. Les indigènes considéraient la rupture du mariage et l'adultère comme des méfaits graves et leur Coutume les punissaient sévèrement. Ils connaissaient le mariage comme un pacte durable et non pas comme un contrat commercial. L'introduction de la fiancée dans la maison de son mari ne se faisait que lorsqu'elle avait atteint l'âge nubile. Il existe des tribus où une jeune fille trouvée enceinte était punie très sévèrement et même mise à mort. Chez les Bantu le mariage "tenait" très bien et était efficacement protégé, et aujourd'hui encore les vieux, les chefs de clan seraient nos collaborateurs dans une protection légale, sévère et effective du mariage. D'après les vieux, c'est à l'autorité européenne qu'incombe le devoir de sauvegarder ce qu'il y a de bon dans la Coutume. Si l'autorité des chefs coutumiers, le bon sens ou le bon vouloir des agents de l'administration, ou les instructions imprécises ne suffisent plus, le Gouvernement est tenu de légiférer; s'il existe une urgence, c'était bien pour la protection légale du mariage tout court. S'il y a une obligation, à laquelle le gouvernement ne peut se soustraire, c'est celle de protéger la loi naturelle, de suivre les premiers principes de toute saine sociologie et de conserver ce qu'il y a de bon et d'universellement humain dans le droit positif coutumier. Le lien matrimonial exclusif et, en principe, permanent entre l'homme et la femme, le mariage naturel donc, est la base de toute communauté humaine. La société humaine, l'Etat, ne peut s'appuyer sur une autre base; de même aussi l'Eglise, car si le mariage naturel fait défaut, l'Eglise n'a plus rien à bénir. L'existence de la colonie du Congo belge et l'exploitation des richesses de ce pays n'ont pas d'autre justification. La dénatalité du Congo belge ronge déjà la Nation, mais si l'on laisse détruire le mariage comme tel de la masse entière, la dépopulation va s'achever à un rythme dix fois accéléré. La loi qu'on vient de promulguer ne soulève aucun enthousiasme et trouvera peu de propagandistes. Il suffit de parler avec des administrateurs, des magistrats, des juristes, des missionnaires pour être fixé. Et si la loi est appliquée, il ne se passera pas un an, avant qu'on s'aperçoive de ses effets désastreux parmi les indigènes. Il suffira que quelques indigènes se soient laissés inscrire et que l'un ou l'autre ait bel et bien expérimenté, aux yeux de tous les non-inscrits, ce que lui coûte cette protection pour que tous les indigènes s'en méfient comme d'un dangereux guet-apens. Si c'est le missionnaire, qui fait la propagande pour cette inscription, ses ouailles effrayées par les surprises de cette nouveauté ne vont pas raisonner à l'européenne; ils diront: "Le Père, qui bénit notre mariage veut que nous nous fassions inscrire, pour échapper à ce traquenard, mieux vaut ne pas nous marier religieusement. Voilà le désastre auquel nous expose toute loi discriminatoire, qui veut protéger certains mariages, et laisser la pleine licence à tous ceux qui veulent en profiter. Si au contraire nous nous plaçons du point de vue de la reconnaissance légale du mariage naturel, de toute union présentant les caractères essentiels du mariage, et au point de vue de sa protection officielle, alors tous les hommes de bonne volonté doivent nous suivre. Tous les individus, tous les organismes, toutes les associations, de quelque opinion religieuse, philosophique ou politique qu'ils soient seront d'accord. Et même tous les groupements économiques ou industriels qui n'envisageraient la situation sociale du Congo que sous l'angle purement économique, devront seconder nos efforts. Et si le gouvernement ne prend pas les devants, il va être acculé par les bonnes volontés réunies de tous les coloniaux à se prononcer sans ambages sur la question clairement posée: a savoir 's'il veut oui ou non protéger légalement et efficacement le mariage tout court'. Chaque missionnaire, chaque colon, chaque industriel, chaque homme de bonne volonté comprendra que la protection du vrai mariage protègera et confirmera automatiquement la forme de mariage qu'il préfère suivant ses conceptions personnelles. Au contraire, celui qui refuse la protection du mariage naturel ou qui veut l'attaquer, sera convaincu devant l'opinion publique de mauvaise volonté et de crime vis-à-vis de la communauté.
La loi pour la protection du mariage des indigènes La loi doit être fondée sur l'universelle loi naturelle humaine, loi, qui, ne l'oublions pas, est connue des Bantu et acceptée en principe malgré les nombreux abus de fait. La loi doit s'appuyer sur le bien qui existait et qui existe encore dans le droit positif coutumier des indigènes. Cette Coutume admet encore le mariage naturel comme la seule vie sexuelle normale. La loi ne doit donc pas donner aux indigènes l'impression que le mariage monogamique, même celui des chrétiens et des évolués, soit une nouvelle institution importée d'Europe. Notre loi ne peut être (en réalité comme dans l'esprit des indigènes) qu'un effort pour redresser, pour élever, pour civiliser ce mariage qui est le leur. La loi doit s'appuyer enfin sur les principes fondamentaux de toute saine sociologie qui admet la vie conjugale normale comme le noyau, comme le fondement de la société. La loi matrimoniale ne devrait être qu'une application des principes fondamentaux de notre politique coloniale qui prétend "appliquer la Coutume aussi longtemps qu'elle n'est pas contraire à l'ordre public ou aux principes d'une civilisation supérieure". L'ancienne conception coutumière du lien matrimonial était très avantageuse pour l'ordre public, et le mariage naturel des Bantu ne constituait pas du tout un obstacle à une civilisation plus haute. Depuis tant d'années l'Eglise a jugé 'la mariage naturel des païens' digne de la bénédiction sacramentelle, tandis que l'Etat n'a pas encore osé le protéger. Si le législateur veut vraiment protéger le mariage, la loi doit être sincère et énergique, et ne peut d'aucune façon permettre la cohabitation d'indigènes, qui ne sont pas mariés. La loi ne doit pas s'occuper en premier lieu des formes spéciales de mariages, qu'ils soient païens, chrétiens ou civils, mais tout en respectant chacune de ces formes, elle n'a qu'à reconnaître et protéger ce qu'il y a d'essentiellement commun sous toutes ces formes: le pacte matrimonial. Pour la constatation de l'existence d'un véritable mariage, le fonctionnaire de l'Etat pourrait se baser sur les déclarations des jeunes mariés et de leurs parents respectifs, et là où une forme spéciale de mariage suppose des ministres, le témoignage de ces ministres serait la preuve suffisante pour l'existence d'un mariage véritable. L'inscription ne donne pas au lien conjugal le caractère de mariage, mais on inscrit officiellement ce qui est déjà mariage, afin d'assurer à cette union la protection de la loi. Que la loi soit suffisamment claire pour que son application laissée au soin des agents de l'Etat non spécialisés en droit, puisse se faire sans les éternels malentendus entre la justice et l'administration. Que l'application de la loi soit confiée à ce seul administrateur dans chaque territoire, ou à ce juriste, qui devrait être spécialement et uniquement proposé aux affaires indigènes [183]. La situation actuelle est suffisamment angoissante, pour qu'on doive insister sur l'urgence de faire une loi sur la reconnaissance du mariage naturel et sa protection légale, en quelque forme que ce mariage soit contracté. Cette loi doit empêcher pour l'avenir toute déformation du mariage naturel et tout abus matrimonial. ——————————————————————————————————————————————— 8. LA DECENCE CHEZ LES "NON-CIVILISES" On prétend parfois que les "primitifs", e.a. les Noirs, ne connaissent pas de décence, qu'il n'existe pas chez eux de sentiment de pudeur ni de sentiment de décence, et qu'ils ne semblent connaître ni loi ni règle pour tout ce qui touche à la sexualité. Ceci est naturellement dit et prétendu du point de vue européen, et il est vrai que nous nous scandalisons souvent d'actions et de paroles des Noirs. Il est vrai que les Blancs sérieux et aussi d'autres..., sont parfois choqués et scandalisés par ce qui leur paraît être un manque total du sentiment moral le plus élémentaire. On trouve les "Nègres" vulgaires, brutaux, totalement immoraux. Mais ne serait-il pas possible qu'il y ait une décence, qu'il y ait des normes de moralité pour des gens habillés et qu'il y ait ensuite une décence et des normes de moralité pour des gens nus et des primitifs? Ne voyons-nous pas que là, où des Blancs sont troublés par l'indécence des Noirs, ces mêmes Noirs sont blessés et troublés aussi fortement et profondément dans "leur" sentiment de décence par certains comportements et actions des Blancs? En quoi pourrait alors consister ce que l'on désigne par le sentiment de décence des Noirs, des primitifs, des hommes nus? Et quelle serait la différence entre le nu et l'habillé, le civilisé? Il nous apparaît des dires et agir, des comportements et des attitudes des Noirs, que, spontanément, ils sont conscients d'être nus. Un homme nu qui considère l'habit comme une chose accessoire, comme une chose qui est suspendue en dehors de lui, sur lui, autour de lui, comme revêtement de lui, sur lui, autour de lui, comme un revêtement de son corps. Il ressent spontanément ce revêtement complet de son corps comme quelque chose qui est certes bon et agréable, comme quelque chose qui protège bien contre le froid, et surtout comme quelque chose qui donne le sentiment de richesse et qui attire l'attention des autres, mais non pas comme quelque chose de nécessaire. Il reconnaît seulement comme nécessaire et bienséant, dans certaines circonstances, en public, le recouvrement des parties génitales, à cause de certains assistants. Ceci ne vaut pas pour l'habillement du corps entier. Il sent la nudité comme sa condition naturelle et normale. Par contre, pour le civilisé, pour l'homme habillé, la nudité est plutôt une condition non-naturelle, exceptionnelle, in habituelle. Il la ressent ainsi. L'habitude l'a amené à se sentir spontanément être habillé. Ses habits ne font qu'un avec lui. L'un vit avec un corps caché, l'autre avec un corps visible. Par l'habillement et le revêtement continuel du corps entier chez le civilisé, chez l'homme habillé, son corps est devenu comme quelque chose de secret, comme une sorte de mystère inaperçu et inconnu. Ce revêtement même suscite la curiosité vers le mystérieux inaccessible; chez le civilisé, le revêtu, toutes les parties du corps qui sont d'ordinaire cachées peuvent provoquer des émotions et des excitations sexuelles. On doit ajouter encore, que la femme civilisée, habillée, qui veut être vue, désirée, suit des modes qui font du revêtement une suggestion. Il n'y a pas mal d'habits qui sont plutôt un "moulage" qu'un revêtement. Il n'y a pas mal de demi-revêtements, qui visent autre chose qu'à "couvrir", et qui ont plus d'effet que la nudité. L'habillement de certaines évoluées ressemble plus à une "exhibition voilée", être nue-couverte, qu'à un "étalage" de vêtements. Chez les Noirs, un recouvrement ou habillement occasionnel ne fait pas du corps quelque chose de mystérieux, de secret. Pour eux, le corps n'a rien de secret, il est assez visible dans toutes les circonstances de la vie quotidienne. Le corps humain est vu et peut être vu par tout le monde. Ainsi, la jeune fille sera tout naturellement heureuse et fière de savoir que sa féminité naissante est vue et admirée par les villageois et les étrangers. Quand la fiancée est conduite ('butundile') au village et à la maison de son mari, elle est heureuse de pouvoir entrer dans le village avec la gloire et la parure de sa féminité intacte et parfaite. Ainsi la femme enceinte considère comme un honneur que chacun se rende compte de sa richesse, de sa plénitude et de sa fécondité. Toute la bonté et la plénitude du corps humain - à l'exception des parties génitales - peuvent être vues et éventuellement admirées par tout le monde. Par le fait de laisser nu presque tout le corps, beaucoup de membres du corps tombent, pour les Noirs, en dehors du domaine de la décence, telle que la ressent l'homme vêtu. Ils ne ressortent pas des choses qui peuvent provoquer et provoquent souvent, chez l'homme vêtu, des sentiments sexuels. Chez les Noirs, la morale et le sentiment de décence se limitent au domaine véritable de la décence, au sexuel et même plus précisément au sexuel vivant. Le Noir ressent la nécessité de couvrir les parties génitales et de les cacher à la vue des autres. C'est pour lui une nécessité de convenance et même de respect de la vie. C'est pourquoi, recouvrir les parties génitales n'est strictement exigé que devant des personnes de l'autre sexe, devant ses propres enfants, devant les jeunes en général. C'est le respect des sources de la vie qui dicte de telles lois. Si les parents et les aînés en général n'observent pas ces lois devant les jeunes, devant les enfants et surtout devant leurs propres enfants, ils provoqueraient des malheurs. Ne pas observer ces lois est ressenti comme "se jouer" des lois de la vie, comme une violation, une profanation des normes juridiques et morales bien déterminées de la vie sexuelle, source de toute vie nouvelle. Couvrir les parties génitales est considéré plutôt comme du respect dû à la vie, que comme une convenance. L'obéissance spontanée à cette loi de la vie ne conduit pas à une timidité sexuelle exagérée, à quelque pruderie, ou à un sentiment maladif de pudeur. Couvrir les organes génitaux est, chez le Noir, un couvrir conscient, voulu, dignement "montré", un "voile exhibé". Il n'est pas question d'une "exhibition voilée" comme dans l'habillement de certains civilisés. Il s'agit vraiment et essentiellement d'un "couvrir", sans plus. Quand un Noir veut s'asseoir en présence d'autres personnes, il arrangera, mettra en ordre la peau de bête, le tissu, le morceau d'étoffe ou le revêtement de sa nudité, sans être gêné, sans le faire d'un geste brusque qui ne pourrait être vu; il le fera afin qu'aucun des assistants ne soit gêné à la vue de ses parties génitales. S'il arrive à un Noir, un petit ou un grand, un homme ou une femme, d'être en présence de quelqu'un qui est assis avec négligence et dont la nudité est visible, - ce qui peut arriver à cause du sous-vêtement parfois rudimentaire -, il doit avertir, et avertira de fait cet homme en disant "vwala!" "couvrez-vous!" Personne ne rougira, ni celui qui parle, ni celui à qui l'on s'adresse. Il n'y a pas de mystères. En effet, pour les gens nus, les parties génitales ne sont pas des mystères inconnus, secrets; un morceau d'étoffe de la grandeur d'une main ne cache rien, mais provient principalement d'un souci de réserve, nécessaire en public, vis-à-vis de certaines personnes qui seraient troublées par la vue de la nudité de certaines autres personnes. Ne pas avertir ou attirer l'attention de quelqu'un qui, par nonchalance, est assis "indécemment", serait, dans la mentalité des Noirs, blâmable, et ferait supposer chez celui qui "se tait" des idées et des sentiments mauvais. Un civilisé, un habillé, serait plutôt confus, se tairait, ne ferait semblant de rien ou partirait... Et ainsi on arrive à des comportements totalement opposés, trouvant leur origine dans des nuances ou des normes différentes de moralité. Voici quelques remarques concernant la nudité entre égaux de même sexe. Les parties génitales ne peuvent être visibles parce que cela peut exciter des personnes de l'autre sexe, en dehors et contre les normes de la vie sexuelle, ou parce que cela peut nuire au respect de la vie chez des petits envers leurs parents. Mais, pour les Noirs, il n'y a aucune importance que des égaux de même sexe voient la nudité l'un de l'autre. Des égaux peuvent aller se baigner ensemble. Ils voient la nudité l'un de l'autre dans toutes sortes de circonstances, ils dorment ensemble nus, etc. Deux garçons qui dorment ensemble - et c'est la coutume que les enfants, quand ils grandissent, ne dorment plus dans la case des parents, mais autre part dans le village avec leur camarades du même âge - savent et voient tout de leur corps l'un de l'autre, connaissent le corps l'un de l'autre dans toutes les circonstances possibles. Toutes ces choses sont considérées et ressenties comme naturelles. Et il est certain, il est un fait, que chez des peuples naturels, les garçons entr'eux par exemple, qui courent et dorment ensemble, peuvent éprouver et ressentir entr'eux beaucoup de choses sans que pour autant il y ait nécessairement question d'indécence ou de sentiments indécents. Pareilles coutumes ne semblent pas être possibles entre des hommes civilisés, vêtus. Chez eux, pareilles expériences seraient ressenties presque nécessairement comme indécentes. Suivant les Noirs, il paraît même être préférable que les garçons aillent dormir ensemble, et les filles également de leur côté, même de familles différentes, plutôt que de dormir seuls. Ils se sentent parfois plus excités et sont plus tracassés par des pensées mauvaises quand ils dorment seuls. Et souvent, c'est avec des intentions moins bonnes que des filles ou des garçons grandissant aillent dormir quelque part seuls. Un garçon le fait parfois pour être plus libre et le fait qu'une fille aille dormir seule, est souvent une invitation publique pour la nuit. Il s'agit ici de généralités, non pas de dispositions subjectives d'individus déterminés. Ainsi un Noir quelconque peut être indécent, et même, en l'occurrence, ressentir et éprouver l'autre normalement, parler, sentir, agir indécemment, par exemple en se baignant, en dormant ensemble, etc. Mais il est certain que le Noir peut beaucoup entendre, voir et sentir, qu'il peut parler de beaucoup de choses qui paraissent indécentes à un Européen, mais qui sont décentes pour lui, ou qui n'ont pas nécessairement quelque chose à voir avec l'indécence. Nous pouvons peut-être donner un seul exemple qui peut illustrer les choses. Honni soit, qui mal y pense! Une fille d'un village voisin arrive et rencontre son amie en entrant dans le village où j'étais à ce moment-là. Toutes les deux avaient environ douze ans. Elles parlent un peu ensemble sur la voie publique. Elles portent toutes les deux une petite robe de coton, qui couvre la taille. Elles parlent probablement de leur croissance et l'une d'elles laisse regarder l'autre par le décolleté, toutes les deux naïvement heureuses de la croissance de leurs seins. Chez elles, un geste naïf, innocent, d'amies qui ne se sont plus vues depuis longtemps, et qui, occasionnellement, portaient une robe revêtante. Elles étaient sainement heureuses de se voir grandir et devenir femmes. Rien de plus. Il y a un sentiment de décence sain, et un autre dégénéré. Le sentiment de décence de l'homme civilisé, vêtu, bien qu'il ne soit pas dégénéré, a certainement subi une transformation, un changement, à cause du vêtement du corps entier. Ce sentiment s'est adapté aux circonstances et aux façons de vivre extérieures. Le revêtement continuel du corps entier a, pour ainsi dire, élargi l'objet de la décence chez l'homme vêtu, il l'a rendu plus sensible, plus excitable et plus scrupuleux. Il est également certain que la décence de l'homme vêtu en arrive facilement et inutilement à viser trop d'objets. Avoir trop de mystères mène ou peut mener à une curiosité malsaine, à toutes sortes d'"indécences" anormales et maladives. La décence des primitifs est certes plus rude, plus limitée à son objet propre, mais elle n'est pas pour autant moins saine que le sentiment de décence des civilisés. Notre décence est souvent formée par notre habillement même, la décence des hommes primitifs est une décence du corps, plus particulièrement des parties génitales, ou plutôt encore de la vie sexuelle. La nôtre consiste très souvent surtout dans une crainte, une timidité, une honte; la leur est un respect conscient de la vie. La nôtre est facilement ressentie comme une décence "imposée, commandée", celle des primitifs est ressentie comme une nécessité naturelle de la vie. On dit parfois que les primitifs sont malpropres. Quelque chose ou quelqu'un peut être malpropre de plusieurs façons. Les peuples primitifs, les non-civilisés sont malpropres. La poussière et la sueur collent à leur corps en une croûte grise. Ils portent des loques crasseuses, grasses. Tout ce qu'ils utilisent, à l'intérieur ou à l'extérieur de leur maison reluit d'un vernis de saleté. Mais, s'ils sont malpropres de "cette" façon, alors tout le monde le voit. Ils n'ont pas d'habits pour cacher leur malpropreté corporelle. On dit que les Noirs répandent une mauvaise odeur. Le Noir dit que le Blanc a une "odeur de cadavre". Le Noir ou l'homme nu est sans aucun doute bien aéré, mieux que celui qui est vêtu. Mais, il y a une autre façon d'être "malpropre", la malpropreté du "salaud". Dans ce sens, les primitifs ne sont généralement pas si facilement malpropres que beaucoup de civilisés. Il y a moins de "salaud" parmi les primitifs que parmi les civilisés, aussi bien parmi les enfants que parmi les grands. Les primitifs sont généralement moins portés à la volupté ou moins "polissons" parce que leur décence est plus limitée au strictement sexuel. Il y a chez eux moins de manières ou d'actes "sales". Ce qui n'est pas vraiment sexuel, n'est pas ressenti par les primitifs comme appartenant au domaine de la décence, de la pureté ou de l'impureté. Sans les rapporter à la décence, ils considèrent certaines actions comme malpropres sans plus: par exemple uriner ou faire ses besoins. Péter là où d'autres peuvent l'entendre, est une malpropreté non permise. Un certain Blanc considérait comme une farce rigolote de péter en présence des Noirs, et il s'amusait fortement parce qu'ils étaient si étonnés. Cet étonnement cachait le mépris spontané pour ce Blanc malpropre. Quand un Noir est indécent, il l'est d'une façon "plus saine". Il le sera avec moins de subtilité ou de nuances compliquées. Il ne cherchera pas facilement l'indécence ou l'impureté dans des choses, qui, pour lui, n'ont rien à voir avec la décence ou l'indécence. Quand il est indécent, il le sera, résolument et ouvertement, il le sera pour ce qui est proprement sexuel et il le montrera ouvertement, avec des gestes symboliques évidents, sans psychoses maladives. Comment les primitifs parlent-ils de la vie sexuelle? Comme dans la manière de regarder et d'agir, le non-civilisé est aussi rude dans sa manière de parler de nudité et de la vie sexuelle. Plus que toute autre chose, ce langage dérange les Blancs qui le comprennent. La limitation de leur sentiment de décence à son propre objet, c'est-à-dire à la vie sexuelle, se manifeste ici encore plus clairement que dans leur façon d'agir et de regarder. Il y a, chez les Noirs, des termes convenables, ainsi que des termes triviaux, vulgaires, pour indiquer les organes génitaux, la vie sexuelle, les besoins et les fonctions corporels. Utiliser des expressions triviales, bien ou mal à propos, est ressenti également par le Noir comme une insolence ou une indécence. Mais l'indécence ne se trouve pas dans le fait de nommer, par exemple, les organes génitaux ou les réalités de la vie sexuelle, ou dans le fait d'en parler. Même s'il peut se faire d'une façon décente, le respect de la vie demande que les parents ne parlent pas de leur propre nudité devant leurs enfants, que le mari ne parle pas en dehors de la maison des choses "de l'intérieur de la maison", de ses relations avec sa femme, surtout pas des particularités de ces relations... La femme également doit se taire, en dehors de la maison, sur ses relations avec son mari. Le mari ne peut pas permettre que d'autres personnes parlent avec dédain de la féminité de son épouse. Parler avec dédain des organes génitaux de ses parents, de son père ou de sa mère, est considéré comme très grave. Une telle chose peut être une raison de divorce entre mariés. "Nommer" sans respects les organes génitaux de quelqu'un de l'autre sexe, est pécher contre le respects de la vie, est "kutuka". D'une façon générale, on peut dire que, dans le contexte des propos sur les organes génitaux ou la vie sexuelle, c'est le respect pour les sources de la vie pour lesquelles on doit avoir du respect, ou pour les sources de la vie avec lesquelles on n'a rien à voir, qui est la norme de la décence ou de l'indécence. Les Noirs ne ressentent aucun mal à parler ouvertement, entr'égaux, des organes génitaux, quand cela se fait d'une façon convenable et avec raison. Quand on discute de palabres, de palabres de mariage, d'adultère, etc., les choses sont discutées très clairement et sans réserve. Les choses sont nommées par leur nom. Les aînés et les jeunes, même les petits enfants peuvent être présents. Ce n'est pas un manque de respect de la vie de dire ce qui est arrivé, ou ce qui a fait atteinte aux lois de la vie. Les Blancs renverraient leurs enfants. Ils le feraient, parce que leurs enfants ne savent pas ou ne comprennent pas, ou sont censés ne pas savoir de quoi on parle. Mais, chez les peuples primitifs, qu'est-ce que les enfants ne savent pas? La vie sexuelle, les organes génitaux, la fécondation, les menstrues, tout cela, tout le monde, petit et grand, le connaît. Rien ne reste caché dans leurs conditions de vie. Dans ce contexte, l'ignorance est inconnue chez les primitifs. Nous pouvons conclure que les primitifs et les hommes nus ont aussi un sentiment de décence et des normes de décence. Leur décence est strictement limitée à la sexualité, les organes génitaux et la vie sexuelle; elle s'applique à certaines personnes: les enfants ou les personnes de l'autre sexe. La raison et la norme de la décence sont le respect pour les sources de la vie, ou le respect pour la vie. Même si cette décence est un peu rude, de certains points de vue, elle est sans doute plus saine que le sentiment de décence de l'homme habillé, civilisé. Lupulu (Kamina), le 26/2/'45. ——————————————————————————————————————————————— 9. SCIENCE COMPAREE
DES RELIGIONS… OU SCIENCE COMPAREE DES PHILOSOPHIES Quand on lit des ouvrages de science comparée des religions, on est surtout frappé par le fait que chaque auteur commence par donner sa propre définition de la "religion" et par critiquer les définitions données par les autres. Personne n'accepte la conception de la "religion" ou du "phénomène religieux" proposée par les autres. On ne s'entend pas sur l'objet à étudier: la religion, et il est dès lors difficile de démarrer. C'est comme à la Conférence de la paix qui a lieu pour le moment et où quarante pays se réunissent pour parler de la paix et pour la réaliser; mais, avant de commencer la Conférence et même avant d'y arriver ces quarante pays avaient déjà leur propre conception de la paix. Dans son livre: 'L'étude <comparée> des religions', Pinard de la Boullaye [184] reconnaît se trouver devant cette difficulté: Qu'est-ce que la religion? En effet, avant d'en avoir fait l'étude proprement dite, il s'avère très difficile de donner la définition exacte du phénomène "religion", puisqu'on veut précisément chercher cette définition; elle ne sera que le fruit de la conclusion de l'exploration de ce terrain "inconnu". Afin de pouvoir démarrer, l'auteur propose donc d'accepter une
'Définition provisoire' [185], nominale, "à
titre provisoire", une définition aussi "conciliante"
que possible. Il la propose comme une sorte d'hypothèse de travail,
utile à orienter les recherches. Mais il croit reconnaître
que sa définition provisoire exclut certains phénomènes
ou coutumes, et qu'elle considère comme non-religieux des phénomènes
caractérisés chez de nombreux auteurs comme formellement
religieux. Il apparaît donc clairement que la nouvelle "science
comparée des religions" suscite chez ses fondateurs de grandes
douleurs d'accouchement. C'est une naissance difficile.
2. Origine du débat autour de la notion de "religion" J'estime que Pinard de la Boullaye en donne très clairement la raison quand il écrit: "Si l'on reçoit indifféremment comme "religieux" ce qui est présenté comme tel par n'importe quelle secte ou n'importe quel individu, on ne sait plus <en effet>, en présence des assertions les plus divergentes, où commence et où finit le genre religieux. Si on exclut simplement telle ou telle de ces prétentions, on entre forcément sur le terrain métaphysique... la notion de religion est d'ordre métaphysique" [186]. Et plus loin: "De toutes ces observations on conclura enfin que la solution dernière du problème religieux, essentiellement à tout le moins, ne peut être fournie que par une métaphysique" [187]. Dès lors, si chaque auteur propose une définition divergente de la religion, et surtout si les différentes écoles proposent leur propre définition du phénomène religieux, on doit en chercher la raison la plus profonde dans leur propre métaphysique ou leur propre conception de l'être. Les matérialistes et les positivistes n'accepterons pas d'autre phénomène religieux que matérialiste et positiviste, conformément à leur propre conception de l'être. Les écoles spiritualistes accepteront aussi le spirituel dans la religion. L'agnosticisme, le modernisme et le kantisme feront de la religion quelque chose d'exclusivement subjectif et n'accepteront pas d'objectivité en dehors de l'homme pensant et sentant, parce qu'ils possèdent déjà d'avance une critériologie ou une doctrine spéciale de la connaissance. Et il en sera ainsi de toutes les religions de tous les peuples du monde, des peuples anciens ou contemporains: leurs religions seront ce que sera... ou ce qu'est leur métaphysique. Ce qui fait que les religions naturelles diffèrent entre elles, ce ne sont pas tellement les usages ou les rites religieux propres; ce qui fait que les religions diffèrent ou... s'accordent fondamentalement, même avec des rites localement différents, c'est la métaphysique de leurs docteurs, de leurs fidèles et adeptes... Il en est ainsi même chez les soi-disant primitifs. Il se peut bien qu'une description plus ou moins extérieure, une étude plus ou moins superficielle des religions (l'hiérographie et l'hiérologie, comme le dit Pinard de la Boullaye), puisse donner une certaine connaissance des religions, mais la connaissance la plus profonde ne pourra toutefois venir que de la connaissance de la métaphysique qui est à la base d'une religion déterminée... C'est alors que l'hiérosophie possèdera un fondement pour juger [188]. Toutefois, je ne vois pas ce que peut être la valeur de la science des religions, c'est-à-dire des descriptions et des comparaisons plus ou moins extérieures qui ne sont pas acquises par une compréhension plus profonde du noyau, du fondement de toute religion: de sa métaphysique. Ce ne sont ni les rites, ni le culte, ni même les doctrines ou dogmes purement religieux qui nuancent ou déterminent la métaphysique; c'est la métaphysique qui inspire, qui nuance ou anime, dans les religions naturelles, et le culte, et les rites, et la morale et les dogmes; c'est ce qui en donne une explication rationnelle.
3. Pourquoi ne pas parler d'une étude des philosophies Dans la lumière des considérations précédentes, on peut se demander ce qui doit être étudié en premier lieu et avant tout. Qu'est-ce qui doit être comparé d'abord et en priorité? Et puisque l'actuelle science des religions, la science comparée des religions a de fait des préoccupations et des visées "historiques", puisqu'elle veut écrire l'histoire des religions, on peut se demander de quoi on doit écrire l'histoire, d'abord et en premier lieu: des religions ou des philosophies? C'est la métaphysique d'un système religieux qui est le critère essentiel et suprême (pour une religion naturelle). Les métaphysiques sont les critères essentiels de la connaissance des religions en elles-mêmes, de leur comparaison entre elles et de leur évolution ou histoire. Il paraît être extrêmement difficile de se mettre d'accord sur la notion et donc sur le phénomène religion. Est-il dès lors aussi difficile de se mettre d'accord sur <l'existence> [189] de la conception de l'être, de la "Weltanschauung", de la métaphysique? Voilà les deux raisons qui nous portent à poser la question: pour être viable, la science comparée des religions doit-elle être rebaptisée et recevoir le nom d'étude comparée des philosophies mondiales? Ou bien, la viabilité de la science comparée des religions, telle qu'elle existe en fait actuellement, demande-t-elle la naissance d'une nouvelle science: de la science des philosophies mondiales?
4. Combien y a-t-il de philosophies mondiales déjà étudiées? Dans l'étude de la connaissance de l'humanité, de l'ethnologie la plus profonde, il importe très peu de connaître la conception de la religion ou du phénomène religieux de tel ou tel auteur. Il est même très peu important de savoir quelle est la métaphysique qui est à la base du système religieux de certains auteurs. Et je crois que, dans l'ethnologie, on attache peu d'importance aux philosophies post-chrétiennes, nées après le christianisme. Si l'on exclut ces philosophies "individuelles", ainsi que les "écoles" philosophiques post-chrétiennes, ne serait-il pas possible qu'il n'y ait plus qu'à étudier, pour la connaissance de l'humanité, que quelques rares philosophies mondiales, "spontanées", "primitives", "pré-chrétiennes"? Or, combien y a-t-il de ces philosophies qui ont déjà été étudiées fondamentalement? Ainsi, la philosophie grecque nous est surtout connue à travers les lunettes de sa christianisation: la scolastique. Un prêtre anglican converti, le Père Wallace, a étudié le fondement philosophique de la religion séculaire hindoue (appelée par les Européens l'Hindouisme). Il a consacré toute sa vie à l'étude de cette religion et c'est par cette étude qu'il s'est converti au christianisme. Il est devenu Jésuite et on a édité sa biographie [190]. Il était si renommé pour sa connaissance profonde de la mentalité hindoue que les Hindous eux-mêmes lui disaient: "L'Inde vous aime". Mais, son "magnum opus", l'oeuvre de sa vie, attend encore sa publication... Cet ouvrage serait pourtant une source première, absolument nécessaire, pour la science comparée des religions. Il s'agit ici d'une étude d'une philosophie mondiale. J'ai essayé d'étudier et d'analyser une autre(?) philosophie - ce n'est qu'après comparaison qu'on peut dire qu'il s'agit d'une autre philosophie -, la philosophie des bantu, ou, si l'on veut "le bantuïsme". La Chine a-t-elle une philosophie propre? Et celle-ci, a-t-elle été étudiée fondamentalement? Y a-t-il un ouvrage de philosophie biblique? Combien y a-t-il de philosophies de l'antiquité la plus reculée, à côté de celles-là qui s'étendent à des continents entiers? Ce sont pourtant ces quelques philosophies mondiales qui vont nous permettre de comprendre et d'apprécier fondamentalement les religions mondiales. C'est l'étude de ces philosophies qui va nous apprendre en quoi consiste, en général, la religion humaine. C'est l'étude des anciennes philosophies mondiales qui permettra à l'étude comparée des religions de passer de son stade actuel de "méthodologie" à son terrain propre: "l'étude" même des religions.
5. L'ethnologie et la comparaison des religions ou des philosophies doivent-elles être de l'histoire? On affirme que l'ethnologie est une partie intégrante des sciences historiques. L'histoire, dit-on, étudie les peuples qui ont des sources écrites ou des monuments; la préhistoire, les peuples de la première antiquité et l'ethnologie, l'histoire des peuples primitifs vivants, sans écriture. Et on se demande dès lors à quelle science appartient l'oeuvre de toute une vie, d'un Père Wallace, sur la philosophie hindoue, ou l'étude de la philosophie bantu. On se demande surtout si les études - qui ne visent pas l'histoire - ne sont pas de l'ethnologie, de la connaissance des peuples. Il y a naturellement très peu de chance que les écoles ethnologiques veuillent reconnaître de telles études comme de l'authentique ethnologie. Mais si la compréhension de la philosophie d'un peuple ne ressort pas de la connaissance des peuples, et si les écoles ethnologiques actuelles ignorent la métaphysique des primitifs ou en nient l'existence, on se demande à quelle catégorie de connaissance des peuples peut bien appartenir l'actuelle ethnologie. Pareille ethnologie, que peut-elle être d'autre qu'une photographie des faits sans les comprendre, sans description des usages, sans en saisir le 'sens'. Si l'ethnologie n'essaye pas de comprendre fondamentalement les peuples actuels existants (ce qui ne peut se faire que par l'étude de leur philosophie) et ne s'intéresse qu'à la connaissance de leur histoire, de leur évolution, de la détermination des influences et descendances réciproques, comment pourra-t-elle le faire si elle méconnaît ou ignore même le résultat de l'évolution: la culture actuelle des primitifs? Ainsi, l'actuelle science comparée des religions a de telles préoccupations historiques, apologétiques. Elle ne se soucie que de savoir quelle était la religion primitive, la religion la plus reculée, elle s'efforce de rechercher quelle religion peut avancer des arguments fondés, historiques concernant son origine surnaturelle. Toute l'attention semble se fixer sur l'origine des religions. L'existence de ce souci se comprend peut-être de la façon suivante. Il y a une ethnologie, ainsi qu'une science comparée des religions, catholique et anti-catholique. L'anticatholique est la plus ancienne. Il serait peut-être mieux de dire qu'il y a, suivant les différents systèmes philosophiques, des ethnologies et des sciences comparées des religions positivistes, matérialistes et spiritualistes. Et comme l'évolution positiviste avait, tout un temps, le verbe haut et "prouvait"(?) "scientifiquement"(?) "historiquement"(?) la non-objectivité de la religion, on se demande si le camp spiritualiste n'a pas été pris de panique, n'a pas perdu la tête. On semble avoir recherché, en toute hâte, la religion "objective"; on a surtout essayé de combattre l'évolution positiviste en coulant ses propres arguments "historiques". On a cru devoir opposer histoire à "histoire". Cependant, entre temps, la tempête s'est apaisée. On peut dire que les opérations de sauvetage sont terminées et j'estime que c'est le moment de tout peser calmement et de recommencer complètement une construction forte et positive. Qu'on prenne comme fondement l'étude des grandes religions mondiales actuellement existantes et largement répandues, et que, dans ces religions, on étudie l'essentiel, leur métaphysique, le critère le plus profond de la connaissance et de la comparaison des religions, de leur étude et de leur évolution. Le mérite de l'ethnologie et de la science des religions spiritualistes consiste dans le fait d'avoir examiné et prouvé que les peuples les plus arriérés et les plus primitifs, ayant, jusqu'à présent, très peu ou pas "évolués", ont des religions spirituelles plus pures, plus simples et plus claires que les évolués. Ils en ont tiré la conclusion que l'évolution ne se fait pas de l'approximatif, de l'erroné et du sensible à l'évident, correct et plus rationnel, mais précisément dans le sens contraire. Mais ainsi on n'a encore rien dit du contenu, de l'essence et surtout de la métaphysique de ces religions primitives. C'est ce travail qui doit être abordé maintenant..., provisoirement sans préoccupations apologétiques et historiques. Les religions actuelles, primitives, spontanées que sont-elles essentiellement? Ou en d'autres termes: Quelle est leur métaphysique? Si l'on a parlé de "constatations troublantes" devant le fait prouvé que les primitifs les plus "arriérés"(?) ont une religion pure et une notion de Dieu très élevée, comment qualifiera-t-on alors la découverte et l'analyse de la métaphysique primitive?
6. L'étude des philosophies pré-chrétiennes n'a-t-elle aucune valeur pour l'histoire de l'étude de l'évolution? A tout le moins on devra accepter que l'étude des philosophies mondiales pré-chrétiennes, actuellement encore existantes, donnera l'unique critère essentiel pour connaître le stade final de l'évolution et pour distinguer et définir l'évolution profonde, réelle et essentielle. L'évolution ou les différences des rites, des cérémonies, des "apparences extérieures" ne constituent pas nécessairement un preuve de l'évolution réelle d'un système religieux et de la métaphysique qui lui sert de fondement. C'est ainsi que, d'une manière très peu scientifique! on a "voulu" conclure, à partir d'apparences extérieures, de cérémonies et de rites analogues, à une origine commune de l'ancienne religion juive et des autres religions païennes de ce temps, du christianisme des premiers siècles et des mythologies païennes de ce temps, ou du moins à leur interdépendance. On négligeait simplement de rechercher l'essence, ce qui est le plus spécifique, des religions comparées. La science comparée des religions et l'ethnologie doivent bien se garder de tomber dans le même travers en construisant les comparaisons, les systèmes d'évolution et l'histoire sur les apparences externes. La philosophie restera le critère principal de la comparaison, de l'évolution et de l'histoire. Il y a toutefois autre chose. Au fond, les religions pré-chrétiennes encore existantes sont de la sagesse pré-chrétienne et sans doute de la sagesse très, très ancienne. Dans ces religions pré-chrétiennes peu évoluées on retrouve encore parfois, restée assez intacte, la sagesse primitive de l'humanité [191]. Ce qui est vrai de la notion de Dieu l'est également des philosophies pré-chrétiennes. Comment pourrait-il en être autrement? Par l'étude de la philosophie bantu, de la religion bantu actuelle, j'ai constaté sur le terrain que c'est précisément la philosophie bantu, surtout la métaphysique bantu qui est l'élément le plus ancien, le plus primitif de la culture bantu. D'ailleurs, quand on parle de leur philosophie ce sont les Bantu eux-mêmes qui sont les premiers à faire remarquer que cette philosophie est bien la sagesse primitive de leurs ancêtres, l'héritage séculaire de leurs fondateurs. Dans sa biographie le Père Wallace dit également que la philosophie hindoue, la métaphysique de l'hindouisme n'est en réalité rien d'autre que la "religio aeterna" séculaire. Et ce que le P. Wallace a constaté en Inde, je l'ai trouvé également dans le "bantuisme": Ce que les Européens ont décrit jusqu'à présent comme l'"hindouisme", c'est la description multicolore, pittoresque des apparences étranges extérieures, qui sont en réalité des inventions nouvelles, des dégénérescences, et donc plutôt des camouflages en face de l'Européen que la révélation claire de ce que représente, suivant la philosophie Hindoue, le "nirvana". Il en est ainsi des Bantu. Chez eux, on a surtout vu et décrit ce qui frappe le plus, l'apparence extérieure qui saute aux yeux; on a cru voir ce qui est caractéristique du bantuisme dans les fétiches, les amulettes, le culte des morts et des esprits, dans la magie... et quoi encore! Toutefois, toutes ces apparences extérieures sont plutôt, par rapport à l'essentiel de la religion bantu, un écran gênant la vue de la réalité profonde, de l'âme de la religion. Et suivant les Bantu eux-mêmes, ce sont des apparences extérieures nouvelles, des inventions récentes, qui masquent et ... déforment le système original. Ainsi, l'étude des philosophies pré-chrétiennes, entreprise sans la moindre prétention historique, paraît conduire à des résultats qui sont extrêmement riches de conséquences pour l'histoire et l'évolution des primitifs. L'étude comparée des philosophies pré-chrétiennes donnera à l'histoire des peuples "primitifs" son fondement le plus authentique et ses éléments constructifs, positifs, les plus riches. Et si l'évolutionnisme positiviste n'est pas encore mort, la révélation de la philosophie bantu et d'autres philosophies mettra si clairement en lumière l'absurdité infinie de cette histoire "scientifique", qu'elle disparaîtra dans le néant. ———————————————————————————————————————————————
Nous connaissons le sérieux et important travail linguistique accompli par les bantuistes. Et nous admirons les spécialistes de la langue, qui nous ont déjà tant appris sur la formation des mots et des tons, sur la morphologie et la construction de la phrase, sur l'art oral et des sujets analogues. Beaucoup a déjà été définitivement formulé et classifié. Le professeur Burssens [192] m'écrit qu'il existe de nombreuses études de détail; cependant, lorsqu'il s'agit du génie particulier, du principe qui relie les nombreuses particularités des langues bantu, on en est encore à des suppositions, à des affirmations, qui témoignent de profondes divergences d'opinions. On peut parler, à côté d'une syntaxe analytique des langues bantu, d'une formation synthétique des mots. Mais quelle en est la raison? On dit que le génie des langues bantu est très différent de celui des langues européennes. Mais en quoi consiste précisément la différence? On a trouvé plusieurs classes de nominaux mais il est difficile de formuler la règle adéquate ou le principe fondamental de cette classification. On a même dit que ces nominaux des langues bantu ne seraient pas vraiment des substantifs; il s'avère toutefois difficile d'exprimer clairement ce qu'ils sont réellement. On a beaucoup écrit, également, sur les verbes et les formes verbales des langues bantu et on a peut-être plutôt décrit que défini valablement la valeur et le sens de ces formes. L'un dit que ces formes verbales sont des temps, alors que l'autre prétend que dans les langues bantu il n'y a pas, à proprement parler, de temps. Le Noir exprime le temps, le lieu et la distance d'une autre façon que nous. Nous constatons ce fait sans pouvoir en donner une explication complète. Il existe déjà des vocabulaires très étendus, mais il s'avère chaque fois difficile de distinguer, parmi les multiples indications, le sens fondamental. Il serait d'ailleurs injuste de dire que les bantuistes s'en tiennent aux résultats obtenus. Ils continuent, au contraire, à écrire, à chercher et à se réunir en congrès, car ils se rendent compte de la nécessité où ils sont d'apporter des éclaircissements sur le sens profond des multiples particularités et la logique intérieure des langues bantu. Personne ne s'attendra qu'on en dise tout à coup le dernier mot. Une simple intuition, une hypothèse fondée ouvrant le chemin à d'autres recherches, peut avoir pour les spécialistes une certaine valeur. C'est cette conviction qui encourage un amateur à la communiquer et les commenter.
2. On ne peut expliquer la logique intérieure des règles des langues bantu que par la mentalité et la philosophie B bantu Il n'est pas dans mes intentions de nier les influences multiples modelant la forme extérieure de la langue en général; d'autres que moi s'en occuperont. Pour ma part, je ne veux que chercher à attirer l'attention sur l'influence particulière exercée intérieurement sur la langue par la conception de la vie, la vision du monde et la métaphysique. Cet aspect du phénomène de la langue me paraît aussi bien fondé que les autres: en effet, le langage est de la sagesse parlée, expression de pensée et de sentiments, de sentiments qui sont enracinés dans des concepts et qui sont nuancés suivant des conceptions. Il aurait ainsi été possible, par une étude plus approfondie des langues bantu, d'arriver à la découverte de l'ensemble des pensées et des aspirations des Noirs. Tous les chemins conduisent à Rome. E. Possoz, étudiant le droit bantu d'une façon approfondie, l'a reconnu fondé sur l'ontologie bantu [193]. Frazer, dans Le Rameau d'or [194] dit qu'à la base des pratiques magiques on trouve une véritable philosophie. Mgr Le Roy écrit dans son livre La religion des primitifs [195], qu'il est impossible, sans connaître de façon approfondie la conception du monde des moins civilisés, de comprendre les pratiques religieuses primitives. On ne peut approfondir aucune expression de la vie primitive, sans en atteindre les bases fondamentales: la mentalité, le système de pensées ou la philosophie. Ceci dit, il faut admettre également que, par une étude spécialisée d'une branche déterminée de l'ethnologie et surtout par une vue d'ensemble et directe de ce document vivant, le Noir et ses expressions de vie, on peut arriver à comprendre l'"homme" jusque dans son âme, à l'assimiler. Cette assimilation permettrait de comprendre immédiatement, d'une manière éclatante, tous les aspects de la vie des Noirs, c'est-à-dire leurs pratiques religieuses, leur magie - ou ce qu'on nomme ainsi -, leur organisation clanique et politique, leur morale et leur droit et même leur langue. Les spécialistes pourront, chacun dans son domaine - donc aussi celui de la langue des Bantu -, trouver des confirmations ou des preuves de l'exactitude ethnologique de la synthèse provisoire de la philosophie bantu. Et, d'autre part, cette synthèse peut donner immédiatement une compréhension plus nette des résultats de leurs études. Il serait étonnant que toute la vie des Bantu, leur droit et toutes leurs institutions soient imprégnés de leur philosophie, mais que leur langue, leur sagesse parlée, les sentiments extériorisés et les règles de leur langue soient restés totalement étrangers à ce système de pensées. Une meilleure compréhension de la langue m'a donné l'intuition du chemin qui s'ouvre probablement ici aux spécialistes, de l'expérience qui doit être tentée. Les hommes de science, eux, désirent naturellement d'abord que des témoignages convergents permettent d'arriver à la conviction que le système de pensées, tel qu'il a été synthétisé à grands traits dans la Philosophie bantu [196], est bien l'expression exacte de la mentalité des primitifs. Mais comme je m'adresse ici surtout aux spécialistes des langues bantu, je les invite à collaborer par les connaissances particulières de leur spécialisation à la vérification de l'hypothèse rédigée. Eux seuls sont capables d'apporter des preuves ou des objections essentielles qu'on ne peut attendre de personne d'autre. Afin de ne pas enfermer, en absence de compréhension intrinsèque, toute la science des langues bantu (les règles linguistiques et la grammaire) dans un cadre occidental et d'éviter de l'imprégner de l'esprit européen, il est nécessaire, sous peine d'adopter une attitude non scientifique, d'éprouver au moins l'hypothèse donnée.
3. Quelques indications générales concernant l'influence de la philosophie des Bantu sur leur langage Les vérités générales précitées, avec l'indication a priori de l'orientation des découvertes et des recherches concernant l'explication approfondie des problèmes bantu en général et des caractéristiques linguistiques en particulier, peuvent sans doute suffire pour les spécialistes. Il n'est ni dans mes possibilités, ni dans mes intentions d'établir et de rédiger en détails les règles des langues bantu du point de vue des Bantu. On ne pourrait donner d'explication des particularités qu'en ayant au préalable une connaissance du contenu de la Philosophie bantu. Pour ne pas parler totalement dans le vide il faut dire que, selon l'ontologie bantu, l'homme est le centre de l'univers créé. Le Muntu, sa force de vie, la vie même de l'homme est la merveille de la création divine. La vie est le don sacré de Dieu. La sagesse elle-même n'est rien d'autre que force de vie, que force de l'esprit, qui pénètre la nature, l'essence intérieure des êtres. La force de la vie de l'homme est l'élément d'ordre dans la multiplicité des êtres. L'ordre ontologique des êtres, l'ordre de la nature, émane de l'être personnel, le Muntu. La force vivante humaine est la norme du bien et du mal ontologiques, du bien et du mal éthique; elle est la base du droit humain et la norme du bien et du mal juridiques. Les Bantu considèrent tout ce qui existe comme force de vie influente ou comme force de vie influencée, comme force de vie paternalisante ou dépendante, comme force de vie liée ou étrangère à la vie. Tout est conçu selon la relation, le lien ontologique de son être propre avec ces autres êtres ou forces. Les rangs de vie respectifs des interlocuteurs sont la norme et la raison de la politesse et de la bienséance. Le respect de la vie règle la vie quotidienne des Bantu entre eux. Ils se conduisent les uns envers les autres en tenant compte du rang de vie propre et de celui de son prochain. Si les Noirs "considèrent" et "comprennent" les choses ainsi, s'ils affirment devoir "vivre" suivant ces conceptions, il est inévitable que leur "langage" en subisse aussi les conséquences. Sinon le Muntu ne serait qu'un illogisme vivant, incompréhensible. Le langage des Bantu comprend également une logique qui part de leurs propres prémisses bantu. Ces prémisses peuvent être un point de départ pour l'étude des langues bantu, de la morphologie, la syntaxe, l'étymologie et l'étude de la langue primitive ainsi que de l'art oral parlé et chanté. Nous pouvons donner ici quelques exemples schématiques. Prenons d'abord les nominaux. Déjà dans la Philosophie bantu on pouvait apercevoir qu'une série de mots révélaient leur signification exacte à la lumière de cette conception du monde. La traduction de la plupart des mots des dictionnaires devra être nuancée selon le caractère propre des conceptions bantu. C'est surtout le cas pour les multiples mots exprimant ou supposant une relation de vie, un rapport, une intensité ou une influence de vie. Le mot muntu a déjà été expliqué dans la Philosophie bantu [197]. Le mot mwana est toujours traduit par "enfant". Le véritable sens est: "ayant un père titulaire vivant". Ce mot est opposé à umpika, traduit par "esclave", il signifie en fait: n'ayant pas de père titulaire vivant". Le mot tata, ou "père", a également une signification propre et plus large que dans nos langues [198]. On constate généralement que, chez les Bantu, le contenu de chaque concept et de chaque substantif contient sa propre nuance en rapport avec la conception dynamique de la nature des choses. Et dans ce sens la traduction de tous ces termes devra être nuancée, comme par exemple: vie, mort, famille, clan, parenté, force, droit, croissance, diminution, bien, mal, culpabilité, réconciliation, réhabilitation, compensation, bénédiction, malédiction, etc. Dans les grammaires, les classes des substantifs les mieux analysées sont: - celle des personnes autorisées, les classes mu- ba- dans le kiluba; - celle de la vie inférieure, ressemblant à la vie supérieure, les classes mu- mi-; - les classes de l'inanimé, ou les classes ki- bi-; - la classe des relations ou actions de la vie, la classe ku- de l'infinitif; L'explication concernant le groupement des "substances" pour les autres classes ne donne-t-elle pas l'impression d'un effort insatisfaisant de classification dont on n'a pas éclairé le sens profond? L'affirmation de certains selon laquelle les nominaux ne seraient pas, dans les langues bantu, à proprement parler des substantifs, est-elle peut-être fondée sur le fait que notre "substantif" est l'expression d'une conception plus statique des choses? Le caractère dynamique des conceptions bantu marque donc le contenu de chaque terme séparément. Cette spécificité de la pensée bantu détermine également le génie propre de tout leur langage. Dans le langage des peuples occidentaux et plus encore dans la formulation de ce langage, qui est l'oeuvre des spécialistes, nous retrouvons dans les moindres détails l'influence d'une conception statique prédominante des choses. Ce qui conduit per se à la délimitation des choses. En Europe on considère les choses plus séparément, comme constituées complètement, consistantes en elle-mêmes, indépendantes les unes des autres, sans lien ontologique intrinsèque. On arrive ainsi à un individualisme prononcé. L'Européen est le maître de la mesure, de la définition, de la classification. Et on cherche la raison de certaines règles de la langue dans les choses elles-mêmes, dans les conditions, les circonstances, les modalités des actions telles qu'elles existent en elles-mêmes, indépendamment de l'homme parlant. Le mot "ceci" indique en français une chose qui est proche; le mot "là" une chose à distance. On dit "avant" ou "après" Pâques suivant que l'action arrive avant ou après Pâques, conçue comme existant en soi, en rapport d'aucune sorte avec celui qui parle. Les Bantu parlent et vivent dans une autre vision du monde, une vision plus dynamique, qui apporte la conscience d'une relation étroite entre toutes les choses. Les Bantu parlent toujours dans la conscience et en tenant compte du rang de vie et des relations de vie d'eux-mêmes et de la personne à qui ils s'adressent. Ainsi on pourrait dire que ce ne sont pas les choses mêmes, mais le Muntu vivant qui est la norme des usages bantu, et que la grammaire bantu, y compris la syntaxe, ne peut être formulée adéquatement qu'à partir de cette norme. Le Noir dira "devant" ou "derrière" cette montagne suivant qu'il connaît le lieu devant ou derrière cette montagne de son propre point de vue, selon sa relation à cette montagne. Pour indiquer "cette" route, le Moluba a plusieurs possibilités d'expression: adi disinda; adino disinda; adyo disinda; adya disinda: - adi: qui indique uniquement le chemin sans aucune relation avec l'une ou l'autre personne; - adino: en rapport avec la personne qui parle (n); - adyo: en rapport avec la personne à qui on parle ou la deuxième personne (u); - adya: en rapport avec une troisième personne (a). C'est seulement à la lumière de ce point de vue mental des Noirs que l'on peut arriver à formuler, d'une façon universellement valable, leurs usages linguistiques. Il en est ainsi de l'usage des verbes. Cet usage n'est pas déterminé en premier lieu par la logique des actions en elles-mêmes, mais par la logique intérieure de celui qui parle, du Muntu vivant, c'est-à-dire de la façon dont il veut concevoir, de son point de vue, les actions ou leurs aspects. Les formes verbales ne sont pas la photographie passive, ou la reproduction exacte d'actions existantes en elles-mêmes, indépendamment de l'homme, mais, avant tout, l'expression de la façon personnelle de considérer les actions de celui qui parle. La règle verbale exacte ne peut donc être formulée à partir de l'action, mais en première instance uniquement du point de vue de celui qui parle. Quand un Noir parle d'une action passée et veut uniquement considérer et exprimer le fieri (le devenir): le "commencer", le "être presque achevée", le "ne pas encore être achevée" ou la "situation réalisée", il utilisera pour cela des formes verbales, qui expriment uniquement cet aspect, sans la moindre précision de temps; (c'est peut-être à cause de ces formes que l'on nie l'existence de "temps" dans les verbes bantu). Mais quand le Muntu considère son éloignement plus ou moins grand par rapport à cette action passée, il emploie pour cela des formes verbales, qui sont réellement des "temps". Ce n'est pas par d'autres petits mots surajoutés qui déterminent le temps, mais par la construction synthétique intérieure, par des infixes, des suffixes, ou l'intonation que les formes rendent aussi exactement et explicitement l'appréciation correcte de l'éloignement dans le temps, de sorte qu'il s'agit ici de "temps" plus véritablement que dans n'importe quelle forme ou temps de nos langues européennes. Ainsi la forme en elle-même fera comprendre clairement, que l'action est passée par exemple depuis quelques instants, ou aujourd'hui mais déjà un peu de temps, ou depuis quelques jours, ou depuis très longtemps déjà. Ce langage anthropocentrique ou égocentrique des Bantu se remarque clairement dans l'exemple suivant. Pour parler d'une action, qui a par exemple été posée l'année passée, le Moluba utilisera parfois la forme des actions très éloignées, parfois celle des actions rapprochées. S'il pense à l'année en cours, l'action de l'année passée lui semble relativement rapprochée par rapport à cette année-ci. Suivent cette vue il utilise la forme du passé rapproché. S'il pense d'une façon moins relative mais plus absolue à l'éloignement de cette même action, il emploiera la forme des actions très éloignées. La logique de cet usage de la langue n'est pas basée sur les faits en eux-mêmes, mais elle est déterminée par le Muntu qui parle. Si une action se déroule en rapport avec une autre personne, alors que nous estimons qu'on doit utiliser nécessairement la forme relative ou applicative, le Noir choisira librement une forme applicative ou non. Son choix est exprimé par sa volonté de voir et d'exprimer cette relativité. Nous croyons souvent que le Noir nous corrige quand nous avons utilisé une forme verbale déterminée. Nous utilisons cette forme déterminée et l'Indigène, en répondant par rapport au même fait, utilise une autre forme. En réalité, l'autre forme n'est pas une correction de la nôtre: la spiritualité du langage bantu réside en sa possibilité de voir et d'exprimer tour à tour les aspects divers d'une action déterminée.
——————————————————————————————————————————————— 11. PHILOSOPHIE BANTU [199] Suivant la conception de la vie des Bantu, un être (wezen) n'a pas seulement sa figure extérieure, mais aussi une nature invisible. Celle-ci est avant tout force, et peut en tant que telle s'affermir ou s'affaiblir. Dieu possède la force par lui-même et lors de la création il a ordonné chaque être suivant le rang de sa force. L'homme est à la tête de cette hiérarchie et tout peut lui servir d'aide pour le renforcement de vie. Tout ce qui lui appartient est, pour ainsi dire, un renforcement de sa force de vie, et se trouve sous son influence de vie. Dans leur propre ordre, les êtres vivants sont ordonnés suivant leur ordre de naissance; les puis-nés restent toujours dépendants des premiers-nés. L'homme peut mettre une force inférieure non seulement au service de son propre renforcement de vie mais il peut aussi s'en servir pour le raffermissement ou l'affaiblissement des autres. Cela s'opère par le truchement d'un signe qui représente plus ou moins directement la force appliquée et qui sert de symbole actif de l'influence. Le soi-disant caractère magique de cette pratique paraît aux Bantu tout naturel, puisque les choses possèdent par leur nature ce lien de vie. On ne peut les appliquer arbitrairement pour faire du mal. La vie est en effet un don de Dieu; toutes les relations de vie ontologiques, éthiques et juridiques sont fondées sur le désir d'augmentation de vie, et tout ce qui diminuerait la vie est mauvais et doit être combattu. Dans l'au-delà, l'exterminateur malveillant de la vie sera coupé des liens de vie avec son clan et la postérité, alors que l'homme de bien survit dans sa lignée. Les Bantu parlent même de renaître, mais uniquement dans
un sens plus ou moins métaphorique: le clan forme une grande communauté
de vie, et c'est sous l'influence d'un ancêtre que le nouveau-né
reçoit dans le clan sa personnalité exprimée par
son nom de personne. La conception n'est pas possible sans l'intervention
de l'influence créatrice de Dieu, mais l'infidélité
des conjoints est cause de fausse couche. Ceux qui ont lu ces lettres ont exprimé leur contentement de rencontrer "l'homme" dans ces correspondants Bantu. Il leur semblait qu'il y aurait moyen d'avoir de la sympathie pour ces hommes et qu'un échange sincère des idées pourrait facilement amené une amitié d'homme à homme entre le Noir et le Blanc. On a fait remarquer également, que beaucoup de Blancs de bonne volonté seraient heureux de prendre connaissance du point de vue "noir" sur l'évolution de la société bantu. Par une collaboration effective entre Blancs et Noirs on éviterait les erreurs des tentatives civilisatrices envisagées du seul point de vue européen. L'évolution humaine, sociale et religieuse de la société bantu intéresse d'abord les Noirs eux-mêmes. Elle est leur cause. Elle est une évolution et une ascension d'hommes vivants. Elle se fera paisiblement et harmonieusement si on leur permet de suivre leur propre ligne de pensée et leurs aspirations profondes. La paix interne d'un pays où cohabitent Blancs et Noirs, dépend, en premier lieu, d'une compréhension réciproque, et c'est au plus fort à se préoccuper, le premier, avec justice et générosité, des aspirations et revendications légitimes du faible. Dans ces lettres, le Noir nous parle de ce problème important et si actuel: le sort de millions de vies humaines dans la révolution économique et industrielle, qui transforme le pays des Bantu. Seule l'assurance que ces lettres personnelles, écrites spontanément au "père" et "ami", pourraient favoriser quelque peu le rapprochement des hommes a pu décider leurs auteurs à en autoriser la publication. Nous n'aurons qu'à remercier nos amis noirs de cette confiance et de leurs intentions généreuses, qui sont pour nous... une leçon. Dans ces lettres on parle souvent de mon livre: La Philosophie Bantoue. C'est un exposé des idées des Bantu sur l'univers, l'homme et les choses qui l'environnent, l'existence et la vie, la mort et la survie. Leurs conceptions se manifestent à travers les usages et les coutumes, les institutions et l'organisation sociale. On y découvre une cohérence, qui oblige à admettre chez eux un système de pensée et une philosophie vivante. Tout y est centré sur la vie, la force, la force vitale ou la force de l'être. Il y a moyen de retrouver chez eux des conceptions sur l'être, ainsi que des idées sur la connaissance humaine, sur l'homme et sur la vie humaine, sur les actes humains bons ou mauvais, sur le maintien et le renforcement, la diminution et la restauration de la vie de l'homme. C'est une philosophie de l'intensité, de la croissance de la vie. Ce livre défend, en conclusion, la thèse que le Blanc doit cesser de confondre sa mission avec une marche triomphale de ses valeurs, de ses jugements et conceptions et avoir le respect des valeurs humaines existantes... même dans l'oeuvre de l'Evangélisation. P. TEMPELS, Missionnaire. I En nous étudiant si bien et si profondément pour mieux nous connaître, en exprimant les normes qui régissent notre vie, vous avez montré, R.P., une charité peu commune aux Blancs, que nous avons connus ici. Ce n'est pas pour discuter que je vous écris, mais pour que nous puissions, si possible, nous aider l'un l'autre. Si on n'entre pas dans le détail, on doit s'étonner de l'exactitude avec laquelle vous exprimez le principe central de notre philosophie. Il est très vrai, tout "Bantu" [201] qui connaît son peuple sait, que dans notre vie tout tourne autour de la force vitale, je veux dire, qu'elle est le principe central de toute notre philosophie. Vous avez donné des exemples, je peux, comme tout autre "Bantu" (non-déraciné) en donner d'autres. Mais si on entre dans le détail, on croit trouver quelques erreurs ou exagérations que nous verrons ensemble à mesure que nous nous écrirons. Il y a certes des Noirs aigris contre les Blancs, mais je ne suis pas de leur groupe, je ne suis pas non plus sous l'influence des griefs habituels des Evolués quand je lis les paroles, que vous dites sur eux. Je vous le prouverai en citant certains passages de votre livre, qu'on pourrait prendre à priori comme étant de nature à froisser les Evolués, mais que je trouve très justes personnellement. Qui est-ce qui vous contredirait (s'il connaît les Evolués d'aujourd'hui) quand vous dites dans votre livre, que pour introduire les Noirs dans la véritable civilisation, il faut leur donner plus que le bien-être matériel et autre chose encore que l'enseignement du français? Y a-t-il lieu de vous contredire quand vous dites que la plupart des Evolués d'aujourd'hui sont des déracinés et dégénérés matérialistes qui ont perdu pied dans le tradition ancestrale, mais sans pouvoir la remplacer par la pensée et la philosophie chrétiennes? Mais quand vous généralisez et dites que les Bantu évolués, civilisés, voire chrétiens retournent à leurs comportements anciens quand ils sont devant la souffrance ou le danger, là, mon Père, vous affirmez trop. Est-ce que tous les Bantu chrétiens retournent à leurs comportements anciens chaque fois qu'ils sont sous l'emprise d'ennuis? Et si la majorité y retourne, ce retour ne s'expliquerait-il pas par leur mentalité encore plus ou moins païenne et par leur ignorance de la vérité, qui est à mon avis, le plus grand mal, celui que les civilisateurs doivent combattre par tous les moyens... Non, tous les Bantu chrétiens ne retournent pas à leurs comportements anciens, quand ils sont sous l'emprise d'ennuis, car devant le plus grand et le plus terrible des ennuis qu'est la mort, nos martyrs d'Ouganda ne sont pas retournés à leurs anciens comportements et ils ne sont pas les seuls, car nous enterrons chaque année des centaines de chrétiens, qui n'ont pas fait appel aux mânes ni ne sont allés interroger les devins, mais qui ont demandé le secours d'un prêtre. Beaucoup de Blancs disent qu'ils nous connaissent mieux que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Vous me rendriez un grand service si vous me donniez les bonnes coutumes bantu, que leurs enfants évolués ont abandonnées pour avoir une mentalité, une âme européenne. Si je pouvais préciser les bonnes coutumes bantu que la religion n'interdit pas, je ne manquerais de les exposer dans la presse congolaise. ... Pour ne pas diminuer notre valeur bantu, que nous voulons d'ailleurs garder jalousement, que ne faut-il pas faire? Il y a beaucoup à se dire, mon Père, et je pense que si nous continuons à nous écrire, nous nous rendrions service l'un l'autre.
II Avant votre lettre du 2 mars, je vous croyais un méchant Blanc, qui ne cherchait qu'à discréditer les pauvres évolués, dont, malgré tout, la plupart des défauts sont copiés des civilisateurs; et pour défendre ma race, j'opposais aux défauts des évolués que vous signalez les défauts des Blancs que je connais, mais maintenant je comprends votre livre plus que vous ne soupçonnez. C'est dommage que les Blancs pensent que les résultats de leur oeuvre ici sont magnifiques et qu'on ne peut pas se plaindre. Les Blancs ont tout commercialisé ici, la plupart des Noirs qui les ont suivis sont devenus matérialistes purs, nos jeunes gens, nos jeunes femmes même mariées ne cherchent que les plaisirs des sens. Le milieu que les Blancs nous ont fait est tel, qu'il nous est bien difficile de vivre en bon chrétien. Les Blancs ont favorisé la prostitution, ils ont payé des milliers de francs aux prostituées; ils ont fait construire pour leurs ménagères des maisons que des chefs de village n'ont pas, et quand ils rentrent en Europe, ils nous laissent toujours des prostituées forcées, qui rôdent autour de nous, qui s'accrochent aux jeunes gens, les gagnent et détruisent bien des foyers, d'autant plus facilement qu'elles sont riches. Les Blancs pensent qu'il n'y a pas à se plaindre ou à s'inquiéter, mais nos vieux, nos pères se plaignent et s'inquiètent de la perversion de leurs enfants que les Blancs ont façonnés à leur image et qu'ils appellent aujourd'hui des mécontents, des amoraux, etc., les vieux se demandent si les défauts des évolués, de leurs enfants qui ont suivi les Blancs ne viennent pas de leurs civilisateurs...
III Je vous félicite pour votre beau travail et pour tout ce que vous avez déjà fait et ce que vous continuerez à faire pour nous Bantu... Vous avez été critiqué, désapprouvé, mais le dernier mot n'est pas encore dit, et rira bien qui rira le dernier. Je suis peiné à la pensée que mes félicitations sincères ne seront pas prises en considération et qu'elles n'auront pas de poids dans le coeur d'un homme blanc; car pour les Blancs en général, le Noir ne comprend pas ce qu'il lit, il ne réfléchit pas, il dit des choses sans les avoir bien pensées, etc. J'aime espérer que vous croirez à la sincérité de mes félicitations et que vous comprendrez que si je félicite c'est que j'ai compris vos papiers et que je sens comme vous. Je suis certain, mon Père, que la philosophie bantu ouvre une aire nouvelle aux évangélisateurs et que, s'ils veulent écouter vos conseils et ceux d'autres qui pensent comme vous, la religion du Christ et son règne trouveront la place qu'ils méritent dans le coeur des Africains; autrement, on bâtit sur le sable. Je suis très bavard, mon Père, je cause avec des vieux, avec des évolués, avec des femmes, avec des enfants, j'observe, j'étudie, je compare ce que je vois aujourd'hui avec ce que j'ai vu dans mon village quand j'avais dix ans, quand je vivais avec mes parents, mes oncles et tantes, cousines, cousins, soeurs, frères, quand j'aidais mon père, quand je vivais en clan. Que de changements je trouve entre ce qui était et ce qui est aujourd'hui! Quand je fais l'analyse de tout ce que je vois aujourd'hui, je dis avec vous que le christianisme bien compris ne cherche pas à tuer le bon naturel. C'est bien malheureux que les Blancs n'aient pas su aider les Noirs à ennoblir et développer beaucoup de leurs aspirations qui étaient et restent toujours saines et compatibles avec le christianisme. Leur erreur était inévitable presque, je comprends, mais elle n'est pas moins déplorable, car la plupart de ceux qui ont suivi les Blancs sont misérablement déracinés. Ils vivent sans principes et ont ajouté à nos défauts propres, si je peux m'exprimer ainsi, d'autres défauts copiés chez les Blancs. Aujourd'hui tout est matérialisé chez nous, le Noir européanisé est moins "homme" que son père. Qu'on le veuille ou non, on est forcé de dire que l'arbre a été sapé et qu'on a toutes les difficultés de greffer le christianisme. ... On ne civilisera et christianisera les Bantu à fond, que si on les touche dans leur propre philosophie, dans leurs conceptions de l'univers. Les autres Missionnaires, qui ne veulent pas croire ce que vous dites dans votre livre avoueront un jour que vous avez vu juste. Je pense qu'il n'y a pas une race qui cherche la vie forte comme les Bantu... Si on savait adapter l'enseignement à ce désir, leur expliquer d'abord bien leur désir, et puis leur dire que cette vie forte et abondante que leurs pères comme eux ont toujours cherchée, ils ne la trouveront qu'en Christ, qu'en Christ seul se trouve une source de vie forte et abondante que les Bantu désireraient posséder, on gagnerait bien des âmes. Il est bien vrai que la religion chrétienne n'est pas encore bien enseignée ici au Congo, beaucoup de Missionnaires s'expriment mal, ils ne cherchent pas à connaître la vraie philosophie bantu; ils prêchent comme ça et espèrent que l'intervention divine fera le reste; ils croient qu'ils convertiront les Bantu par hasard; ils travaillent passivement; ilsexpliquent mal le christianisme et à cause de leur faute, les Noirs pensent qu'on leur parle des nouveautés européennes ou des histoires des Blancs. Jésus a parlé aux hommes un langage qu'ils comprenaient, beaucoup de Missionnaires ne commencent pas comme ils devraient commencer en Afrique; ils parlent de Dieu que les Bantu connaissent, comme s'ils parlaient d'un Dieu nouveau, d'un Dieu des Blancs. Et ce qui est encore plus ridicule c'est que certains de nos Abbés noirs sont aussi des Blancs en peau noire; quand ils parlent, quand ils prêchent, le langage, les gestes ne sont pas Bantu. Si j'avais l'occasion de les voir, je leur en parlerais.
IV Ma femme est le cinquième enfant sur huit. De tous ses frères et soeurs, c'est elle qui a le plus d'enfants... De trois filles sorties de la famille..., ma femme est la seule qui ait eu la chance de bâtir un foyer envié. Pour moi, il suffirait aussi de jeter un coup d'oeil en arrière pour me rendre compte de l'aide que l'Eternel m'a accordée... Nos enfants à élever, c'est du travail, mon Père, mais du travail dominé par la joie, la joie d'avoir donné la vie aux autres, la joie d'être appelé "Tata", ce doux nom! O! mon Père, que nous serions heureux tous, ma femme, mes enfants et moi-même de vous voir un jour parmi nous! On se mettrait d'accord sur beaucoup de points parce qu'on se comprendrait plus facilement que dans la correspondance où nous sommes obligés d'être brefs. Vous demandez si je m'en sort avec mon traitement? Un traitement de trois mille francs, pourrait-il suffire à un ménage nombreux où les petits changent deux fois de robes par jour et les grands deux fois par semaine. Tous doivent déjeuner, dîner et souper. Le soir il leur faut une bonne lumière pour lire leurs livres ou pour jouer autour de la table. Et dans un centre où une petite poule coûte 60 fr, un kg de viande 45 fr, une pièce imprimée pour les femmes 450 fr, une chemise 200 fr, une boîte de lait Klim 186 fr, etc.? Oui, ce salaire suffit pour nourrir et habiller mes enfants, ma femme et moi-même, mais ne travaille-t-on que pour bien vivre aujourd'hui? Et puis on fait le même travail que faisait un Européen, mais le salaire et indemnités ne constituent pas 2/10 du salaire initial du même Européen. La seule raison: l'Européen s'expatrie! Vous voulez connaître l'aspiration profonde et ultime des évolués. Je dis d'abord que les évolués en général ont été déformés par une civilisation matérielle, économique, s'adressant plus au corps qu'à l'âme, par une civilisation très peu humaine. Quand l'évolué a quitté la mission et les Missionnaires pour de horizons plus larges, les biens matériels, l'argent avec tous les plaisirs qu'il procure l'ont ébloui, et il a cru que l'argent avec tous les bien-êtres matériels qu'il procure incarne la civilisation. Nous avons été déformés par certains soi-disant civilisateurs; les évolués qui savent que la civilisation est avant tout un progrès de la personne humaine peuvent être comptés sur les dix doigts de nos deux mains. Ayant une fausse idée de la civilisation, l'aspiration profonde et ultime des évolués en général est de devenir comme le Blanc, et le plus souvent c'est dans le sens matériel des choses qu'ils veulent devenir comme les Blancs, pas dans le domaine moral et spirituel. Mais il y a des faux et des vrais évolués. Si les faux aspirent à l'impossible et restent des vagabonds moraux et intellectuels, les évolués aux âmes vides et insatisfaites comme vous le dites si exactement dans votre livre, les bons, les vrais évolués ne cherchent pas seulement à ressembler aux Blancs dans les vêtements et manières extérieures, mais ils comprennent la valeur spirituelle des choses et savent que la vraie civilisation est un progrès de la personne humaine, qu'elle est une valeur qui tient dans l'homme, et non pas en ce qui se trouve autour de lui. Ces évolués ont prouvé cela par leurs écrits, par leur vie même de chaque jour. Parmi eux citons nos prêtres et religieux, certains de nos commis, de nos artistes et certains même de nos cultivateurs; ils ne sont pas légion, mais ils existent. - Leur aspiration profonde et ultime au point de vue de leur évolution est de s'élever moralement et matériellement, mais dans le cadre de leur vie bantu, sans oublier leurs bonnes coutumes ni laisser tomber ce qui est bon et assimilable et qui nous vient de l'étranger". Leur plus grande douleur au Congo et qui est la source de toutes les discussions et qui leur a fait demander la fameuse carte [203] , (qu'on distribuera sûrement très mal, qui nous procurera certainement d'autres maux et qui ne servira pas à grand-chose si la mentalité de l'Européen n'est pas changée) est de ne pas être considéré alors qu'on le mérite, et cette déconsidération n'a qu'une explication: notre peau noire! Augmenter le salaire de l'évolué, lui faire des maisons en briques et lui donner des classes intermédiaires quand il voyage n'apaisera nullement sa douleur si sur son territoire l'Administrateur le renvoie comme un chien et continue à le renvoyer comme cela malgré son attitude polie, si son chef de service ne le traite pas en collaborateur, etc. Le Noir ne veut pas seulement le bien-être matériel, il se sent homme et veut être traité comme tel, tout est là. Comment les évolués imaginent-ils leur progrès? Tous ne sont pas capables de faire un programme pour leur évolution, mais l'élite des évolués imagine qu'il n'y aura pas d'évolution solide aussi longtemps que la femme noire ne sera pas affranchie de toutes les idées superstitieuses et n'aura pas reçu des notions d'hygiène et ne sera pas foncièrement chrétienne, car c'est elle qui éduque les enfants. Pas d'évolution solide et véritable aussi longtemps que le Noir ne sera qu'un auxiliaire qui doit dans les bureaux taper machinalement les lettres ou ne classer que des pièces; à l'hôpital faire toujours routinièrement des pansements même s'il est capable de faire plus, etc.; il ne sera jamais en face des problèmes difficiles, il n'apprendra jamais à prendre l'initiative. L'assistant médical qui, après six ans de formation médicale, pourrait devenir un précieux aide pour sa race s'il continuait à travailler et à se perfectionner dans sa profession, oublie toutes ses études professionnelles parce qu'aucun intérêt ne le pousse à développer ses connaissances professionnelles. L'aide infirmier, l'infirmier diplômé et l'assistant médical sous les ordres d'une Soeur font toujours le même travail qui ne demande aucun effort intellectuel. L'A.M.I. qui a 3.000 fr par mois fait le même travail que l'infirmier qui n'a que 1.000 fr par mois, et l'aide-infirmier qui n'a que 200 fr! Le premier a fait seize ans d'études, le second onze, et le dernier sept; il y a différence sensible dans leur formation intellectuelle et professionnelle, mais pas dans leurs attributions, pas dans leurs fonctions. - Après dix ans d'études le commis doit copier et classer des pièces, c'est tout. S'il est docile et plaît au patron, il aura sa nomination après trois ans de service, qu'il ait étudié ou non. Y a-t-il pour ce commis intérêt à fréquenter la bibliothèque, à continuer à se développer? Copier et classer n'est pas difficile; qu'il ait étudié ou non, il aura toujours son traitement et sa nomination au bout de trois ans. L'Européen étudiera parce qu'il doit faire un rapport, il doit prouver qu'il est capable pour monter d'un grade à un autre,... Le médecin doit toujours lire la presse médicale pour ne pas avoir de retard dans son métier, parce qu'il sait qu'il doit faire un jour une diagnose difficile et trouver le traitement et il sait que s'il n'est pas capable il perdra sa place; il y a intérêt pour les Blancs à étudier toujours. Que désirent les évolués par-dessus tout? Etre traités comme évolués, avoir les portes ouvertes pour aller aussi loin qu'ils peuvent sur le chemin du progrès. Mais l'évolué obtiendra difficilement tout cela car le Congo ne nous donne pas seulement de vrais chrétiens, qui travaillent par devoir et idéal, mais il y a des communistes, des franc-maçons, des chrétiens, etc. et chaque groupe de Blancs, qui travaille au Congo, travaille pour civiliser le Noir d'après les aspirations de son parti, suivant les intérêt du parti qu'il défend. On a donc jeté dans les têtes des Noirs un chaos inexprimable et comment se reconnaître dans un tel chaos d'arguments? ... Ma femme et moi parlons souvent de l'accroissement de la vie que nous avons en Christ, nos enfants savent aussi bien que Jésus est venu nous donner la vie et qu'il veut que nous l'ayons en abondance. N'oubliez pas que ma femme est sortie d'une famille foncièrement protestante et qu'elle connaît beaucoup sa Bible.
V La distance ne nous permet pas de nous entendre facilement, pourtant nous sommes bien d'accord sur presque tout ce que nous disons. Vous défendez la valeur humaine bantu avec toutes vos forces, je le fais aussi; dans cette défense, vous avez été compris par les uns et vous n'avez pas été compris par les autres, et vous devez avoir souffert; et si je suis parfois appelé "révolutionnaire", ce n'est pas que je sème le trouble, mais parce que j'ai l'habitude ou le courage de dire: "Mon Père votre geste est interprété comme ceci ou comme cela par les Bantu, votre intention est bonne mais cela n'empêche que vous devez faire ce que vous voulez faire de manière que les Bantu puissent vous comprendre, parce que les Bantu ne pensent pas toujours comme vous et leur interprétation de certains gestes n'est pas toujours la même que celle des Européens". "Monsieur l'Administrateur, veuillez ne pas dire cela comme vous le dites-là, l'interprétation des indigènes sera tout autre que la vôtre et vous serez étonné de la réaction, etc." Voilà tout ce qu'il faut dire à nos prêtres et à l'Etat pour être noté, comme "révolutionnaire", ici. Aucun Blanc, qui a vu le Noir de près, aucun Noir qui a vu le Blanc de près, et qui a aussi pris la peine de connaître son propre peuple ne dira qu'il n'y a pas de différence dans la méthode de penser, dans la conception du monde et de la vie; par contre, les superficiels, qu'ils soient blancs ou noirs diront toujours vite que la différence n'existe pas. Partout vous trouverez toujours chez nous des choses qui paraissent bizarres, et de notre côté, nous trouvons encore ceci et cela qui nous semble stupide chez le civilisé. Votre livre sur la philosophie bantu dit beaucoup de vérités, mais il arrive bien tard, c'est-à-dire après qu'on a détruit beaucoup de bonnes choses, renversé bien des valeurs humaines, méprisé et déconsidéré certaines de nos bonnes coutumes, après qu'on nous a tant vanté l'Europe comme si tout était parfait dans vos moeurs, dans vos institutions familiales, sociales et internationales, après qu'on a lancé nos enfants dans la poursuite folle et irraisonnée de tout ce qui est occidental et après qu'on les a détournés de tout ce qui est africain sous prétexte que tout était magie et stupidité. Les Européens, qui ne veulent pas reconnaître leurs torts et qui ne veulent pas de rénovation, ceux qui ne veulent pas évoluer dans leur carrière et qui préfèrent la routine, ne vous verront pas toujours d'un bon oeil et feront tout pour étouffer votre voix, et si leur voix est celle du plus fort, la fable de La Fontaine s'appliquera. Et les Noirs qui sont déjà engagés, pris dans le piège du matérialisme avec tous les plaisirs qu'il promet, les Noirs déjà hypnotisés par tout ce qui brille même si ce n'est rien au fond, retourneront-ils facilement à ce qui est africain? Ne vous ai-je pas écrit un jour, que même nos abbés sont moins Bantu dans leurs sermons, dans leurs gestes, etc.? Et je suis heureux de voir qu'un Missionnaire quelque part dans les colonies françaises l'a aussi écrit dans une revue de Suisse, le P. Aupiais [204]. Nous sommes donc d'accord sur votre livre et vos pensées sont exactement les miennes. Une remarque que je faisais sur ce petit livre est la suivante: Est-ce que le comportement bantu qui est conditionné par notre conception de la vie suffirait pour dire qu'il existe toute une philosophie bantu? Et pendant que j'hésitais, mon ami, M..., m'écrivait dernièrement qu'il ne s'agit pas de différence entre les hommes, mais qu'il s'agit d'une idée, d'une pensée autour de laquelle tourne la vie de l'homme. Donc celui qui ne pense qu'à l'argent, suit la philosophie de l'argent, celui qui dans tout son comportement ne cherche que la vie forte, la force vitale, c'est cela aussi sa philosophie, je commence donc à très bien comprendre ce que vous dites. Oui, le poison est avalé depuis longtemps parce que même les Missionnaires n'eurent pas le courage de nous prévenir que l'occidental n'était pas toujours l'homme modèle. Mais nous ne sommes pas tous empoisonnés, mon Père, il y a encore des Noirs qui veulent rester "noirs", c'est-à-dire christianiser simplement leur fond bantu, et chercher dans ce que nous apportent les Occidentaux ce qu'il y a de meilleur et qui, ajouté à ce que nous possédons déjà, pourrait nous compléter ou mieux nous rendre meilleurs. Soyons optimistes. Avec la grâce de Dieu, ces Noirs élèveront la voix, si ce n'est pas nous parce que nous avons peur des Blancs, ce seront peut-être nos enfants. Il faut l'espérer et cela est d'autant plus sûr que le Christ est avec nous. "Je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles", c'est encourageant. ——————————————————————————————————————————————— ANNEXES [205] I La mauvaise situation démographique de certaines régions est attribuable à des causes variées et multiples mais principalement au recrutement excessif de main-d'oeuvre. Jamais le nombre de salariés n'a été plus élevé. L'indigène lui-même voit clair. Il ne se prête pas volontairement à cette situation pénible. Il proteste à l'occasion mais personne n'a le temps de l'écouter. D'ailleurs, sa voix est étouffée la plupart du temps. Un système savamment et méthodiquement combiné l'enserre de tous côtés et de toutes façons. Tout est prévu, calculé, combiné pour qu'il soit forcé de se laisser embaucher "volontairement". Oh, ce n'est pas de l'esclavage, le mot est horrible à nos oreilles civilisés; tout au plus pourrait-on parler d'un servage élégant. En tout cas les volontés sont parfaitement vinculées et les résistances annihilées. L'indigène n'est plus nulle part chez lui. Refuse-t-il de se laisser embaucher? On fait intervenir le chef, dont l'autorité a été rétablie et renforcée. Ainsi est trouvé le moyen légal de briser les velléités de résistance. Tel indigène ne veut pas se laisser emporter comme travailleur. Le chef le condamne à la servitude pénale pour désobéissance. C'est d'une rare simplicité et combien efficace pour dompter les plus récalcitrants. Mécontent, aigri, il part, laissant au village femmes et enfants. Ceux-là du moins ne seront pas atteints par la mesure cruelle qui le frappe. Et de nouveau la famille est brisée. Dans le camps de l'exploitation qui l'embauche, il se mettra en ménage avec une "roulure" quelconque, y dépensera stupidement son petit avoir, se gardant bien d'expédier à la mère de ses gosses le moindre franc. D'ailleurs, il est prudent de partir seul. Où trouverait-il logement pour sa famille. On est écoeuré quand on songe à certaines exploitations où sont accordés aux travailleurs quelques jours pour se construire une case. Vous voyez d'ici le chimbek en feuilles dont il se contentera et qui devrait protéger contre la pluie, le vent, les moustiques, la mère et les mioches. Et quelle promiscuité dans ces cases trop étroites! Père, mère, enfants dorment les uns sur les autres, étendus pêle-mêle entre quatre murs malsains. Ni sens moral, ni sens social, ni sens coutumier ne sont observés. Et puis, le recrutement n'est-il pas exagéré? Tous sont-ils à leur besogne? A côté des éléments utiles, vivote une bande de demi-chaumeurs et de demi-vagabonds. Note de l'éditeur: Cette description porte évidemment sur les camps de travailleurs recrutés dans la cuvette équatoriale, (où réside l'auteur) pour l'établissement de plantations privées d'hévéas, sous le couvert de l'effort de guerre. Comparons l'appréciation du professeur Brock, de l'Université de Capetown, après sa visite aux régions industrielles du Congo: "Il est frappant de voir comment les autorités belges se sont rendu compte que même l'énorme richesse minérale du pays doit être subordonnée au bien-être de la main-d'oeuvre. J'ai vu là des Noirs, frais émoulus de la vie de brousse, se livrer à des occupations industrielles aussi compliquées que le rivetage ou la soudure électriques, le moulage, le perforage et l'explosion de mines et prêter même leur aide au travail des machines-outils. Au Congo et en Afrique Britannique Orientale, l'indigène est entraîné à faire le travail le plus efficient dont il est capable. Et on se rend compte qu'il ne peut être efficient que s'il est bien nourri, sain, vivant dans son entourage familier et instruit jusqu'à un certain point. L'employeur est tenu, par les conditions d'engagement, à lui fournir une habitation adéquate. En beaucoup d'endroits, les services sociaux ont atteint un standard considérablement en avance sur celui de l'Afrique du Sud. On y a spécialement admis le principe que les travailleurs indigènes doivent être amenés au travail avec leurs femmes et leurs familles. On préfère ce système à celui des compounds de Johannesburg, même si le travailleur ne vient que pour quelques années. A la fin du terme, toute la famille est transportée à sa région d'origine" (Essor du Congo, 23-12-44).
Que le lecteur nous excuse de cette longue citation que l'intérêt
de la thèse développée et l'autorité de son
auteur justifient amplement: Nombreux sont ceux qui admettent cette erreur, qu'on peut lire dans les articles des journaux et des revues. Or la proposition: "occupation européenne en Afrique équivaut à cause de la dénatalité" n'a elle que les apparences de vérité. En fait, c'est une erreur énorme. Les apparences viennent du fait constatable suivant: dans plusieurs parties de l'Afrique l'occupation européenne a été suivie d'un décroissement réel ou apparent de la population. En A.E.F. le phénomène a été général, tant au Gabon qu'au Moyen Congo. Au Congo Belge il a été observé le long du fleuve depuis Banana jusqu'à Coq (Mbandaka). La documentation historique sur ce point est suffisamment probante pour établir les deux termes: région bien peuplée à l'arrivée des premiers Blancs, - Etat, Commerce, Missions, - et région à population très clairsemée après 10, 20, 30 ans. Il est certain que l'occupation européenne et la liberté qui en résultait pour les indigènes d'aller et venir a favorisé la dissémination des maladies vénériennes et des épidémies. Les épidémies existaient, les maladies vénériennes, apportées par les Arabes depuis cinquante ans, avaient pénétré jusqu'au centre du Congo Belge. Mais les populations qui en souffrait restaient dans leurs villages. L'occupation européenne leur a permis de voyager, et ainsi elle a été l'occasion de la dissémination de ces maladies. C'est là un fait, mais qui est dominé par un autre fait, que si Léopold II n'avait pas occupé l'Afrique Centrale, les Arabes en auraient fait un désert. Pour cette vérité, nous avons aussi des documents absolument probants, qui vont de Livingstone et Cameroun jusqu'aux expéditions anti-esclavagistes et la guerre contre les Arabes. L'occupation européenne amène nécessairement le recrutement d'indigènes pour la Force Publique et les travaux et ensuite pour le commerce et l'industrie. Ce recrutement, à moins d'être excessif, n'est pas cause de dénatalité, comme on peut le constater dans le Bas-Congo et ailleurs où il atteint des proportions qui frisent l'excès. Il devient facilement nocif, dans les populations qui n'ont plus leur équilibre moral et social, mais ces populations, sans subir de recrutement, finiront tout de même par disparaître. Un recrutement normal n'enlève pas plus d'adultes mâles aux collectivités indigènes, que n'en faisaient disparaître les empoisonnements, les meurtres rituels, les guerres de villages et de tribus, les tueries exécutées par les peuples conquérants, comme les Azande au Nord-Est et les Batshok au Sud, lors de l'arrivée des Belges. Toutes ces causes de dépopulation ont été supprimées par l'occupation européenne. Trop de gens se figurent le Congo d'antan comme un paradis et ses villages comme des asiles de paix et d'entente cordiale, où les groupements vivaient heureux dans une parfaite adaptation à leur milieu et un équilibre stable. Pour démontrer que l'occupation économique la plus intense n'est pas par elle-même un facteur de dénatalité, nous allons comparer deux peuples voisins, les Bakongo et les Bateke-Bawumbu-Bafungumu; ces trois dernières peuplades peuvent être considérées comme d'une souche unique, ou en tout cas comme très apparentées. Des Bakongo, nous ne considérons que ceux qui habitent le Congo Belge, depuis Banana jusqu'à 20 km. autour du Stanley-Pool. Nous ignorons leur nombre au premier juillet 1885, quand l'Etat Indépendant fut proclamé à Vivi. A en juger par la population qui, en 1893, habitait la région de Kisantu-Madimba et par les documents historiques pour le reste du pays, on peut l'estimer à plus de 600.000 habitants. De Matadi à Léopoldville, par la route des caravanes, tout le ravitaillement et tout l'outillage du Moyen et du Haut Congo dut être amené par des porteurs. Tous ces porteurs étaient Bakongo. En 1893, 4.000 mâles adultes étaient constamment en route, portant des charges d'une moyenne de 32 kilos, de Matadi à Léopoldville et de Léopoldville à Matadi. Cette corvée surhumaine dura plus de 10 ans. En 1898, le chemin de fer était achevé. L'année suivante, la petite vérole enleva dans certaines régions 1/10 de la population. A partir de cette même année la maladie du sommeil se répandit dans tout l'habitat des Bakongo. En certaines régions elle enleva les 9/10 de la population. C'est le cas pour la région de Kisantu-Madimba, où en 1913 ne subsista qu'un dixième. L'année 1914 est la première où il eut plus de naissances que de décès à Kisantu. C'est en 1910 que le Gouvernement proposa aux Jésuites de quitter le désert de Kisantu, et de les aider à s'installer dans les régions très peuplées du Lomami. Les entreprises industrielles, commerciales, agricoles, n'ont cessé de se multiplier au Bas-Congo. En dehors des Bazombo de l'Angola, et des Balali d'A.E.F., tous les deux rameaux Bakongo, toute la main-d'oeuvre de toutes ces sociétés est recrutée sur place. Aucune partie du Congo Belge ne fournit une proportion pareille de salariés. Malgré tous les facteurs de dépopulation énumérés plus haut, malgré l'occupation économique la plus intense, la population se refait partout, excepté dans une partie du Bas-Fleuve et dans la région voisine du Pool, et dans cette dernière partie les Bakongo étaient une minorité, les Bawumbu la majorité. Dans la région de Kisantu, en 30 ans, la population a augmenté de 600 pour 100. Cela, malgré une émigration continue des jeunes gens et des jeunes ménages vers les centres, principalement vers Léopoldville. Ce sont ces ménages Bakongo qui relèvent d'année en année le taux de la natalité dans ce grand centre. La conclusion s'impose: l'occupation européenne, même la plus intense, n'est pas en soi un facteur de dénatalité pour l'ensemble d'une peuplade. Le terme de comparaison est constitué par les Bateke-Bawumbu-Bafumunu. Leur habitat se limite par le Pool, - le Chanal, le Bas-Kasaï, le Bas-Kwango jusqu'au 5ème parallèle sud. Pays beaucoup plus grand que le Bas-Congo. En 1900, le Gouverneur Costermans, qui l'avait exploré, estima sa population à un million. Le R.P. De Vos S.J., qui le parcourut plusieurs fois, l'estima alors à au moins un demi-million. En 1912 il y avait encore des agglomérations de plusieurs milliers d'habitants. Jamais ce pays ne connut une occupation économique. Il y eut de petites entreprises agricoles, industrielles et commerciales, mais uniquement à la périphérie, le long des fleuves. Jamais ces entreprises n'eurent ensemble un millier de salariés. En 1923 il y eut un camp militaire à Tua, au centre; mais ce camp fut abandonné, parce que situé dans un désert. Actuellement ce pays ne compte plus 35.000 autochtones. Cette population s'éteint, mais les causes de cette extinction ne sont à coup sûr ni notre occupation, ni notre économie... J. Van Wing S.J. ———————————————————————————————————————————————
[2] A. KAGAME, L'ethno-philosophie des "Bantu", in R. KLIBANSKY (éd.), La philosophie contemporaine, Chroniques, Florence, 1971, t.4, p.95 (Textes, p.95); cfr IDEM, La philosophie bantu comparée, Paris, 1976, p.7. [3] Vient de paraître... R.P. Placide Tempels, La philosophie bantoue, in L'Essor du Congo, Vendredi, 2 nov., 1945, p.3, col.3; cfr d'autres critiques de la première heure: E. DE BRUYNE, Kantteekeningen bij de Bantu-philosophie, in Kongo-Overzee 10-11 (1945-46), p.255; E. BOELAERT, La philosophie bantoue selon le R.P. Placide Tempels, in Aequatoria 9 (1946), p.84-85 (Textes, p.280-281); M. GRIAULE, in Témoignages sur la "Philosophie bantoue"du Père Tempels, in Présence Africaine 7 (1949), p.256; J. HOWLETT, Ibidem, p.261; L. DE SOUSBERGHE, A propos de la philosophie bantoue, in Zaïre 5 (1951), p.821-823 (Textes, p.289-291). [4] F. CRAHAY, Le "décollage " conceptuel : conditions d'une philosophie bantoue, in Diogène 52 (1965), p.63 (Textes, p.328). [5] P. HOUNTONDJI, Histoire d'un mythe, in Présence Africaine (1974) n. 91, p.6: "les auteurs en question (y compris Tempels, malgré son apparente naïveté) savaient bien que la "philosophie africaine", au sens où ils l'entendaient, appartenait à un tout autre genre que la "philosophie" européenne, au sens habituel et rigoureux du terme". [6] Cfr V. MULAGO, T. THEUWS, Autour du mouvement de la "Jamaa" (Orientations pastorales, 1), Limete (Léopoldville), 1960; G.C., Le Père Placide Tempels et les populations bantoues, in Osservatore Romano, 18 juin, 1965, p.4; Padre Tempels e la "Jamaa", in Le Missioni Francescane 41 (1965) n.5; J. FABIAN, Philosophie bantoue: Placide Tempels et son oeuvre vus dans une perspective historique, Bruxelles, 1970, (Textes, p.383-409); W. DE CRAEMER, The Jamaa and The Church. A Bantu Catholic Movement in Zaïre. Oxford, Clarendon Press, 1977, VIII-192 p.; A.J. SMET, La Jamaa dans l'oeuvre du Père Placide Tempels, in Religions africaines et christianisme, I, in Cahiers des religions africaines 11 (1977) n.21-22, p.249-264. - Contre la Jamaa: PERITUS, L'église face à la scandaleuse Jamaa, in Le monde et la vie, 155 (1966) n.2, p.24-25 et 62-63; P. MUKENDI, La Jamaa et son avenir, in Revue du Clergé Africain, 26, 1971, p. 142-168; M. SERVANT, Veillez et priez car l'heure est proche, il est midi moins cinq, Saint-Germain-en Lory, (après 1971), p.507-512. [7] L. HANSEN, De literaire nalatenschap van P. Placied Tempels O.F.M., in Franciscana 38 (1983), p.147-214; 39 (1984), p.3-42; 40 (1985), p.41-83; cfr p.176: "Wereldbeschouwing en denkstructuren van Bantoes". [8] Cfr un dernier texte inédit: le chapitre VIII de La Philosophie bantu, où il a été restitué: Plaidoyer pour la philosophie bantu. La "Philosophie bantu" rend-elle fidèlement les pensées des Bantu? du 18.8.1945 et en 2e rédaction incomplète, de 1947 (L. HANSEN, o.c., Franciscana 38 (1983), p.8). [9] En 1945, Monsieur A. Rubbens, traducteur de La Philosophie bantoue, a attribué au Père Tempels, (dans Dettes de guerre, Elisabethville, 1945, p.71-75), l'article Justice sociale, (signé de l'initiale B.), de L'Essor du Congo du 25 févier 1945. Me fiant à Rubbens, je l'ai reproduit dans le recueil Philosophie Africaine, Textes choisis I (p.85-88), ensemble avec La philosophie de la rébellion. Grâce aux recherches du Pr Fr. BONTINCK, ce texte "peut sans danger d'erreur être éliminé de la bibliographie de Tempels; que L. Ballegeer en soit l'auteur ne semble guère douteux" (Tempelsiana, a.c., p.72). [10] Signalons encore TEMPELS, Pl., La christianisation des philosophies païennes. Anvers, Soeurs Missionnaires de N.D. d'Afrique, 1949, 40 p., texte qui appartient plutôt aux écrits de catéchèse du Père Tempels. [11] Traduction par Fr. BONTINCK, (Aux origines..., p.165-166). [12] Traduction de: Het grondbegrip der bantu-ontologie. Texte inédit, début 1944. Les marges (de 6 à 8 cm.) du ms. sont remplies de notes, écrites à l'encre ou au crayon, en néerlandais, mais un lecteur (E), en français. Les écritures des lecteurs A, B (à l'encre, mais d'une teinte différente) et de H (au crayon) ressemblent fort à celle du Père Tempels, connue par d'autres manuscrits inédits. Cfr A.J. SMET (éd.), Pl. Tempels, Le concept fondamental de l'ontologie bantu, traduction publiée dans Mélanges de philosophie africaine, (RPA., 3), Kinshasa, FTC, 1978, p.149-180. Abbréviations: A, B, C, etc.: écritures différentes add.: addition interlinéaire ou marginale corr.: correction interlinéaire rat.: rature x: écriture non identifiée avec précision ?: lecture douteuse < >: texte ajouté par nous. [13] la civilisation primitive corr.x: tous ceux qui ont la magie add.H: tous les peuples claniques add.F. [14] Ce paragraphe est biffé; en fait, cette partie manque. Il s'agit probablement de 'Catéchèse bantoue'. Au verso de f°1: SCHEMA (par main B) Introduction 1) Les Noirs sont des hommes. Donc, leurs croyances, leurs institutions,
leur droit sont fondés sur des idées. 4) Les sources: les connaissances linguistiques, les anciens et la philosophie. 5) Plan: ontologie, applications, faits. 6) Point de départ: l'évangélisation + but: l'évangélisation 7) Méthode d'exposition 1. La théorie; 2. Les faits (quelques-uns); 3. Pour les chercheurs. [15] Les Noirs sont logiques. Usages. Mentalité inextirpable. Nous ne nous comprenons pas. Il y a une faille entre nous. Comment comprendre sans principe fondamental add.A. [17] La mentalité primitive de DURKHEIM; La religion des primitifs, Mgr LE ROY; Les non-civilisés et nous, R. ALLIER add. E. <Cfr B. ZUURE, L'âme du Murundi, Paris, Beauchesne, 1932, 502 p.; W.F.P. BURTON, L'âme luba, Elisabethville, Ed. Rev. Jurid. du C.B., 1939, 432 p.; B. TANGHE, De ziel van het Ngbandi, Brugge, Gruuthuuze Persen, 1929, 144 p.; Mgr A. LE ROY, La religion des primitifs, Paris, Beauchesne, 1925, 6e éd., X+522 p.; E. POSSOZ, Eléments de droit coutumier nègre, (Elisabethville, 1952), 238 p.> [18] autres, 'jus'; autres, ethnologie; autres, langue add.A. [19] raisonnable, mais: rature. [21] Cfr ALLIER, <La psychologie de la conversion chez les peuples non civilisés, Paris, Payot, 1926>, t.II, p.244. Comment comprendre l'attitude... si l'on ne tient pas compte de la représentation qu'il a des choses, et de lui-même au milieu des choses. Cette représentation est essentiellement magique? (la suite en néerlandais): des pratiques,.. magiques, peut-être, mais qui reposent sur une ontologie add.B. [23] force de la vie add.x, rat. [25] nous parlons ici uniquement de l'élément humain de la propagation du royaume de Dieu add.C: et de la représentation de notre vie et de notre foi chrétienne add.F. [26] quelle... devant nous: de quelle ... à faire corr.x. [27] de ce qui est pour nous un chaos corr.F: chaos? add.x. [28] Le noyau de vérité du non valable add.F. [29] un des plus beaux travaux corr.F. [30] qui étaient plus proches des premières révélations add.F. [31] ce qui doit être le début de la catéchèse add.F. [32] ou dédaigneusement add.F. [34] jusqu'à la dernière profondeur personnelle add.F. [35] et qu'il doive reconnaître: "le Blanc en sait autant que moi..." add.H: et même plus parce qu'il a plus voyagé et donc parlé avec un plus grand nombre de Bantu add.F. [36] il est homme précisément parce qu'il sait add.F. [37] éthique et ontologique add.F. [38] et une intelligibilité profonde add.F. [42] et aiderait à les employer add.F. [43] voir croître ou prospérer la vie add.F. [44] rôle du chef: il est notre chef, il est notre Dieu ... il les fait vivre tous sur notre sol: les hommes et les animaux add.H. [46] bizila, en Zulu, bikila en Lomongo add.F. [47] et une question de ligne de vie: la ligne droite des ancêtres jusqu'à Dieu add.F: Contra (Luc.14,26), cfr plus loin, application add.x. [49] sans doute, avec tous les peuples claniques? add.F. [50] représentation irraisonnée peut-être, mais très vivante en lui, qu'il a des choses et de lui-même au milieu des choses. Allier, 224 add. en français B. [52] blasés, devenus "Übermensch" add.F. [53] ou si l'on <veut> universellement humain de ce motif add.C. [54] ceci nuance très certainement toute leur ontologie add.B. [55] certains éléments sont peut-être bons; certains autres ne sont peut-être pas à concilier avec la philosophie et la théologie universellement humaines add.C. [56] blâmant sans utilité... (devenu illisible) add.x, rat. [58] abstrait. ba = être (wezen) add.F. [59] l'être concret, le = être (zijn), ndi add.F. [60] le, la, être (zijn) add.A. [61] Dieu, ntu, force de la vie personnifiée, Esprit, vivant, animal, choses, le, ntu, force inconnue add.A. [62] Moi pas (rat.), je ne suis pas un dynamiste ni un énergétiste, ni un scotiste non plus, qui confond l'être (wezen) abstrait avec un degré d'être (zijn). Lisez par ex. le R.P. VANDENBOSSCHE dans Congo add. F., rat. (cfr plus loin, note 60). [66] quand même contre, Paul, add.F: dynamiste = mana, transcendantal add. plusieurs mains. [67] différente par nature add.H. [69] en Dieu??? classification des êtres add.H. [71] voir le R.P. Vandenbossche, sur les Bale (Wa(l)lenda) add.F: Bibliographie Revue Congo add.E <cfr G. VANDEN BOSCH, Une page d'ethnologie religieuse..., in Congo, 1932, t.1, p.368-383 = extrait de Revue d'hist. des Missions, 1931 (8), p.522-536>. [72] mais pas son "être" (zijn)? add.F: Donner "l'être" dépend de Dieu L'"E"tre add.C. [74] dynamique add.F: la communication de la force n'est pas toujours paternité add.A. [75] sont de la famille, substance add.A: est intrinsèquement variable add.E. [77] Voir Rev. de Métaphysique et de Morale pour l'idée moderne d'"être" add.F. [79] pour des êtres créés add.A. [81] créés add.A: Suivant nous, après sa naissance, l'enfant est un être nouveau, autonome, une substance. Pour les Bantu, même s'il est adulte, l'enfant a une vie intérieurement, essentiellement et aussi juridiquement subordonnée à la vie de son père, de sorte que sa vie peut être influencée par son père. La force de vie d'un enfant ne PEUT pas influencer maléfiquement (maléfiquement rat.) celle de son père add.C. [82] pour autant qu'elle va add.C. [83] Un animal, une chose, peuvent-ils s'emparer d'autres forces de vie, ou l'être rationnel est-il seul à pouvoir le faire? Qu'elle est la hiérarchie des êtres dans leur dépendance réciproque? add.D [86] et... inférieures: texte inclus dans des parenthèses suivi d'un point d'interrogation x. [87] et de l'existence add.F: être: être, vie; essence; ens, vivant add.H [89] Très bien add.x au paragraphes 1) 2) et 3). [90] sûrement aussi inconsciente add.F. [92] des lois fonctionnelles add.F. [94] contra, Frobenius: peintures add.F. [96] l'antique Egypte, cfr Possoz, introduction corr.K. [97] (juridiquement) add.F: = ontologiquement add.E. [98] Approximations plus ou moins lointaines de la vigueur add. E: je donnerais les deux add.H. [100] moi pas. C'est comme si pour vous le Moluba disait: l'étant (wezen) veut ou ne veut pas, mais l'étant n'a pas d'"être" (zijn), donc une ontologie fausse, une ontologie sans "oov" add.F, rat. en entier. [102] donc pas de l'existence? add.F. [103] attention, "ce sont des mots qu'on dit..." add.F. [106] plus ou moins: grâce, créer, être, existence, avoir le droit, avoir la vie (saine) add.F. [107] et comme dispensateur de l'"être", ou "père" (à peu près) comme nous parlons de la 2e Personne = fils add.F.. [108] et donc loi pour la volonté, la volonté de vie add.F. [110] holà! d'abord faire appel à la psychologie et la "volonté" add.F: base ontologique de la psychologie add.H. [112] mais avec une organisation clanique positive add.F. [113] Pourquoi alors? ajouter un chapitre la-dessus; c'est très nécessaire pour vos bêtes collègues add.F. [117] et est au moins devenu "conceptuel" add.F: pour cela d'ailleurs: kalunga ka musono add.H. [118] les mauvais morts ne sont-ils pas dans kalunga ka musono? add.D. [119] < = luvimba ou lufimbo?>. [122] votre force de vie, pervertie, sans que vous le sachiez add.G. [123] Pour nous, la volonté = libre et "spontanée" (auto-déterminisme add.H) (3e Personne Trinité); pour eux, la volonté = substantialité qui agit (l'acte du père) add.F. [124] intention consciente add.G. [125] c'est possible, mais je ne le crois pas (voir 5) add.F. [126] coupable? La culpabilité n'est pas supposée, mais il y a constatation de "perversité", la société a le droit de l'auto-défense add.A. [128] par le père de l'enfant add.F. [129] notion de faute en droit? add.E. [130] exemple mal choisi, l'accident de travail étant en droit européen un compromis entre deux responsabilités add.E. [131] kufwa dy endalavu add.G. [132] Cfr l'arrêt de Mathieu (?) en août, à Elisabethville? add.F: même conclusion à partir de l'usage international add.H. [133] voir (plus haut) le concept fondamental add.F. [136] droiture ontologique add.F. [138] m. en demeure - retard add. en français G. [139] expriment clairement la constatation de leur négligence et en expliquent les circonstances add.F. [142] ni ne "veuille" exercer add.F. [143] pour le réaliser en rejetant extérieurement leur propre liquide add.F. [144] par la conservation du liquide buccal paternel add.F. [145] parler de maladie, "cracher", muina Kabulungu add.A. [146] mais bien: à partir de maintenant votre ligne paternelle ne porte pas de faute add.F. [147] par exemple des jumeaux add.F. [149] ses éléments caractéristiques, c.-à-d. son efficacité et sa corr.F. [150] forces de vie ou del. êtres et corr.F. [152] ne pourrait-on pas recevoir quelques détails sur l'origine de ces esprits? Leur origine est-elle attribuée à Dieu? Leur relation vis-à-vis de Dieu, maintenant? add.D. [154] des origines énerg<ét>iques des Bantu add.F. [156] qu'est-ce que: supérieur, inférieur, ens? add.F. [158] des soumis au service add.F. [159] Dans la cosmog. faire remarquer: le bwanga agit sur la vie add.H. [161] bijimba, bijila; ji = être, "res", choses; mba = ; la = add.F. [162] Vidye uyukile: savoir c'est vouloir; penser c'est vouloir add.A. [163] Si les anciens savent dans le vrai sens, qui les empêche de communiquer ce savoir? in specie, un homme au bwanga peut apprendre des trucs; mais qu'est ce qui alors est nécessaire. Une influence directe des esprits? Quels esprits? Des morts et lesquels? Alors, l'homme au bwanga ne possède-t-il pas une force de vie supérieure aux manga vis-à-vis de son "enfant"? add.D. [165] Plotinisme? intuition? add.F. [166] mettre en équation add.F. [167] kijimba = noeud? add.D: = magie add.F. [168] En ciokwe il existe un mot kujimbikila, c'est-à-dire: "être caché à", très clairement: radical: ku-jimba +suffixe +ika +ila add.D. [169] ne demande pas plus d'esprit ontique (? ) que de la philosophie add.F. [170] parce que l'effet naturel ne demande ni un savoir, ni une relation ontologiques add.F. [172] des terres, habiter dans "son" ntanda add.A. [173] Cfr Burton: toute propriété <physique ou spirituelle> est féconde en influences spirituelles <bonnes et mauvaises> add.E: <Cfr W.F.P. BURTON, L'âme luba, Elisabethville, Ed. de la Revue juridique du Congo Belge, 1939, p.71>. [174] Ce texte est introduit comme suit: "Un collaborateur, savant connaisseur de la mentalité indigène, nous confie cette remarquable étude. A l'encontre des oiseuses paroles, déversées à gros flots au sujets des récentes rebellions, elle nous amène à une des causes profondes du malaise qui existe depuis longtemps déjà entre Blancs et Indigènes et qui se manifesta, il y a quelques mois, de façon tragique" (L'Essor du Congo, jeudi 31 Août 1944, p.1, col.4). [175] Dans l'Essor du Congo (14 oct. 1944, p.3, col.3) l'article est introduit comme suit: "Un broussard nous prie de publier ces quelques considérations sur l'article de M. Pierre Borlée "Problèmes d'après guerre. La dénatalité dans les milieux indigènes", - paru dans la Belgique d'Outremer, août 1944. Il nous prie de noter que par ex. chez les Baluba le taux de natalité est descendu à 0,08". - Pour situer davantage ce texte, deux notes ont été ajoutées aux Extraits dans Dettes de guerre, o.c., (p.151-156); nous les reproduisons comme Annexes à la fin du présent volume. [176] Cfr M. BORLEE, La dénatalité dans les milieux indigènes, dans Belgique d'Outremer, août 1944. [179] Ici termine l'Extrait dans Dettes de guerre. [180] La rédaction, dans L'Essor du Congo, 1er septembre 1945, p.3, col.1 [181] La rédaction, dans Kongo-Overzee 10-11 (1944-1945), p.265. [182] dans L'Essor du Congo, 17 févr., 1945, p.1, col.4-5 et p.2, col.1-2. [183] Cfr L'Administration des indigènes, plus haut. [184] PINARD DE LA BOULLAYE, L'étude <comparée> des religions. <Essai critique. Paris, <Beauchesne>, 1929, <t.I: Son histoire dans le monde occidental, t.II: Ses Méthodes>. [185] Ibidem, t.II, p.2, Art.I. [186] Ibidem, t.II, p.10, <note 1>; le texte sauté par les points de suspension: <car on peut bien prouver à un homme, en s'appuyant sur l'usage, qu'il a droit à être appelé blanc, nègre ou 'métis', parce que ces mots désignent des qualités sensibles; mais on ne peut lui prouver par l'usage qu'il n'est pas 'religieux', d'autant plus que les révolutionnaires en ce domaine prétendent précisément agir comme ils font pour être plus religieux et parce qu'ils ont dépassé le niveau commun>. [188] Cfr ibidem, § 319, p.22. [190] Le Père Tempels se réfère ici sans doute à W. WALLACE, S.J., De l'Evangélisme au Catholicisme par la route des Indes. Traduction de l'Anglais par L. Humblet, S.J., Introduction par Th. Henusse, S.J., Bruxellezs, A. Dewit, 1921, 306 p. [192] Prof. A. Burssens a aidé le Père Tempels dans la préparation de l'édition du "texte original" néerlandais de la Philosophie bantu: Bantoe-Filosofie, Antwerpen, De Sikkel, 1946, p.v, note 2. [193] E. POSSOZ, Eléments de droit coutumier nègre, Elisabethville, 1942, p.27. [194] J.G. FRAZER, Le rameau d'or. Paris, Geuthner, 1927; n. éd. Paris, Laffont, 1981. [195] A. LE ROY, La religion des primitifs. Paris, Beauchesne, 1925, 6e éd., p.72ss. [196] P. TEMPELS, Philosophie bantu, Introduction et révision de la traduction... par A.J. Smet, Kinshasa, FTC, 1979. [198] Ce mot a, chez les Bantu, un sens ontologique, un sens juridique. Chez nous, il n'a que le sens physique. [199] Bantoe-filosofie, dans Winkler-Prins, 6e éd., T.3, 1948, p.215-216. [200] L'introduction est du Père Tempels; toutes les lettres sont de E. NGANDU, le nom de l'auteur devait rester secret. Selon l'usage depuis les écrits de l'Abbé Alexis Kagame, nous avons unifié l'orthographe: muntu et le pluriel bantu qui respecte la signification de ces termes (Note de A.J. Smet). [201] "Bantu" est le mot, qui dans les langues des races noires du continent africain, au Sud de l'Equateur, signifie "hommes noirs". Bantu est le pluriel de Muntu. L'Européen a pris l'habitude de désigner par le mot "Bantu" le Noir, qui appartient à une de ces races, et d'ajouter le qualificatif "bantu" à tout ce qui caractérise ces peuples. Ainsi on parle des langues bantu, de la philosophie bantu, des races bantu. [202] Catéchèse Bantoue donne des exemples pratiques de la manière dont on pourrait greffer le christianisme sur les conceptions philosophiques des Bantu. - Cfr Bulletin des Missions (Loppem) 22 (1948) n°4, p.258-279. [203] Pour diminuer la discrimination des races (blanche et noire) le Gouvernement cherche la formule pratique, qui introduirait dans la vie publique, sociale et juridique au Congo une reconnaissance officielle de la valeur de ces Noirs évolués et un plus grand respect pour leur personne. Les Noirs reconnus "évolués" recevraient une carte. [204] Cfr F. AUPIAIS, Les Noires, leurs aspirations, leur avenir. Lille, Ed. Univers, 1945, 16 p.; IDEM, Pierres d'attente pour une chrétienté africaine, in Bulletin des Missions 20 (1946), p.91-103 (note de la rédaction, A.Smet). [205] Nous reproduisons ici les deux notes ajoutées par l'éditeur des Extraits de l'article Dénatalité (cfr plus haut, p.32) dans Dettes de guerre, Elisabethville, 1945, p.151-156, faisant partie du TITRE VI "Le dépeuplement du Congo" (p.145-170). [206] Le Père Joseph Esser (né en 1901), Lazariste français, rencontra, en 1944, le P. Tempels qui était hospitalisé à Elisabethville; son nom revient plusieurs fois dans la correspondance Tempels-Hulstaert (cfr Fr. BONTINCK, o.c., p.34-37, 40-41, 43-44 et 52). [207] Le Père Jozef Van Wing S.J. (1884-1970) fut consulté par le Provincial des Franciscains, concernant le livre du P. Tempels; il répondit de Bruxelles, le 3 février 1946: "J'ai lu attentivement le livre: "La Philosophie Bantoue". Je n'ai rien rencontré qui offense l'orthodoxie. Pour certains passages, il faut bien se mettre au point de vue de l'auteur, point de vue qu'il indique du reste et qui est justifiable. Le livre est de nature à mécontenter des autorités ecclésiastiques et des missionnaires, par l'outrance de certaines affirmations, par l'absolu de certaines condamnations générales, et par un certain ton un peu déplaisant: "vous l'ignoriez tous, je vais vous le dire" (cité par HANSEN, a.c., Fanciscana 39 (1984), p.28; cfr Fr. BONTINCK, o.c., p.106 et 117). |