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manuels scolaires coloniaux > études: Influence des théories raciales | ||||||||
Influence des théories raciales dans l'éducation en Afrique coloniale / Par Honoré VinckCe texte a été publié une première fois dans la Revue Africaine de Théologie (Kinshasa) 1998, n. 43, p. 104-115. Le texte que nous reproduisons ici est une version fortement retravaillée pour une intervention au Colloque International contre le racisme, le 19 au 21 mars 2003 à Montréal organisé par le Programme de Recherche sur le racisme et la discrimination de l'Université de Montréal. Ce texte est donc partiellement différent de la version anglaise (Race and Racism in Schoolbooks of the Belgian Congo) sur ce site. 18 mars 2003 RESUMÉLes théories raciales développées au 19e siècle ont trouvé une place dans les manuels scolaires en langues africaines, publiés entre 1900 et 1960 au Congo Belge. Ces théories ont renforcé le sentiment d'infériorité et ont formé la base idéologique pour une soumission globale, prolongeant et consolidant les soumissions obtenues entre 1880 et 1908 (environ) par des actions militaires. La division du monde entre les trois fils de Noé et la malédiction mythique de Cham en formaient le volet biblique et religieux. L'ÉCOLE: instrument de colonisationPour imposer son autorité au pays, l'Etat Indépendant du Congo a dû occuper et contrôler le terrain par des actions militaires locales ou régionales. Au début du 20e siècle, la plus grande partie du territoire était ainsi sous contrôle. La Belgique a repris le Congo en 1908. Après les sévères accusations de la Commission d'enquête de 1904, ce pays ne pouvait pas se permettre d'employer les mêmes méthodes que son prédécesseur. Alors il s'avère que l'école se présentait comme un moyen tout aussi efficace comme le souligne encore en 1930, Mgr V. Roelens, à l'époque Vicaire Apostolique du Haut-Congo: "Mais ce qui nous donne surtout bon espoir, c'est d'avoir pu constater que toute l'élite des coloniaux, à quelque opinion qu'ils appartiennent, est, aujourd'hui, persuadée que, seule, la religion chrétienne-catholique, basée sur l'autorité, peut être capable de changer la mentalité indigène, de donner à nos noirs une conscience nette et intime de leurs devoirs, de leur inspirer le respect de l'autorité et l'esprit de loyalisme à l'égard de la Belgique." (dans L. Franck, Le Congo Belge. II, La Renaissance du Livre, Bruxelles 1930, pages 208-209) Ceci est encore vrai en 1952 quand Gustaaf Hulstaert, ancien Inspecteur des écoles du Vicariat Apostolique de Coquilhatville, proteste auprès de M. Larochette, fonctionnaire au Ministère des Colonies à Bruxelles: "Le système de l'éducation scolaire n'est pas dans l'intérêt des indigènes, mais dans celui des Blancs qui utilisent des indigènes. Ce sont les groupes d'intérêt qui décident de l'orientation et de l'esprit du système scolaire de base, bien que les programmes le présentent autrement." (Lettre du 9 septembre 1952). Quel a été le contenu de cet enseignement durant les 75 ans d'occupation belge au Congo? On peut le lire en toutes lettres dans les manuels scolaires! Comme très peu d'écoles secondaires existaient avant 1950, nous avons limité notre enquête aux écoles primaires, et comme la langue de cet enseignement était la langue africaine locale ou régionale, nous nous sommes orientés exclusivement vers les livrets scolaires en langues africaines entre 1908 et 1960. Il n'y a pas d'expressions formellement ou agressivement racistes dans les manuels scolaires de la Colonie belge, mais, en feuilletant certains d'entre eux, on peut difficilement en croire ses yeux. La culture locale y est présentée sous les couleurs les plus sombres et l'intervention occidentale comme une lumineuse libération. Cependant, on doit reconnaître qu'il y a quelques rares exceptions et qu'on y trouve même quelques (rares) attitudes critiques envers la colonisation. Cela prouve qu'il existait une certaine conscience des problèmes humains provoqués par la colonisation et qu'on ne pouvait pas se cacher derrière le slogan "Il faut voir cela en son temps, dans son contexte", car ces critiques du système et des faits, appartiennent au même contexte. RACES ET RACISME AU 19e- 20e SIÈCLEA quelques rares fragments près, les manuels scolaires ont repris les préjugés raciaux de leur temps, et ce temps, c'était la fin du 19e et les premières décades du 20e siècle, précisément la période de l'émergence et de l'apogée d'un racisme pseudo-scientifique, dominé par les voix de Gobineau ("Essai sur l'inégalité des races humaines, 1854), et de Vacher de Lapouge ("Les sélections sociales", 1895) et bien d'autres. Cette même période coïncidait exactement avec l'émergence et l'apogée de la colonisation de l'Afrique Centrale, de la naissance de l'ethnologie et de la science comparative des religions. Comment ces théories se sont-elles introduites dans les manuels scolaires? Dans l'état actuel de la recherche, il n'est pas toujours possible de retracer, de manière détaillée, la voie suivie par ces théories pour arriver dans l'un ou l'autre manuel scolaire, mais nous pouvons bien en établir les grands axes. L'enseignement au Congo Belge était exclusivement aux mains des missionnaires. Ceux-ci étaient en aussi les auteurs des manuels scolaires, imprimés et édités sur place. Ces textes n'étaient en règle générale pas des calques des manuels belges, sans toutefois en nier l'influence. Les livres religieux (Bible, catéchisme, livre de prière) n'étaient pas des créations originales, mais des traductions de livres officiels des Eglises. Au début, le manuel principal était la Bible pour les Protestants et un épitomé de l'Histoire Sainte pour les Catholiques. Ces livres comportent un certain nombre d'éléments sur l'origine des races et leurs relations (les trois fils de Noé et de la damnation de Canaan – Genèse 9,25). L'enfant congolais était donc de prime abord confronté avec le mythe de base du racisme moderne occidental. La question essentielle est dès lors: comment allait-on interpréter ces textes? Mais répondons d'abord à la question plus importante encore pour notre propos: qu'avaient appris les missionnaires eux-mêmes concernant les théories racistes de leur temps? P. Charles décrit comment au 19e siècles les théories raciologiques pénètrent les sciences de la théologie, de la géographie, de l'ethnologie, de l'histoire et de l'exégèse (P. Charles, Les Noirs .. Nouvelle Revue de Théologie, 55,1928,p.736). On retrouve ces théories chez les auteurs d'essais de vulgarisation, dans des articles de journaux et dans les encyclopédies comme, le Kirchenlexicon de 1884 qui déclare que: "Sur les Chamites repose la malédiction de l'esclavage." (Band 3, p. 58). L'Encyclopaedia Britannica de 1955, sous le vocable "negro" n'est pas encore sûre des capacités intellectuelles du Noir: "There seems to be no marked difference in innate intellectual power." (vol. 16, p. 193). Et on trouve ce racisme abondamment dans les manuels belges de géographie de l'école primaire et secondaire de l'époque, dans la littérature de vulgarisation et dans les publications de propagande sur le Congo. Il suffit de dire que les publications du Frère M.G Alexis (J.-B. Gochet) des Ecoles Chrétiennes ont été directement ou indirectement d'une très grande influence. Son leitmotiv "La race blanche est la plus intelligente et la plus civilisée" (1906, Le Globe en général, p. 45) résonne dans un grand nombre de manuels congolais. L'acceptation de l'existence de races humaines, quel qu'en soit le fondement théorique ou pratique, est une base et un point de départ pour un possible racisme. L'existence et la hiérarchisation des races humaines sont omniprésentes dans les manuels d'Histoire Sainte (livre capital dans le système scolaire) et dans un très grand nombre de manuels de lecture au Congo Belge. Existence et origine des races humainesE.J. Rubben dans son livret Leçons pratiques de lingala (1928) ramène l'origine des races à la création. Ce texte porte toutes les caractéristiques de la raciologie de l'époque, basée sur la couleur de la peau, sur la morphologie et la craniométrie. "Tous les hommes sur terre descendent d'Adam et Eve, nos premiers ancêtres; mais ils ne sont pas tous semblables: leur peau et la forme de leur visage et de leur tête diffèrent beaucoup. " (Leçons pratiques de lingala, Dison, 1928, page 148; italiques de moi.) Beaucoup de manuels d'origine très diverse, parus entre 1920 et 1955 (et utilisés bien au-delà), sont plus précis et ramènent l'origine des races aux trois fils de Noé. Certains racontent en même temps la malédiction de Canaan, sans pour autant y attacher ipso facto la prétendue malédiction de la race noire. Le texte type est celui-ci: "Les noms des enfants de Noé sont: Sem, Cham et Japhet. Ils sont les pères de tous les hommes. Sem était le père des Juifs, des Arabes et des gens à qui ils sont apparentés. Cham est le père des Noirs et de ceux qui leur ressemblent; et Japhet est le père des Blancs et de ceux à qu'ils sont apparentés". (Bonkanda w'Ecole w'efe, CBM, Bongandanga, 1920, p. 11) D'autres y ajoutent une distribution géographique: "Les enfants de Sem sont allés en Asie, les enfants de Cham sont allés en Afrique; les enfants de Japhet sont allés en Europe." (Buku na koyekola. Botangi na likoma o Lingala. Buku II, Frères Maristes, Buta, 19253, p. 41) On sait que cette interprétation n'a aucun fondement dans le texte biblique même (Genèse 10, 1 5-20). Les textes bibliques s'appliquent uniquement à un certain nombre de tribus et de peuples connus par l'auteur biblique. Dans des livrets en lingala, lomongo et ngbandi, nous avons trouvé sept textes semblables. L'inégalité des races et la supériorité de la race blancheLa théorie de l'évolution biologique, appliquée à l'évolution sociale, a été à l'origine du darwinisme social. La société humaine était considérée comme ayant achevée plusieurs niveaux d'évolution, culminant dans la civilisation blanche-européenne. Les missionnaires, premiers éducateurs des Africains, avaient bel et bien ces idées en tête comme le prouve un texte fameux de Mgr Augouard cité plus loin. Et plus tard encore, l'influence des concepts populaires sur l'inégalité des races se laisse sentir. Le Père H. Vermeiren, le futur archevêque de Coquilhatville, s'exprime en termes empruntés à l'approche somatique et psychologique de la raciologie, quand il écrit en 1927 dans la revue de propagande missionnaire de sa Congrégation: "Un des noirs traverse la cour de notre mission. On n'a qu'à le regarder pour se convaincre que sa race diffère radicalement de la nôtre. Au moins dans son extérieur et sa physionomie, la différence est frappante: sa peau noire luisante, sa tête crépue et son front fuyant, son large nez aplati, ses grands yeux noirs, craintifs et ombrageux, encadrés de globes d'une blancheur éclatante, sa bouche largement fendue et ses grosses lèvres sensuelles en saille. A le voir marcher, on pense à un chien fouetté. Il ne montre aucune conscience de sa valeur, aucune fierté de sa race, rien que la crainte servile de la force. C'est le type d'un peuple inférieur, qui n'eut jamais trouvé en lui l'énergie de s'élever " [Annales de Notre Dame du S. Cœur, 38(1927)6] On ne retrouve pas de textes aussi crus dans les manuels scolaires. Mais, sans ambages et sans autre restriction, le Frère Rubben écrit dans son livret "Leçons pratiques de lingala": "On divise les hommes de ce monde en quatre sortes, notamment celles-ci: les Noirs, les Jaunes et les Rouges. Les Blancs habitent l'Europe; ils se sont dispersés à travers le monde, en Asie, en Afrique et en Amérique. Ils dépassent tous les autres en intelligence (Leçons pratiques de lingala, Dison, 1928, page 148) Mais, il n'y a pas que les catholiques. Le missionnaire J.E. Carpenter de la Congo Balolo Mission, se situe dans la lignée du déterminisme géographique et climatologique, mille fois répété dans les écrits sur les races, et aussi anciens que Sa'id al-Andalusi, (1068) quand il nous apprend dans son livret: Banto ba monde, de 1928 que: "Les Arabes au nord et les Européens au sud de l'Afrique dépassent les Africains en connaissances." Et il s'explique: "Une première raison en est que leurs régions ne sont pas chaudes et pour cette raison ils travaillent durement pour la nourriture et les vêtements. Une autre raison est qu'en Europe et en Asie, on savait lire et écrire depuis des centaines d'années, et qu'ils ont mis leur connaissance ensemble. Les Africains ne connaissent pas l'écriture." (Banto ba monde, Congo Balolo Mission, Bongandanga, 1929, page 30; italiques de moi). Ce livre était composé pour être utilisé dans toute l'Afrique Centrale. Il y ajoute la thèse hamite et la combine a contrario avec une interprétation psychologique (von Linné 1793) pour mettre en évidence la caractéristique typique du Noir, la paresse: "Tous les Africains ne se ressemblent pas quant au niveau de la connaissance; certains dépassent les autres. Les Baganda n'ont pas détruit leur intelligence par la paresse. Les Baganda sont un peuple qui dépasse les autres peuples de l'Afrique Centrale en intelligence". (Banto ba monde, Congo Balolo Mission Bongandanga, 1929, p. 31 et 39; italiques de moi). L'inégalité est notée partout, qu'elle soit perçue comme fondamentale ou accidentelle. E. Rubben nous apprend aussi dans ses "Leçons pratiques de lingala" que "Les Bangala sont plus intelligents que les Bakongo" (p. 135). La supériorité intellectuelle des Blancs a eu des conséquences salvatrices pour le pauvre pays des Noirs. Ainsi le prônent nos livres de lecture. Je cite une leçon de lecture entière d'un livre de lecture de 1951 rédigé par les Pères Dominicains: "Jadis, (…) les Arabes, maltraitaient beaucoup les Noirs; ils capturaient les femmes et les enfants et les vendaient (…). Le grand chef de l'Europe, appelé Léopold II, envoya des soldats (…) et la guerre des Arabes prit fin (…). Il n'y a pas longtemps, nos pères étaient des païens; ils ne connaissaient pas Dieu, ils croyaient aux superstitions; ils étaient paresseux, se jalousaient et se méfiaient. Les maladies sont venues de l'est. Lorsque Léopold II apprit cette grande misère, il demanda et aux Pères et aux Sœurs de venir ici nous aider. Actuellement, nous voyons partout des églises, des écoles, des hôpitaux, des maternités. (…) Les autochtones deviennent petit à petit chrétien; (…) Les ignorants sont délivrés et guéris de maladies à cause des médecins et des Sœurs. Actuellement, l'inimitié et la jalousie ont cessé parmi les Noirs, car le Royaume de Dieu est déjà arrivé au Congo. Glorifions le Roi, (…)." (Leçon 3 du Buku na botangi mpe boyebi II-1, des Pères Dominicains de Niangara, 1951, p.11) On y retrouve le Frère Alexis: "Le nègre est resté généralement sauvage, ignorant, superstitieux, adorateur de fétiches." (Cours supérieur de géographie, 1880, p. 212) Les enfants de Dieu et les enfants du diableUne longue série d'épithètes péjoratives dans le genre de "sauvage, superstitieux, fétichiste", fait partie du vocabulaire des manuels scolaires. Mais regardons de plus près l'expression "enfants du diable". L'expression existait déjà dans la théologie chrétienne et dans la catéchèse de l'époque en Occident. On devenait enfant de Dieu par le baptême chrétien. Avant ce baptême on était aux mains du diable à cause du péché originel, comme l'écrit clairement G. Hulstaert dans son livret de lecture de 1935 de: "Le Fils de Dieu s'est fait homme ( .. ) pour nous libérer de l'esclavage du diable. Tous les êtres humains sont sous son emprise (..) depuis Adam et Eve." Mais la plupart des manuels se mettaient à un autre point de vue. A l'arrivée des missionnaires en Afrique Centrale, il n'y avait pas de baptisés, donc tous étaient encore au mains du diable. L'expression devient ambiguë quand on va l'appliquer aussi à des expressions culturelles qu'on interprète comme étant des manifestations diaboliques. La leçon sur l'histoire du Congo dans le livret de lecture de Mgr E. De Boeck (1908, reprise au moins jusqu'en 1932) est claire sur le sujet: "Comme vous étiez les esclaves du démon, Dieu a eu pitié de vous (..) on pratiquait des vertus sataniques". Malédiction de ChamSelon le mythe dé la malédiction de Cham, lié à la théorie de l'origine des races humaines selon la descendance des trois fils de Noé, Cham serait l'ancêtre des Noirs d'Afrique. Ce qui a donné origine à la théorie de la malédiction quasi divine de la race noire. Selon les études de P. Charles, cette théorie, qui a son origine au Moyen Age, professée sous les apparences scientifiques et caractéristiques du 19e siècle, était encore bien vivante jusqu'aux années 1940. Les textes mentionnant la division des races dans l'Histoire Sainte et les manuels de lecture font parfois partie d'une leçon qui contient également la malédiction par Noé de son petit-fils Canaan, qui lui ne joue pas de rôle direct dans la division tripartite du monde. Et que remarque-t-on ? Dans plusieurs de nos textes, le nom de Cham est substitué à celui de Canaan. Selon ces livrets, Noé aurait maudit Cham, le destinant à devenir l'esclave de ses frères. Si on lit quelques lignes plus loin que le maudit Cham est le père de la race noire, la conclusion vient d'elle-même sans que la malédiction des Noirs soit pour cela explicitement professée. Les commentaires de l'époque sur le livre de la Genèse (protestants et catholiques) que j'ai pu consulter, ne comporte pas cette substitution de Canaan par Cham. P. Charles en cite et il y en a qui hésitent. Le plus ambigu est certes J. De Fraine, (Genesis, 1963) qui crée le couple "Cham-Canaan", en tant qu'objet de la malédiction, tout en excluant son application aux Noires. Mais les manuels d'"Histoire Sainte" occidentaux qui ont servi de modèles aux traductions ou adaptations du même genre au Congo, donnent Cham comme l'objet direct de la malédiction. Comment a-t-il été possible que dans une "Histoire Sainte" on commette de telles erreurs d'interprétation? Le mythe a été plus fort que le texte biblique, ce qui n'est pas étonnant dans le contexte de l'époque où on manquait d'une culture biblique dans l'Eglise catholique. La substitution de Canaan par Cham n'a donc étonné personne. Jusqu'en 1972 l'Encyclopedia Universalis, sous la plume de D. De Coppet écrit encore: "[La Bible] attribue aux trois fils du Patriarche Noé l'origine des Européens (Japhet), des Asiatiques (Sem) et des Africains (Cham)". L'auteur raconte ensuite la malédiction de Canaan et conclut sans s'expliquer sur la substitution de Canaan par Cham: "La Bible instaure non seulement la différence mais encore la hiérarchie entre les trois ancêtres qui peuplèrent les continents" (Volume 13, p. 910). Qu'en pensaient les missionnaires? Un des plus célèbres à l'époque, Mgr Augouard, était convaincu de la malédiction des Noirs par leur filiation de Cham: "La race noire est bien la race maudite de Cham, la race maudite de Dieu. Il n'y a rien de particulier qui vous l'indique, mais cela se sent, cela se voit partout et on ne peut s'empêcher d'avoir un sentiment de compassion et de terreur voyant ces pauvres malheureux. Les Noirs païens sont paresseux, gourmets, voleurs, menteurs et livrés à leurs vices. Le portrait n'est pas flatteur mais il est encore au-dessous de la vérité". Extrait de 28 ans au Congo, [1905] citation tirée de M. Massoz, Le Congo de Léopold II, récit historique, Gomez, Liège, 1989, p. 309-310. Il y a de multiples textes semblables. Qu'est-ce qui peut avoir provoqué des vues si pessimistes? Les Européens, surtout les missionnaires, confrontés pour la première fois à la société indigène de l'Afrique Centrale, ont essayé de comprendre la raison et l'origine de ce qu'ils considéraient, à première vue, comme une décadence humaine. Un missionnaire protestant y fait encore allusion en 1953: "We hesitate to delegate responsability and authority to the African because we feel he's mentally and emotionally inferior " et l'auteur évoque ensuite le mythe de Cham sans s'en distancier totalement: "Something further is said about the 'curse of Ham', and we feel justified in domineering the African. A theological discussion on the 'curse of Ham' is quite without the scope of this article. Suffice it to say that, if the African is under such a curse, then God will see to its exécution " (Congo Mission News, January 1953, p. 12) Dans un 1ivret édité par les Frères Maristes en 1929 nous lisons: "Quand Noé se réveilla, il apprit l'affaire de ses enfants, il bénit Sem et Japhet, et il maudit Cham: Cham est mauvais, il sera l'esclave de ses frères." En 1911, les Sœurs du Précieux Sang publiaient à Bamanya (Mbandaka, RDC) un livret de chants pour écoliers. L'auteur des textes, simples traductions ou créations nouvelles, est la Sœur Arnoldine Falter (au Congo entre 1899-1911). Trois chants mentionnent explicitement la malédiction des Noirs et un est dédié entièrement à ce thème: Esisezelo ea Kam (La punition de Cham).
Un deuxième texte Nkongo Salangana (Congo réjouis-toi) chante la 1ibération des congolais de l'esclavage arabe. La vraie raison de cet esclavage est:
L'instrument de l'intervention libératrice divine est "Un Roi fort envoyé par Dieu en ce pays " (strophe 3). Léopold II auquel est fait allusion ici, agit par les Belges interposés:
Conclusions: RACISME RADICAL OU MITIGE?Je n'ai pas rencontré, dans les manuels scolaires du Congo belge, de textes qui professent une différence raciale ontologique ou une infériorité irréductible des Noirs africains. On place la différence et l'infériorité sur un terrain accidentel (physique, morphologique, psychologique, social, intellectuel). Le manuel des Pères de Scheut de 1941 affirme sans ambiguité l'égalité foncière des races humaines: "Enfants, Adam et Eve sont les ancêtres de tous les hommes. Aux yeux de Dieu tous les hommes ont la même essence. La différence est seulement dans la peau adaptée à la région où habitent les hommes (..) Le moniteur explique et rappelle que Dieu aime tous les hommes." (Hullebusch, Botondoli, Lisala, 1941, p.23-24) On n'y nie pas l'aptitude foncière des Noirs au progrès, ni les possibilités intellectuelles des Noirs. Ce sont: le climat, les aléas de l' histoire, la malédiction de Cham, une mauvaise volonté etc., qui les ont tenus et les tiennent encore éloignés d'une culture et d'une civilisation supérieures. C'est par l'intervention des Blancs, spécialement des missionnaires, que les peuples noirs peuvent être relevés. Ces opinions des éducateurs exprimées dans le puissant moyen d'influence morale qu'était le livret scolaire, doit avoir eu une emprise importante sur les enfants. L'écart entre l'évolution de la science en la matière et son intégration dans les livrets scolaires était grand, plus grand que dans les pays occidentaux où les éditions des livres se suivaient à un rythmé plus accéléré et où les compositeurs des manuels suivaient de plus près l'évolution scientifique. On peut estimer ce retard à environ 20 ans. Seule la toute dernière génération de livrets en lingala préparée par les Scheutistes de Lisala après 1950, a omis les énoncés à portée raciale. D'autre part, beaucoup de manuels d'avant la guerre étaient encore réédités tels quels et ont fonctionné jusqu'à l'indépendance, et au-delà. Le Bosako w'oyengwa (Histoire Sainte) de 1935 a été réédité par le Diocèse de Bokungu en 1966 et était encore en usage en 1980 et circule encore en ce moment. Nous y lisons dans la leçon 21 concernant l'arrivée des Blancs au Congo: "Les chefs de l'Europe ont appris les nouvelles du Congo. Ils ont su qu'il y avait là un grand pays. Mais ces gens là étaient extrêmement méchants et mauvais, alors ils chargent Léopold II (..) d'enseigner aux Noirs l'intelligence des Blancs". Est-ce que cette éducation a eu une influence déterminante sur le fatalisme et la fuite de la réalité dans la religiosité charismatique tant à la mode au Congo d'aujourd'hui? On est enclin à répondre par l'affirmative, mais pour être valable il faudrait baser cette hypothèse sudes enquêtes systématiques sur le terrain. Que les colonisés aient bien appris la leçon de leur infériorité, peut se vérifier dans cet extrait d'une allocution, prononcée en 1950 devant un auditoire de Blancs, par un enseignant congolais, n'hésitant pas à dénigrer son propre passé: "Les populations d'alors vivaient dans les ténèbres et étaient décimées par les maladies et le cannibalisme." (Louis Bamala dans La Gazette de l'Equateur, du 1 juin 1950, p. 5) Dès lors, il n'est pas étonnant de lire, encore en 1958, sous la plume de Paul Ngoi, nonobstant ses critiques de la colonisation, un hymne à la supériorité des Blancs: "Le Blanc est un homme qui nous dépasse des milliers de fois en intelligence. Il nous a apporté la civilisation, et tout ce qu'il a fait pour notre bien. Nous autres, nous voyons clairement que tout a son temps, et nous avons toujours dit que cela va prendre du temps avant que le Congolais va tenir l'attention. Combien de fois n'avons nous eu de résistance? Et la vie et l'aide, uniquement avec l'assistance du Blanc. (Lokole Lokiso du 15 novembre 1958, p. 7) Toute la "science des races" du 19e siècle, avec retard et dans une version superficielle, , a trouvé une place dans les manuels scolaires du Congo belge. On inculquait aux enfants, l'infériorité de leur culture et de leurs coutumes et de leur peuple, dans les mêmes termes qu'on utilisait en Europe pour inculquer une attitude de supériorité aux jeunes Belges. Ces enseignements ont clairement influencé ceux qui ont pris la responsabilité politique lors de l'Indépendance. Ce qui a provoqué des réactions opposées, à la fois de soumission et de révolte, au moment de la prise de conscience du stratagème. Mobutu dans son allocution devant les Nations Unies en 1973 en tirait une autre conclusion, et il utilisait l'opportunité pour dénoncer l'abus: "Des arguments pseudo-scientifiques ne manquèrent pas pour justifier cette entreprise de déshumanisation tout en traitant le Noir d'être inférieur, car disaient-ils, le colonisateur blanc était différent du colonisé noir, donc le Blanc était supérieur au Noir." (Discours, allocutions et messages 1965-1975, Tome 2, p.363-364.) Avec cette citation, nous revenons à celle du début de Mgr Roelens. Les théories à connotation racistes, enseignées de manière constante pendant plus de 50 ans, ont renforcé le sentiment d'infériorité et ont formé la base idéologique pour une soumission globale, prolongeant et consolidant les soumissions obtenues entre 1880 et 1908 (environ) par des actions militaires. Cette stratégie a eu un effet contraire. La soumission s'est converti en révolte et en opposition, sans pour autant livrer une base pour un développement humain harmonieux. La division du monde entre les trois fils de Noé et la damnation mythique de Cham en formaient le volet biblique et religieux. BIBLIOGRAPHIE-ALLIER R., Un énigme troublant. La race nègre et la malédiction de Cham, dans Les Cahiers Missionnaires 16 (1930). -AUGENENT, C., About Ham and his wicked siblings, dans Exchange. 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