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Assimilation vs inculturation: Conflicts between the 'Frères des Ecoles Chrétiennes' and
the official inspection of the Coquilhatville Vicariat (1940-1945) / by Honoré Vinck
[in French only]
Une première version de ce texte a été publiée dans la Revue Africaine des sciences de la
mission, Kinshasa, 2003, 19, décembre 2003, 107-141
La rencontre des cultures se réalise à plusieurs niveaux. Une culture peut essayer d'en
dominer une autre, sans pudeur et agressivement. Mais, partant d'une vision humaniste, les
cultures peuvent aussi se rencontrer respectueusement et rechercher un enrichissement mutuel
dans leurs spécificités respectives. Dans un contexte colonial, la première option a été de
règle et la deuxième a été limitée à l'action de quelques individus ou groupes de pression
restreints. Le Congo Belge n'a pas échappé à cette tendance. A l'époque, la première attitude
était appelée "assimilationisme" et la deuxième "indigénisme".
L'enseignement a été le terrain de prédilection pour l'affrontement de ces deux tendances.
Dans cette contribution, nous esquissons un long conflit entre les Frères des Ecoles
Chrétiennes et de l'Inspection scolaire diocésaine, conflit qui eut pour cadre la capitale de
province de l'Equateur, Coquilhatville, durant la période 1940-1945.
La documentation concernée a été rassemblée par Gustaaf Hulstaert , l'acteur le plus important
dans le conflit. Elle se compose principalement de lettres, originales ou copiées, que se sont
échangées les protagonistes. Fin des années soixante-dix, Hulstaert a fait copier en trois
exemplaires toute la documentation concernant le sujet (environ 150 pages). Pour cette étude,
j'ai utilisé la copie qui se trouve dans les Archives des Missionnaires du Sacré-Coeur à
Borgerhout, (Papiers Hulstaert, enseignement). Je l'ai complétée avec certains documents
d'autres provenances. Quand aucune source d'archive n'est indiquée de façon précise, je me
base sur les documents appartenant à ce recueil.
1.1. Coquilhatville en 1940-45
Coquilhatville est située non loin de l'intersection du fleuve Congo et de la ligne de
l'équateur, à l'embouchure de la Ruki, cinq kilomètres au nord de l'équateur. Depuis l'arrivée
des premiers Blancs en 1883, ce fut le chef-lieu du district ou de la province.
En 1940, il y avait là deux paroisses catholiques et une protestante. L'activité économique la
plus importante était concentrée autour du port. En 1940, l'agglomération comptait 417 Blancs
et 9.953 Congolais.
1.2. Les acteurs
Les Frères des Ecoles Chrétiennes (au Congo depuis 1910) étaient tous belges. En 1929, ils
avaient ouvert une Ecole Normale (Primaire) à Bamanya près de Coquilhatville, à la demande du
Préfet Apostolique, Mgr Van Goethem. Deux ans plus tard, ils acceptaient d'ouvrir un "Groupe
Scolaire" en ville, à la demande de l'Administration.
L'école ouverte en ville était destinée à la formation des clercs et consistait en une école
primaire du deuxième degré (3e , 4e et 5e années d'études) et une école moyenne (3 ans). Vers
la fin des années trente, les Frères cherchèrent à compléter l'école primaire en y ajoutant un
premier degré . Il fut ouvert officiellement pour l'année scolaire 1941-42.
Durant la période de 1940-1945, les personnes suivantes ont joué un rôle important dans les
événements qui nous occupent ici: A Léopoldville se trouvait le Supérieur des Frères des
Ecoles Chrétiennes (nommé le plus souvent "Visiteur"); il avait un pouvoir direct de décision
sur tout ce qui touchait l'école et les Frères de Coquilhatville. Le titulaire de cette
fonction était le Frère Joseph Tordeur (Frère Ignace Véron). Sans lui, rien ne se décidait.
Sur place, à Coquilhatville, le Frère Paul Warnotte, (Frère Marcel-Bruno) , était le directeur
de l'école primaire.
En face, on trouvait les représentants de l'administration ecclésiastique, le "Vicariat
Apostolique" (correspond au diocèse en territoires non-coloniaux). À sa tête se trouvait Mgr
Edward Van Goethem, un homme convaincu de la valeur des cultures non-occidentales
(antérieurement, il avait travaillé 22 ans en Papouasie-Nouvelle Guinée). Le Vicaire
apostolique avait un pouvoir direct sur les écoles Libres (catholiques) de son Vicariat.
Le représentant de ce pouvoir exécutif était l'Inspecteur-Missionnaire, une fonction
officiellement reconnue par la Convention scolaire de 1928. De 1936 à 1946, c'est le Père
Gustaaf Hulstaert des Missionnaires du Sacré-Cœur qui assumait cette fonction. Déjà à cette
époque, Hulstaert était connu comme un excellent connaisseur du peuple et de sa langue. De
cœur et d'âme, il défendait une approche positive de la culture indigène. Dans ce combat, il
était fortement secondé par son confrère Edmond Boelaert , plus enclin à la recherche
historique et préoccupé des problèmes moraux liés à la colonisation.
Les représentants de l'Etat qui interviennent dans le dossier sont: le Gouverneur Général
Pierre Ryckmans , l'Inspecteur d'Etat, R. Reisdorff et le Gouverneur de la Province de
l'Equateur, Eugène Henry.
1.3. Réseaux d'enseignement et programmes d'études
Pour comprendre les problèmes abordés ici, nous devons rappeler les caractéristiques du
système scolaire mis en place par dans la colonie belge. Dans les années trente et quarante,
on avait les réseaux d'enseignement suivants:
- Les écoles officielles (appelées communément "Groupe Scolaire"). Ce réseau est
l'héritier lointain des colonies scolaires militaires de Boma et de Nouvel Anvers; plus
directement, il s'est développé à partir des écoles professionnelles de 1906. Il est
financièrement entièrement à charge de l'Etat. Il a un programme d'études et des services
d'inspection propres.
Je n'ai pas pu trouver le texte officiel du programme d'études des écoles officielles, mais
nous en avons une bonne description dans un article de l'inspecteur O. Liesenborghs: "Les
écoles primaires officielles ne fonctionnant que dans les centres urbains et s'adressant à
une population déracinée du milieu coutumier, ont un programme plus développé. Leur
programme se rapproche davantage et même de près, du programme - type des écoles communales
belges (1922).
Le français y est enseigné dès la première année et devient en général la langue véhiculaire
de l'école à partir de la 3e année d'études. Les activités manuelles ne sont pas prescrites,
ce qui est sans conteste une erreur."
- Les écoles libres subventionnées, étaient gérées par une Convention entre l'Eglise
catholique et l'Administration coloniale. La première convention fut signée en 1928 (pour 20
ans) et fut publiée (en 1929) dans ce qu'on a appelé la "brochure jaune". L'Administration
coloniale payait les salaires et une partie des frais de fonctionnement. En contrepartie, le
système reconnaissait à l'Etat un droit d'inspection.
Le programme d'études de ces Ecoles Libres subventionnées est largement décrit dans la
convention de 1928. En voici quelques citations:
- "1. Ecoles primaires du premier degré:
Aux enfants des régions rurales, un enseignement littéraire quelque peu développé serait
de faible utilité. Il leur suffit de savoir lire, écrire et calculer en leur dialecte.
(…)
Dans les écoles élémentaires qui seraient établies dans les centres et près des écoles
normales, la part à faire à l'enseignement littéraire pourra être plus grande. Il s'agit
ici de préparer les élèves à des études plus avancées. Mais la tendance de
l'enseignement restera la même: formation au travail et à l'effort continu. Aucun élève
ne doit être dispensé du travail. (…)
- Ecoles primaires du deuxième degré.
Ces écoles grouperont des élèves sélectionnés, recrutés parmi les meilleurs sujets
sortant des écoles rurales et parmi ceux sortant des écoles urbaines du premier degré.
Seuls les élèves qui manifestent une réelle volonté de s'instruire seront acceptés. En
ordre principal ces établissements prépareront les élèves en vue de l'admission dans les
écoles spéciales. (…) Malgré la sélection qui aura été opérée lors de l'admission, tous
les élèves n'iront pas aux écoles spéciales; il faut donc leur donner une formation-qui
vaille par elle-même et qui prépare des hommes utiles au milieu indigène. L'habitude
d'une activité régulière sera un ressort précieux pour tous. Aussi attachera-t-on aux
exercices pratiques la même importance qu'à l'école rurale."
En 1938, une nouvelle proposition de convention fut mise en chantier, mais elle n'a pas
abouti à un accord avec les "pouvoirs organisateurs" (l'Eglise catholique), de sorte
que, pendant la période de 1940-45, ce sont les textes de 1928 qui restaient en vigueur
(jusqu'en 1948). Mais on tenait bien compte des textes de 1938, qui avaient reçu une
grande diffusion et avaient suscité de vives discussions. L'option était d'élaborer une
enseignement primaire complet qui aurait sa propre finalité. On ajouterait une sixième
année pour faire la transition vers l'enseignement moyen. On proposait aussi que le
programme des écoles libres soit également valable pour les écoles primaires
officielles.
- Le terme "écoles privées" regroupe toutes sortes d'initiatives privées dans le
domaine de l'enseignement. Sont à classer dans cette catégorie certaines petites écoles
entretenues par les missions catholiques en complément au réseau des écoles subsidiées,
ainsi que toutes les écoles protestantes (jusqu'en 1946), les écoles des grandes entreprises
commerciales et les écoles de la Force Publique. En principe, elles sont libres d'élaborer
leur propre programme d'études. En fait, elles s'alignent sur un des deux réseaux cités
ci-dessus.
- Des "écoles laïques" . En beaucoup d'endroits, il y eut durant des années, surtout
dans les années vingt, des "écoles laïques primaires et secondaires". Elles étaient
organisées et subsidiées par l'administration territoriale: Province, District, Territoire
ou Chefferie. Dans les centres, elles étaient souvent dirigées par un sous-officier ou un
employé européen de l'Administration. Elles n'ont jamais bien fonctionné et elles ont
disparu rapidement ou ont été remplacées par une école des deux autres réseaux.
Le conflit qui éclata à Coquilhatville entre les Frères des Ecoles Chrétiennes et
l'inspecteur-missionnaire a eu des antécédents qui méritent d'être rappelés. Quand les Frères
commencèrent en 1929 l'école normale de Bamanya, Hulstaert avait déjà commencé à composer des
manuels scolaires pour l'école primaire. Pour ce faire, il avait consulté plusieurs modèles,
e.a. ceux des Frères des Ecoles Chrétiennes et d'emblée il s'était opposé à leur méthode. Plus
tard, en tant qu'inspecteur, il se déchaîne contre l'école normale des Frères à Bamanya. Le
conflit que nous voulons étudier n'est qu'une "délocalisation" d'un conflit qui durait et
s'envenimait depuis des années.
2.1. Cinq conflits
Le conflit à Coquilhatville en 1940-45, peut être divisé en cinq séquences:
- Les choses se gâtèrent dès l'érection par les Frères du premier degré primaire de l'Ecole
Libre. Les Frères n'avaient pas demandé la permission à l'évêque, comme l'imposait le droit
canonique. L'évêque et son inspecteur ne cessèrent d'exiger que les Frères se soumettent à
cette formalité.
- L'acceptation par les Frères d'élèves venant de l'extérieur de Coquilhatville, irritait
sérieusement l'inspecteur "indigéniste". Selon lui, en venant en ville, ces enfants se
trouvaient déracinés et européanisés. Les Frères n'y voyaient pas d'inconvénients, mais
l'Administration et l'Inspecteur se trouvaient pour une fois d'accord et s'y opposaient
énergiquement. Les réprimandes sévères de l'Administration obligeront les Frères à faire
marche arrière, mais le phénomène ne sera jamais entièrement jugulé.
- Le conflit éclata pour du bon quand l'Inspecteur voulut donner des directives au Directeur
pour l'organisation des nouvelles classes (premier degré) de l'Ecole Libre. Les Frères s'y
opposent, principalement par la voix du Frère Visiteur Véron et essayent de tenir l'inspecteur
missionnaire littéralement hors de leur école. Ils estimaient qu'en tant que Congrégation
enseignante internationale, ils jouissaient d'une certaine autonomie, mais l'Administration et
l'Evêque ne l'entendent pas de cette oreille et exigent que la loi soit appliquée. Les Frères
ont cédé quant au principe du droit d'inspection, mais ils restent sur leurs positions en ce
qui concerne les remarques et directives: elles ne doivent pas être adressées directement au
directeur, elles doivent être remises au Visiteur. Sur cette question de compétence, la
querelle ne finira jamais.
- Le conflit rebondit violemment en 1944. Selon les règles administratives en vigueur,
c'était à l'inspecteur Hulstaert de transmettre à l'Administration les états de salaire des
instituteurs du premier degré de l'école libre des Frères. Mais les rapports officiels
présentés par le Frère Visiteur différaient des salaires réels payés par le Frère Directeur.
L'Inspecteur refusa de couvrir cette anomalie. Ce qui provoqua des échanges très vifs.
- Le désaccord principal entre les deux instances porte sur le programme pour le premier
degré primaire de l'école libre: sera-ce le programme des écoles officielles ou celui des
écoles libres? Nous avons indiqué ci-dessus les orientations des deux programmes. Dans cette
étude, nous nous concentrerons exclusivement sur ce point.
2.2. La lutte pour le programme d'études (au premier degré)
La lutte entre le programme d'inspiration belge et celui des Ecoles libres plus "africain" met
en cause les plus hautes autorités coloniales et donne à chaque joueur des arguments
pertinents. Le vainqueur théorique, l'inspecteur-missionnaire, sera finalement perdant. Les
Frères des Ecoles Chrétiennes devront s'incliner, mais ils réussiront, par une habile
politique d'obstruction, à laisser lettre morte les lois et les sommations des plus hautes
instances administratives.
Dans le cas de Coquilhatville, il fallait en principe que le lomongo soit la langue
véhiculaire et qu'on enseigne la langue maternelle, il fallait, au programme, moins de calcul
et plus de leçons de littérature et d'observation. En fait, rien ne fut appliqué.
Un compromis.
L'affaire commença mal pour Hulstaert. Le 6 décembre 1941, le Gouverneur Général Ryckmans lui
écrit que l'Ecole Libre qui vient d'être ajoutée à l'Ecole Officielle des Frères, doit suivre
le programme de l'école officielle. Hulstaert répond le 12 décembre 1941 que c'est une
décision dangereuse, parce que ce programme produira beaucoup de frustrés.
Le Gouverneur réplique dans une lettre du 19 janvier 1942. Il fait une concession et formule
la proposition suivante: le programme de l'Ecole Libre ne peut pas être appliqué à l'ensemble
de l'école officielle, mais le premier degré actuel de l'Ecole Libre peut devenir une école
complète pendant que le deuxième degré actuel de l'Ecole Officielle est maintenu et reprenne
les meilleurs élèves de l'Ecole Libre parallèle. Dans sa réponse du 30 janvier 1942, Hulstaert
déclare, en son propre nom et au nom de Mgr Van Goethem, accepter ce compromis.
Le Visiteur prend l'avantage
Les Frères ne se résignent pas. Nous n'avons pas d'informations directes sur ce qui s'est
passé entre-temps à Kinshasa. Mais, dans un courrier du 27 février 1942, le Gouverneur revient
sur sa décision et décrète que le programme de l'Ecole Officielle sera aussi d'application
dans la nouvelle Ecole Libre du premier degré.
Ce revirement sème la panique à Coquilhatville. Hulstaert et Mgr Van Goethem, qui soupçonnent
une intervention sournoise du Frère Visiteur, fourbissent leurs armes. Ils conviennent de
répondre séparément au Gouverneur. Hulstaert date sa lettre au 19 mars et n'avance que des
arguments pédagogiques. Van Goethem, de son côté, date sa lettre du 25 mars 1942 et recourt
plutôt aux arguments de fonds et de culture générale.
L'inspecteur reprend le dessus
Le Gouverneur a dû être impressionné et il se soustrait à l'influence de Frère Visiteur. Il
écrit à Mgr Van Goethem, le 11 septembre 1942, avec copie au Visiteur et au Directeur de
l'Ecole Officielle à Coquilhatville, qu'il revient à sa proposition de compromis du 19 janvier
1942. Van Goethem le répète explicitement dans une lettre du 16 janvier 1943 à Hulstaert,
probablement à la demande de ce dernier. Il y mentionne même expressément que l'Inspecteur
diocésain a le droit d'inspecter dans le premier degré de l'Ecole Libre des Frères.
Des "compléments"
Le Frère Directeur ne peut ignorer sans plus ces admonestations, mais il tente de sauvegarder
le plus possible ses intérêts en ajoutant au programme de l'Enseignement Libre un certain
nombre "compléments" qui le rapprochent du programme officiel. Il s'en explique à Hulstaert
dans un courrier du 5 février 1943. Le lendemain, il reçoit une réponse ferme de l'Inspecteur
Hulstaert qui ne veut pas entendre parler des "compléments" du Frère; il exige que le lonkundo
soit la langue exclusive de l'enseignement et que le lingala ou le français soient bannis de
toute l'école primaire. Mais cette intervention doit avoir eu peu d'effets, car on le voit
revenir à la charge le 2 mars 1943, en se référant expressément à la Convention de 1928.
Cette fois, c'est le Frère Visiteur Véron qui intervient et qui, dans une lettre du 13 mars
1943, donne à Hulstaert ses propres instructions: les Frères des Ecoles Chrétiennes sont
maîtres dans leur propre maison et n'ont que faire des instructions d'un
inspecteur-missionnaire. Il ajoute que la Convention scolaire de 1928 précise que le français
doit être enseigné dans les écoles primaires situés dans des centres (sur ce point, le Frère
Visiteur se trompe, car ce n'est qu'au deuxième degré primaire que le français est prévu dans
les centres).
Deux obstinés
La querelle risque de mal se terminer et les deux hommes (Visiteur et Inspecteur) se
rencontreront le 10 december1943 à Coquilhatville. Moins de deux semaines après qu'une
inspection désastreuse effectuée par un Hulstaert, en colère, ait tourné court (le 27 novembre
1943). Selon le rapport de l'Inspecteur, ces entretiens ne se sont pas déroulés gentiment. Ce
fut, dit-il, "un choc de deux cailloux". Cela n'aboutit à rien. Chacun campe sur sa position.
Le Visiteur fait une concession théorique (à propos du droit d'inspection), pour ne pas
ouvertement contredire la lettre du Gouverneur et la Convention de 1928.
Démission de l'inspecteur
Hulstaert essaye encore de tenir bon durant un certain temps. Mais une inspection au 22
octobre 1944 montre que les Frères se préoccupent peu des directives et font ce qu'ils
veulent. Des difficultés similaires à l'école normale de Bamanya lui ôtent tout courage et en
1945 il présente par trois fois (6, 9 et 12 avril) sa démission à l'évêque. Il ne l'obtiendra
qu'en novembre 1946, quand son mandat du Supérieur religieux vient à terme et que Mgr Van
Goethem, lui-même, cède sa place à son successeur.
3.1. Inculturation (indigénisme) et assimilation (européanisation)
La lutte autour du programme scolaire n'a été ni un conflit de personnes, ni un choc de
traditions, ni la jalousie entre Instituts missionnaires. L'enjeu était la question cruciale
de la civilisation et de la colonisation.
L'école coloniale a été le champ de bataille rêvé où devaient s'affronter les conceptions
opposées sur la rencontre des cultures occidentales et africaines. Chez l'inspecteur
Hulstaert, la "guerre scolaire" locale met en jeu sa conception générale des responsabilités
qu'avaient le colonisateur et le missionnaire envers la société indigène. Il formule
clairement sa conception dans sa lettre au Gouverneur du 19 mars 1942:
"En résumé, la solution préconisée par votre récente lettre correspond de fait à sacrifier la
masse, la société indigène, aux avantages d'une infime minorité au service direct du Blanc. En
considération de tout ce qui précède, l'inspecteur de l'enseignement dans ce Vicariat, et je
puis ajouter: la mission, se voit dans l'obligation de décliner toute responsabilité des
effets qu'aura la mise en exécution des directives contenues dans votre n° 2830."
Le Frères des Ecoles Chrétiennes partaient d'un tout autre point de vue. On a l'impression
qu'ils ne veulent pas entrer dans ce genre de considérations et qu'ils considèrent leur
méthode d'enseignement comme valable partout et toujours. Ce qui semble échapper aux Frères
des Ecoles Chrétiennes, c'est que l'Afrique n'est pas l'Europe. C'est ce qui ressort d'une
lettre de Frère Denis, Assistent Général, à Mgr Van Goethem, après sa visite au Congo en 1945:
"Nous dirigeons en Belgique six Ecoles Normales primaires et trois Ecoles Normales Moyennes
(…) Je pense qu'il n'y a pas de prétention déplacée de croire que nous sommes à même de bien
diriger une Ecole Normale au Congo (…)
Quand il s'oppose aux Frères sur ce point, Hulstaert se trouve en bonne compagnie. Van Wing,
auteur de beaucoup de livres scolaires en kikongo, n'avait-il pas écrit dès 1930:
"L'erreur fondamentale serait de croire que, préparé pour la tâche d'instituteur et
d'éducateur en Europe, on l'est aussi pour l'Afrique" (…). Ce que l'élève européen pense,
croit, désire, veut, un instituteur européen peut le savoir assez facilement. Mais ce que
l'élève noir porte dans son sac intérieur, l'européen doit le découvrir par une longue et
patiente étude de la langue et du milieu, et parfois de chaque individu."
3.2. L'âme de l'enfant et la culture du peuple
On en vient à parler des valeurs les plus profondes. Ce qui est en jeu, c'est "l'âme de
l'enfant" et "l'âme du peuple", pas seulement des règles pédagogiques. Le 18 mars 1942,
Hulstaert écrit au Directeur:
"Dans un enseignement dispensé à une population malgré tout primitive au point de vue chrétien
(…) il y a un grave danger. Se basant sur leurs études mal comprises, ils deviennent
facilement libéraux, puis indifférents et athées. C'est l'expérience de l'Europe, des colonies
françaises et anglaises."
Hulstaert expose franchement ce point de vue au Gouverneur Général dans une lettre du 19 mars
1942:
"Mais la question est d'une telle importance pour l'avenir des populations confiées à notre
responsabilité devant Dieu et devant notre société que je me sens obligé d'insister de tout
mon pouvoir afin d'éviter ce que j'estime être une erreur des plus funestes. Les effets
désastreux du système contre lequel je m'élève ne se limitent pas, comme votre lettre n° 2830
semble indiquer à un certain orgueil ridicule, au snobisme de parler français et de singer
l'Européen. Le danger est autrement grande; il s'attaque aux fondements même de la société
indigène: c'est pour elle une question de vie ou de mort."
3.3. L'avenir de la Colonie
Hulstaert veut toucher les cordes sensibles des responsables coloniaux. C'est pourquoi, il
montre le lien entre le choix du programme scolaire et l'avenir de la colonie. Dans sa lettre
du 12 décembre 1941 au Gouverneur, nous lisons:
"Nous risquons de faire une forte proportion de déclassés et de jeter un trouble profond dans
la société indigène" (…) "En rapprochant davantage l'esprit et le programme de cette nouvelle
[école] de la vie de la masse des indigènes, nous obtiendrons plus d'unité dans l'organisation
de notre enseignement et nous diminuerons pour la société indigène les dangers de trouble qui
pourraient devenir une menace sérieuse pour notre œuvre de civilisation".
Dans sa réponse à Hulstaert (19 janvier 1942), écrite au nom du Gouverneur, l'Inspecteur
d'Etat, Reisdorff, propose une autre image de cet avenir:
"Ce danger ne doit pas absorber nos préoccupations au point de nous faire perdre de vue que
l'indigène a le droit de participer au progrès matériel de la Colonie en acquérant une
instruction qui l'habilite à remplir des fonctions lucratives d'auxiliaire intellectuel de
l'Européen, ou le prépare à poursuivre des études d'un degré plus avancé."
Dans sa lettre du 19 mars au Gouverneur, Hulstaert met le paquet quand il dit:
"Par l'application de vos directives nouvelles, toute la jeunesse masculine de Coquilhatville
et des environs se trouvera séparée par un abîme de la vie qu'elle devra mener." (…)
"l'évolution qu'on lui imprime par l'école dans le sens anti-indigène, ne peut pas ne pas
avoir des répercussions très graves et très étendues. Augmenter le nombre des bénéficiaires de
l'enseignement détribalisé et les faire retourner ensuite dans le milieu indigène auquel ils
ne sont plus adaptés, ne peut avoir que des conséquences les plus désastreuses pour la société
indigène, en hâtant sa décomposition, avec toutes les suites que cela comporte pour elle et
pour la colonie."
3.4. La crédibilité de l'Eglise
L'argument de la crédibilité de l'Eglise ne pouvait être passé sous silence. L'Eglise doit
jouer franc jeu envers les indigènes et ne pas sacrifier leurs intérêts fondamentaux aux
opportunismes politiques et économiques des Blancs. C'est un argument qui vise surtout à
entraîner l'évêque dans l'action de Hulstaert. Le 3 mars 1942, il écrivait à Mgr Van Goethem:
"Je ne sais pas si vous serez d'accord avec ma réponse, mais je pense que, vu la situation,
nous devons exprimer clairement notre pensée, pour que, plus tard, on ne nous impute pas les
conséquences d'une telle école. Il me semble aussi qu'en prévision de l'avenir et des attaques
qui les autochtones ne peuvent manquer de lancer, nous devons clarifier et assurer notre
position, pour que l'Eglise n'ait rien à se reprocher dans cette affaire et ne doive pas
expier les fautes des autres."
Peut-être espère-t-il encore influencer le Frère Directeur Warnotte quand il lui écrit le 5
mars 1942:
"Je ne sais d'où vient la volte-face du Gouvernement. Peut-être du Révérend Frère Visiteur?.
(…) Je ne puis en conscience laisser la chose aussi longtemps que j'ai la possibilité de
réagir contre une tendance que je considère néfaste à l'avenir de l'Eglise de ce pays."
Il s'agit finalement d'un programme scolaire concret et de méthodes pédagogiques précises.
Fondamentale il veut donner à l'enseignement primaire une certaine orientation de base:
cet enseignement doit donner une formation générale, valable en soi, plutôt de préparer à des
tâches spécialisées et à l'enseignement.
4.1. Une formation générale ou un enseignement spécialisé
Hulstaert publie à cette époque deux articles dans Aequatoria. Il y définit clairement sa
position et la justifie théoriquement. Dans "Enseignement de formation générale" , il parle
des "ennemis de la formation générale". À la lumière des événements de l'époque, l'allusion
est claire. Plus tard paraîtra un deuxième article qui traite précisément de l'école primaire:
Formation générale et école primaire.
Hulstaert veut éduquer la masse en se basant sur sa propre tradition; cette éducation produira
spontanément une élite. Les Frères, eux, veulent une formation élitiste selon des modèles et
des buts occidentaux. Dans une note synthétique sur l'école normale de Bamanya, où se posaient
les mêmes problèmes, Hulstaert écrivait :
"Les Frères insistent sur la mémoire et la connaissance; la formation de l'intelligence, la
réflexion, la compréhension, l'ouverture, … les intéressent peu. En ce qui concerne la
volonté, ils font du dressage plus que de la formation. Chez eux, l'apprentissage des
automatismes, des comportements est plus important que la formation du caractère et de la
personnalité. On ne fait rien pour inculquer à l'enseignant la responsabilité vis-à-vis de la
nation et des élèves (...) Le but apparent, mais non avoué, est de former des collaborateurs
pour les Blancs, plus que de donner aux autochtones des assistants et des guides".
On peut considérer les considérations que Van Goethem écrit au Gouverneur Général comme un
résumé du problème:
"Pour éduquer un indigène et pour faire un homme, il ne faut pas le déraciner d'abord,
l'arracher à ses traditions, le dépouiller de sa mentalité; il faut au contraire, bien le
fixer dans son sol natal, (…) l'étayer, le nourrir et le transformer, sans le transplanter,
lui préserver son indigénité. Ceci est aussi vrai pour l'indigène ordinaire (…) que pour
l'élite." (…) L'élite nègre est donc destinée à servir son peuple avec dévouement, il faut
qu'il sente en lui l'amour de sa race (…), il doit puiser aux sources des traditions
ancestrales. (…)".
Les conséquences seront très graves selon Van Goethem: le Congolais aura honte de sa race et
détestera les Blancs. C'est ainsi que, dans sa lettre du 25 mars 1942 adressée au Gouverneur,
il a pu écrire:
"Notre indigène n'a pas à tel point renié les siens, qu'il sente en lui bouillir en lui la
révolte contre sa race; il a honte plutôt des siens, parce qu'il ignore les beaux côtés de sa
race, et son ambition l'entraîne à la suite du blanc, qu'il voudrait égaler, mais pour lequel
il ne sent qu'envie et haine."
Notons cependant qu'on trouve aussi chez les Frères quelqu'un qui partage les thèses
pédagogiques de Hulstaert. Certes, c'est la voix de quelqu'un qui n'a fait qu'un brève visite
à ses confrères, le T.C. Frère Mélage, Conseiller Général. Dans le rapport qu'il adresse au
ministre Rubbens sur sa visite au Congo en 1937, il écrit:
"L'école doit assurer la formation intellectuelle: apprendre aux élèves à réfléchir, à
juger, à raisonner (...) (p.3)". Mélage propose de réduire autant que possible les questions
purement théoriques en géographie, histoire, littérature, ... pour donner plus de place aux
leçons formatrices qui ne font pas tant appel à la mémoire."(p.3)
4.2. Exclusivité du programme d'études des écoles libres
Le programme d'études devrait refléter directement la philosophie coloniale officielle: le
bien-être de la population indigène. En fait, le programme officiel n'en a cure. Le 25 mars
1942, Van Goethem écrit au Gouverneur:
"Le Gouvernement de la Colonie a adopté comme principe premier de son œuvre de Colonisation
d'aider l'indigène à se civiliser et à devenir homme dans le sens complet du mot. Le programme
scolaire (…) doit s'inspirer à ce principe fondamental, car c'est de la formation de la
jeunesse que dépend l'avenir de la Colonie. (…) Le programme scolaire qui vient de nous être
proposé pour le centre Extracoutumier de Coquilhatville, ne tient pas suffisamment compte du
principe en question" (…) Le programme mentionné semble vouloir entreprendre l'éducation de
l'indigène non pas en partant de lui, mais plutôt en partant de nous, les blancs."
Plus loin dans le document, Hulstaert répète ce qu'il avait dit dans un article d'Aequatoria
(1945, p.90) qu'un seul programme satisfait à cette exigence:
"Nous ne pouvons donc approuver la différence d'organisation et de programme entre les écoles
officielles et les écoles libres. Le programme actuellement en vigueur pour les écoles libres
subsidiées est celui qui satisfait le mieux aux principes posés."
Et dans le rapport cité précédemment, le Frère Mélage, venu en inspection depuis la Belgique,
rejoint Hulstaert avant la lettre, puisque ce rapport date de 1937:
"Le programme officiel prétend que l'éducation doit avoir la priorité sur l'enseignement, mais
le programme imposé et les examens à présenter ne laissent pas beaucoup de place pour cette
éducation. Deux choses doivent donc changer pour arriver à une solution pédagogiquement saine:
la méthode et l'interprétation du programme."
4.3. Langue: lomongo ou français/lingala
La différence entre les deux programmes était la plus nette quant à l'emploi et à
l'enseignement des langues. Ci-joint un tableau de la réglementation selon la Convention de
1928 et le projet de 1938 (qui ne sera appliqué officiellement qu'en 1948 avec quelques
nouveaux changements).
|
langue usuelle |
langue indigène enseignée |
2e langue indigène |
Français |
|
1er degré
|
2e degré |
1er degré
|
2e degré
|
2e degré
|
1er degré
|
2e degré |
1929 |
dialecte
|
langue maternelle
|
dialecte "lire et écrire" |
moedertaal |
lingua franca |
facultatif
|
obligatoire en ville facultatif ailleurs |
1938 |
langue maternelle ou lingua franca
|
langue maternelle ou lingua franca |
lingua franca |
lingua franca |
----- |
obligatoire |
Pendant que Mgr le Boeck, l'évêque de Lisala et le père du lingala scolaire, incite les
enfants dans son livre de lecture de 1920 (et éditions suivantes), à apprendre la "langue des
Blancs", Hulstaert s'y oppose avec virulence dans son Buku ea Mbaanda [Livre le lecture] de
1935:
"La langue que les Blancs et de leurs acolytes parlent, est arrivée aussi chez nous. Cette
langue est appelée lingala (...). Mais nous, nous avons choisi de parler notre propre langue
et c'est le lonkundo.
C'est une belle langue, elle est porteuse beaucoup de connaissances. Nous remercions nos
parents de nous avoir laissé cette langue."
Selon le programme d'études de l'Enseignement Libre de 1928, la langue usuelle du premier
degré doit être la langue du peuple et le français est facultatif comme matière
d'enseignement. Dans le programme de 1938, le français n'est pas prévu au premier degré et la
langue parlée à l'école peut être une lingua franca ou une langue régionale. Mais le Frères,
qui ignorent la langue locale, veulent commencer le vite possible avec le français. Le
directeur Warnotte écrit à Hulstaert le 10 février 1943:
"La langue 'congolaise' est le lonkundo. D'autres diront lingala, d'autres encore
Lonkundo-lingala pour Coq. Cependant la langue dont les jeunes gens se serviront presque
exclusivement dans leur travail plus tard sera le français, ne serait-il pas bon d'en donner
les éléments aussitôt que possible?"
Mais Hulstaert ne cède pas et, lors d'une rencontre le 1er mars 1943, il donne au directeur
les directives suivantes:
- La langue de l'école est le lonkundo;
- La langue qui doit être étudiée est le lonkundo;
- Pas de question de lingala;
- Il faut apprendre le lonkundo à ceux qui ne le pratiquent pas;
- Le français ne commence qu'au deuxième degré.
L'affaire est naturellement évoquée durant la rencontre que Hulstaert aura avec Visiteur Véron
le 10 décembre 1943. Dans son rapport, Hulstaert exprime comme suit sa position (ce texte
concerne directement l'école normale de Bamanya où le même problème se posait):
"(..) il faudrait s'attacher plus à cultiver un véritable esprit d'éducateur ; pour susciter
cette vocation, il pourrait être utile de réduire les branches, qui, comme le français, n'ont
aucun rapport direct avec le travail de l'instituteur à l'intérieur. Nous avons constaté que
le temps consacré à ces branches affaiblit chez les élèves le goût pour leur formation
principale et pour les branches essentielles. C'est une des raisons pour lesquelles je suis
opposé à l'apprentissage précoce du français à l'école primaire de Coq ; alors que ce serait
d'importance secondaire si la vraie formation était assurée. Le Frère Visiteur se dit prêt à
examiner plus en détail cette question et de la régler, comme toutes autres questions posées,
avec Monseigneur, conformément à ses souhaits."
4.4. Manuels adaptés
L'utilisation de la langue régionale (lomongo) et des méthodes adaptées demande des manuels
adaptés. Hulstaert les compose et ils sont publiés en 1933-1935; ils sont retravaillés dans
les années quarante et cinquante, pour le Vicariat de Coquilhatville. Ils doivent refléter la
spécificité de la langue et de la culture locales, par le contenu et par la forme.
Ainsi il écrit:
"L'orthographe prouve, me semble-t-il, que je prends mes distances vis-à-vis de la mentalité
européenne et que je veux, autant que faire ce peut, adopter le point de vue indigène. "
Ni les manuels ni la méthodologie des Frères n'ont trouvé grâce chez Hulstaert. En 1929, quand
il entreprit de composer ses livrets, il écrit à Paul Jans, Pro-Vicaire:
"Nous avons pourtant pu parler de la méthode du livre de lecture. Le P. Supérieur ainsi que M.
l'Inspecteur les approuvent. Et dire que je ferais mieux de pas me préoccuper de ce que les
Frères en disent, ni de vouloir reprendre leur méthode. Ils ne peuvent pas en juger (...)
(N.B. J'ai essayé d'appliquer la méthode des Frères , mais la différence est trop frappante et
n'est pas en leur faveur (si vous le voulez, je pourrais vous en fournir des preuves), si bien
que je ne peux pas débattre de ces questions avec les Frères. D'ailleurs, ils s'opposent déjà
à mes projets, quand je propose de réserver plus d'une page à une lettre (notamment pour plus
de diversité et pour éviter la mémorisation)."
Le Frère Mélage dans son rapport de 1937 avait déjà signalé concernant leurs propres manuels:
"Les manuels des premières années sont bons (…). Je ne dirais pas la même chose des manuels
des classes supérieures: il est urgent de les adapter aux enfants noirs. Il s'agit
généralement de manuels européens qui ont été entièrement reproduits."
Par les rapports d'inspection, nous apprenons que, sur place, les Frères ne veulent pas
entendre parler des manuels de Hulstaert. En dehors du Catéchisme et de l'Histoire Sainte au
degré inférieur, ils utilisent leurs propres manuels. Il fut un temps où les manuels de
Hulstaert tombèrent carrément en disgrâce. Dans un de ses propres écrits, 'Nota over de
Normaalschool' ['Notes sur l'école normale'], de juin 1943, il parle de l'édition provisoire de
sa grammaire scolaire du lomongo en ces termes:
"A l'époque où j'étais responsable de l'école de Flandria, nous avions ronéotypé Etsifyelaka
[Grammaire lomongo]. J'avais envoyé plusieurs copies à Bamanya pour l'école locale. Lorsque,
plus tard, j'arrivai à Bamanya depuis Bokuma, je trouvai ces leçons ronéotypée, coupées sur
mesure dans les wc. Le P. Jans donna comme explication: "Comme les Frères ne les utilisaient
pas!"
L'aversion d'Hulstaert pour les livres scolaires européens est si grande que, dans une lettre
au Directeur du Groupe Scolaire du 18 mars 1942, il écrivait:
"Cela revient à dire que les manuels européens, même catholiques, restent dangereux pour les
Noirs et que nous devons user d'une prudence extrême dans l'enseignement de l'histoire
ecclésiastique moderne."
5.1. Le conflit dans l'ensemble de la politique scolaire de l'administration coloniale
La politique scolaire a certes connu, durant la colonisation, une évolution, y compris dans sa
visée d'éducation politique. L'école des débuts (1885-1914), ne se préoccupait pas de
politique ; elle était avant tout un instrument de conversion et d'éducation religieuse. Ce
n'est qu'après la première guerre mondiale que la commission le Jonghe élabora entre autre une
vraie politique scolaire et que l'école devint un instrument de la politique coloniale
globale. O. Liesenborghs, inspecteur de l'enseignement à Irumu, écrivait, en 1938 dans
Kongo-Overzee:
"Le rôle colonisateur de l'enseignement est si grand qu'on peut aisément dire que la formation
de l'instituteur congolais n'est pas seulement le problème majeur de l'éducation, mais plus
encore, qu'il doit attirer la plus grande attention dans la politique coloniale".
Dans le conflit en question, Hulstaert s'oppose à la politique scolaire de l'Etat et il s'en
prend aux Frères des Ecoles Chrétiennes qui, selon lui, avalisent cette politique. Pourtant,
les textes de la première Convention scolaire (1928 et 1938) ne sont pas totalement opposés à
la thèse que défend Hulstaert. Mais il ne croit pas aux bonnes intentions de l'Etat, il est
persuadé que le gouvernement "poursuit secrètement une politique d'européanisation" (Hulstaert
à Van Goethem, 3 mars 1942). Plus tard, le 18 septembre 1952, il écrira à Larochette,
fonctionnaire au Ministère des Colonies:
"Car l'enseignement au Congo ne sert pas les intérêts des indigènes, mais à travers
l'éducation des indigènes, ce sont les intérêts des Blancs que l'on sert. Ce sont ces intérêts
qui décident de l'orientation et de l'esprit de l'Enseignement Primaire. Même quand les
brochures du programme officiel présente cela autrement."
La thèse défendue par Hulstaert (et par l'Eglise catholique à Coquilhatville) était-elle
émancipatrice, ou paternaliste et obscurantiste ? Y avait-il de la manipulation politique
derrière l'attitude des Frères ou étaient-ils modernes et émancipateurs ?
Hulstaert et son groupe se situaient dans le cadre du projet colonial, mais ils recherchaient
une "colonisation dans l'honneur". Cela supposait au minimum une éducation scolaire qui
respecte les caractéristiques essentielles de la langue et de la culture des élèves. Dans
cette perspective, ils ont voulu une école qui ne soit pas directement au service du projet
colonial. Ils étaient persuadés qu'ainsi ils sauvegardaient aussi les principes pédagogiques
les plus importants. Ils n'ont pu réaliser ceci que partiellement, parce que leurs écoles
n'aient pas si libres que leur nom laisserait supposer, car ils devaient suivre un programme
imposé pour toucher les subventions.
Notons que même au sein de l'Eglise catholique coloniale, leur tendance était assez isolée.
Ils étaient persuadés que leur option pédagogique avait le plus de chances de mener l'indigène
à l'autonomie, parce que c'est avec ses propres ressources mentales qu'il apprenait à penser
et non pas avec les mots et les structures mentales occidentales (mal assimilées).
Les Frères étaient plutôt des professionnels, non préparés à s'occuper de questions de
philosophie culturelle. En outre, dans certaines écoles, comme celle de Coquilhatville, ils
étaient au service direct de l'Etat. Ils ont pensé que l'émancipation, pour autant qu'elle
était nécessaire (pour devenir de bons serviteurs des Blancs), réussirait le mieux avec un
programme scolaire belge.
5.2. Réactions des Congolais durant la période coloniale
Comment ont réagi les Congolais eux-mêmes dans cette lutte ? A l'époque, les élèves ne se
doutaient de rien. Mais, plus tard, certains vont s'intéresser à la question et prendre
position.
Le reproche le plus formulé a certainement été celui-ci: "Les Pères, qui défendaient les
langues indigènes, voulaient que nous restions ignorants". C'est l'avis exprimé par Jean
François Iyeki, un ancien Frère des Ecoles Chrétiennes congolais. En 1952, il a écrit dans la
Voix du Congolais:
"Tant aux yeux de l'Administration que dans les rapports entre nous, nous avons tout avantage
à acquérir une affinité intellectuelle qui nous permettra de nous assimiler le patrimoine de
la civilisation mis à notre portée par les Occidentaux. (…) Il faut combler la distance qui
nous sépare encore des Européens, au lieu de l'accentuer en nous refusant à l'étude du
français. Il est donc de notre avis que l'étude du français doit être encouragée afin que soit
supprimée la barrière qui nous sépare de la civilisation supérieure du monde occidental."
Quelques années plus tard, il exigera haut et fort: "Nous voulons du français dans nos écoles"
.
Mais, la position de Hulstaert est approuvée par d'autres "évolués" locaux tels que Paul Ngoi,
Augustin Elenga, Ferdinand Ilumbe, Dominique Iloo et beaucoup d'autres qui se mêlent au débat
en envoyant à la feuille locale Lokole Lokiso des lettres et de courts articles. Le 20
novembre 1955, le jeune Louis Itale se rend à Bamanya en compagnie de Paul Ngoy et Augustin
Elenga pour le Jubilé de l'Ecole Normale de Bamanya qui existe depuis 25 ans. En cours de
route, ils parlent de l'emploi des langues à l'école: lingala, français, lomongo. Itale tire
de cette conversation la conclusion suivante:
"Sapristi! Nous les jeunes écoliers d'aujourd'hui, nous construisons des maisons avec des
pieux non solidement piqués au sol ! D'où vient cette erreur? De nos enseignants? Non, de
nous-mêmes, car nous refusons d'apprendre la Grammaire du lomongo "Etsyfyelaka" dans toutes
nos écoles primaires. Remerciements au Père Gustaaf de Bamanya et d'Augustin Elenga, car ils
font imprimer pour nous les livres qui rappellent la valeur et la richesse du lomongo."
Quelques mois plus tard, Paul Ngoi envisage le problème du point de vue des conséquences
sociales , quand en mars il écrit dans le même journal:
"La plupart des enfants qui ont atteint un niveau élevé de l'enseignement et qui n'ont pas été
enseignés dans leurs langues maternelles, et qui n'ont pas de gens chez eux pour la leur
apprendre, commencent à se lamenter. D'autres se plaignent du fait qu'ils ne comprennent pas
leurs enfants qui ne leurs donnent que des exemples abstraits de l'Europe, exemples inconnus
dans nos villages. Nous savons que l'obligation essentielle de l'enseignant est d'expliquer
clairement des leçons. Car un enseignant qui méprise la culture des autochtones et qui
n'explique que les choses qu'il connaît par cœur ou qu'il a vue ailleurs, est comparable à un
cuisinier qui met du sel dans la nourriture alors que la marmite reste fermée. Le sel reste
sur le couvercle et la nourriture est fade."
Mais c'était prêcher dans le désert. En 1962, dans une lettre ouverte à Hulstaert publiée dans
Lokole Lokiso, Ferdinand Ilumbe constate non sans amertume:
"Nous, vos enfants, nous avons suivi les choses concernant la langue de nos ancêtres depuis
Efomesako jusqu'à Lokole Lokiso . Avec cette connaissance nous avons eu des difficultés pour
le travail chez l'État et chez les compagnies. Ils n'ont pas voulu accepter notre langue dans
l'organisation du travail."
5.3. Les réactions d'aujourd'hui
Même aujourd'hui, les réactions sur cette question, sont partagées. Certains Africains ont
pris conscience que leurs langues et leur riche patrimoine littéraire traditionnel, sont
devenus un folklore futile et cela parce que l'enseignement colonial les a ignorés ou
totalement rejetés. Hulstaert et son option controversée se retrouvent ainsi en compagnie de
la position moderne comme celle que Ngungi wa Tiong'o défend dans son "Research in African
Literature", (2001):
"Dans la plupart de mes publications, principalement dans "Decolonizing the mind", (…) j'ai
essayé de prouver que la question linguistique était si cruciale parce que la langue occupe
une place significative dans la hiérarchie globale de l'organisation du bien-être, du pouvoir
et des valeurs dans une société."
Mais certaines voix considèrent que la promotion des langues africaines dans le contexte
colonial a été un instrument de choix pour assurer la domination sociale, religieuse et
politique des missionnaires, au service de l'appareil répressif de l'Etat et des grandes
entreprises commerciales. C'est ce qu'affirme Johannes Fabian dans un article (1983) de la
Revue Canadienne d'Etudes Africaines , et dans son livre Language and Colonial Power (1986 ).
Il pointe un doigt accusateur sévère sur les missionnaires qui ont fait entrer les langues
populaires dans l'enseignement.
Il peut aussi se trouver des Africains qui déplorent que l'école coloniale ne leur a pas donné
une meilleure connaissance du français ou de l'anglais. Ils peuvent penser que l'Eglise ou
l'Etat ont voulu les maintenir dans l'ignorance. Mais ce genre de réactions datent de la
période qui a suivi immédiatement l'indépendance. Une longue recherche dans la littérature et
sur internet n'a pu découvrir d'Africains qui actuellement condamnent ou regrettent
l'utilisation et la promotion de la langue maternelle africaine dans l'enseignement colonial.
rch. Aeq. = Archives Aequatoria conservées à Bamanya et microfilmées
CH = Correspondance Hulstaert (dans les Arch.Aeq.)
F.E.C. = Frères des Ecoles Chrétiennes
GG = Gouverneur Generaal = Pierre Ryckmans
GH = Gustaaf Hulstaert, Inspecteur
MF = Microfiches des Arch. Aeq.
PJ = Paul Jans
VG= Van Goethem, Apostolisch Vicaire, bisschop
(getal) = nummering van de briefwisseling en documenten in eigen collectie
B.O.B. = Biographie Belge d'Outre-Mer, Académie Royale des Sciences d'Outre-Mer, Bruxelles, 8
volumes
rchives du Centre Aequatoria (Arch. Aeq.) à M.C. Bamanya (R.D.C.)
Le dossier principal: MF, E fiches 29,30,31
Documents secondaires: MF, E 18 (dossier sur l'Ecole normale de Bamanya 1943-1945); E 15
(Inspection Ecole Normale 1930); E 13 (palabres MC Bamanya-FEC)
Archief van de M.S.C. (Arch. MSC) à Te Boelaerlei, 3300 Borgerhout (B):
Les dossiers individuels de Gustaaf Hulstaert, Paul Jans, Edward Van Goethem
Historische Pedagogiek Leuven
Farde avec notes et copies de pièces d'archives variées (o.a. J. Cornet) concernant
l'enseignement dans la Province de l'Equateur au Congo Belge
Archives Archidiocèse à Mbandaka:
Farde Ecoles C.E.C 38-55 Correspondance; Carton 17: Rapports écoles 1935-1950 (non consultés)
-De Jonghe E., L'enseignement des indigènes au Congo belge. Rapport présenté à la XXIe session
de l'Institut Colonial International à Paris, mai 1931, Bruxelles, Dewarichet, 1931, in 8°,
135 p.
Hulstaert G.
-Bedenkingen bij het nieuwe schoolprogramma voor Belgisch-Kongo [Réflexions sur le nouveau
programme scolaire pour le Congo belge], Kongo-Overzee 4(1938)223-225
-Bij het ontwerp van een nieuw schoolprogramma [À propos d'un projet de nouveau programme
scolaire], Kongo-Overzee 5(1939)188-192 (L.v.P.)
-La langue véhiculaire de l'enseignement, quatoria 2(1939)8,85-89
Taal en Onderwijs [Langue et enseignement (avec B. Tanghe) Aequatoria 3(1940)2,74-78
-Enseignement de formation Générale, Aequatoria 6(1943)97-103
-Formation générale et école primaire, Aequatoria 8(1945)87-91
Liesenborghs O.
-Naar een afrikaanse opvoedkunde [Vers une pédagogie africaine], Kongo-Overzee 1938,1,1-16;
-Beschouwingen over het onderwijs in Kongo. Bij het jongste decreet van hervorming
[Considérations sur l'enseignement au Congo. A propos du dernier décret de réforme]
Kongo-Overzee 5(1939)58-76
Maus A.
-Nouveau programme de l'Enseignement libre, Congo 1938, II, 490-525; 1939,1-20
Van 1940 tot 1945 werd er in Coquilhatstad in Belgisch Kongo, een strijd uitgevochten
tussen de diocesane schoolinspectie en de Broeders van de Christelijke Scholen. De Diocesane
inspecteur verdedigde het programma van het Vrij (katholiek) Onderwijs dat volgens hem beter
beantwoordde aan de echte noden van het volk en de plaatselijke taal en cultuur respecteerde.
De Broeders verdedigden het programma van de staatsscholen, gesteund op het Belgische
programma. Op de achtergrond spelen fundamentele opties mee betreffende de waardering of de
afwijzing van de taal en cultuur van de gekoloniseerden. De rol van alle spelers wordt
geschetst op basis van de oorspronkelijke bronnen. Er wordt tenslotte gepeild naar de
blijvende invloed van beide opties. Trefwoorden: Coquilhatstad, koloniaal onderwijs, assimilatie, indigénisme, acculturatie,
Broeders van de Christelijke Scholen. |
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